Chapitre 45
« Tout Phénix, au contact de l'œil, mourra dans les minutes qui suivent sous l'effet de son propre pouvoir qui le submergera. Deux uniques exceptions existent, qui perçoivent cette puissance de deux manières tout à fait opposées. »
– Source inconnue.
Mincheol esquissa un rictus sardonique que Yua, toujours dos à lui, ne remarqua pas. Il resserra son emprise sur ses poignets ; elle ne broncha pas.
« Quand as-tu su ?
— Puisque tu me tutoies, j'imagine que cela signifie que je peux en faire de même, le provoqua-t-elle.
— Je m'en moque. Réponds.
— Depuis le début je doute de ton identité : comment un domestique pouvait-il savoir autant de choses que toi ? Les cuisinières étaient forcément reléguées dans une aile du palais où elles n'avaient accès à aucune infirmation, je ne comprenais pas comment elles pouvaient en savoir autant, comment elles pouvaient même être au courant de la présence de Phénix ici. Et puis tu prétendais prendre des risques à me parler quand tu m'apportais de quoi manger, mais cela ne t'empêchait pas de t'éterniser, parfois trop longtemps pour ne pas soulever la moindre interrogation. Enfin, même si tu avais été un serviteur responsable de ma personne, rien ne justifiait que les gardes t'obéissent ni que les autres domestiques osent à peine te regarder dans les yeux et acquiescent au moindre de tes ordres.
« En bref, ton costume était très convaincant, mais ton attitude te dénonçait.
— C'est donc pour cette raison que tu refusais de répondre à mes questions.
— Entre autres. Je n'aurais de toute façon répondu aux questions d'aucun Scorpion, et surtout pas d'un homme qui se prétendait ami du Prince.
— Je comprends ta colère.
— Parfait, j'en suis ravie.
— J'imagine donc que, puisque maintenant mon identité ne laisse plus aucun doute, nous allons pouvoir discuter de ton frère.
— Qu'est-ce que tu lui veux, à la fin, espèce d'ordure ! cracha Yua alors que son corps venait de se tendre – et Mincheol craignit qu'elle ne l'attaque à nouveau.
— Cela ne te regarde pas.
— Alors pourquoi me garder ici ? Pourquoi t'être fait passer pour un domestique ?
— Car j'espérais que tu me parlerais. Tu sais, on m'a apporté l'œil avant même votre arrivée ici, et j'ai découvert qu'il avait subi... un petit incident. Peut-être en sais-tu davantage...
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
— Donc toi, prêtresse de Hiemis, tu ne t'es pas rendu compte que la pierre que tu protèges au péril de ta vie était fendillée. N'as-tu pas remarqué qu'il en manquait un éclat ? Essaies-tu de me prendre pour un imbécile ? »
Yua retint son souffle, abattue par la perspicacité du Prince. Aucun Phénix n'avait remarqué l'éclat manquant, puisqu'aucun ne pouvait s'approcher de l'œil assez près pour l'examiner. Des Élémentaires, en revanche, avaient bel et bien pu constater la très légère irrégularité qui fissurait la roche d'habitude dénuée d'imperfections.
La dague se pressa davantage contre sa gorge ; elle ferma les paupières en expirant alors qu'elle frissonnait sous l'effet de l'anxiété.
« Réponds-moi, prêtresse.
— Je n'ai rien fait à l'œil, personne ne peut l'abîmer, il est indestructible. Si tu connais si bien notre peuple, alors tu dois au moins savoir cela.
— C'est pour cette raison que je veux savoir pourquoi l'œil est endommagé, et où est le morceau manquant – bien que j'aie mon idée à ce sujet.
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, répéta-t-elle.
— Ne me sers pas cette rengaine, je vais vite perdre patience, et si ta langue ne te sert qu'à m'induire en erreur, alors autant que je te l'arrache.
— Tu es une personne abominable ! Mon peuple ne t'a rien fait ! Nous vivions en paix, cachés ! Qu'as-tu à nous reprocher, enfin !
— Rien bon sang, je ne vous reproche rien du tout ! s'agaça-t-il avant de retrouver son calme dans un soupir. Au contraire, je vous envie pour votre prospérité et pour ce potentiel que vous n'utilisiez même pas. Auprès de moi, les tiens pourront développer leur pouvoir, et ils deviendront les hommes les plus puissants du Continent.
— Nous ne nous battrons jamais pour toi !
— Alors vous mourrez tous, comme la loi l'avait prévu il y a cinq siècles. Tu croupiras en prison et ton frère, j'espère bien réussir à le convaincre de se joindre à moi.
— Qu'attends-tu de Yoongi ? » gémit Yua.
Elle aurait voulu dissimuler son désespoir, mais elle n'y parvenait plus. Enfin elle pouvait poser ces questions qui la hantaient depuis des mois... pourtant elle n'était plus aussi convaincue qu'avant d'en vouloir les réponses.
Mincheol appuya encore sa lame sur le cou de Yua, qui en réponse recula la tête. Son oreille se retrouva tout près des lèvres de son ennemi qui se pencha pour frôler sa peau délicate. Elle se sentit écœurée par ce geste.
« Oh allez, Yua, tu le sais aussi bien que moi, enfin.
— Je ne comprends pas, » s'étrangla-t-elle.
Sa voix avait grimpé d'une octave, jamais sa gorge ne lui avait semblé si sèche, au point que chaque mot devenait râpeux. Pour la première fois, la peur lui arracha deux larmes. Mincheol lui embrassa la joue à ce constat, se délectant du goût salé de sa douleur. Il se passa la langue sur le pourtour des lèvres à la manière d'un prédateur repu de son festin.
Yua se sentait acculée : elle comprenait tout à coup pourquoi Mincheol tenait tant à retrouver et capturer son frère, et la simple idée de ce qu'il pourrait lui infliger la rendait malade. Son pauvre jumeau, son cadet qu'elle s'était toujours évertuée à protéger du monde. Comment le protéger du Prince ?
Son impuissance la révulsait, lui donnait la nausée, et Mincheol se délectait de sa faiblesse.
« Tu me penses donc stupide au point de n'avoir pas fait le lien ? "Deux uniques exceptions existent, qui perçoivent cette puissance de deux manières tout à fait opposées" : je connais tout de vous, même vos petits secrets...
— Je t'en prie, ne lui fais aucun mal ! se lamenta la prêtresse. Je ne sais rien, je t'en supplie ! C'est un garçon si fragile, si bon !
— Tu sais, tout ce que j'attends de ton frère, c'est qu'il me donne des informations, ainsi que cet éclat que tu lui as laissé avant l'attaque et qu'il a dû réussir à dissimuler d'une façon ou d'une autre. Par la suite, je pourrais très bien accepter que lui et toi viviez en paix. Il pourrait devenir mon second. Ou bien vous vivrez sous surveillance constante, enfermés dans une aile de ce palais, mais en paix. Vous n'auriez plus rien à craindre. Je t'assure que je trouverais fabuleux d'avoir pour conseiller quelqu'un d'aussi brillant et cultivé qu'un gardien des savoirs.
— Tu mens.
— Crois-tu ? Qu'est-ce qui te le prouve ?
— Tu me mens depuis que nous nous sommes rencontrés, Mincheol.
— Certes, mais t'ai-je déjà blessée ?
— Est-ce une blague ? Tu me poses la question alors que ta lame se trouve contre ma trachée !
— Oups... en effet. Pardonne-moi – quoique si je ne me trompe pas, tu es celle qui m'a sauté dessus avec un poignard, je me défendais, rien de plus. Par ailleurs, j'apprécie de sentir ton corps contre le mien. Oh, et ne remue pas, je pourrais te couper sans m'en rendre compte, et cela me briserait le cœur que tu finisses avec une vilaine cicatrice sur la gorge.
— Tu es horrible.
— Mais je te propose un marché intéressant.
— À quoi devrions-nous renoncer pour vivre en paix ? À l'œil ? À nos amis ?
— Cela va de soi que vous y renoncerez dans tous les cas. Les Phénix actuellement enfermés dans les prisons vont se voir proposer, d'ici quelques semaines, un entraînement pour rejoindre l'armée. Ils pourront refuser et rester en prison, bien sûr, je ne suis pas là pour les contraindre.
— Cela va de soi, ironisa Yua. Que veux-tu donc ? Pour quelle raison ne nous ferais-tu aucun mal à mon frère et moi ? Pour quelle raison accepterais-tu de nous laisser vivre ici ?
— Enfin, Yua, n'est-ce pas évident ? demanda-t-il alors qu'il lui lâchait les mains pour passer un bras possessif autour de ses hanches – et les yeux embués de la jeune femme s'écarquillèrent d'horreur. Il serait fâcheux qu'un époux blesse sa moitié ou bien le jumeau de cette dernière. »
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La nuit berçait le désert de Sawa. La lune se promenait dans un firmament aux ténèbres percées de vagues éclats lumineux, et le monde paraissait retenir son souffle. La paix nocturne n'était dérangée que par les pas des sentinelles qui surveillaient le camp. Le moindre bruit les alertait.
Dans la tente du général Park régnait le silence. Yoongi et lui dormaient depuis plusieurs heures à présent.
Soudain, le cœur du Phénix palpita de façon anarchique, tout son corps se tendit, son ventre se tordit, et il se réveilla dans un sursaut, pris à la fois de bouffées de chaleur et d'hyperventilation. Il haletait, tremblant, et plus il respirait vite, plus son rythme cardiaque s'emballait, plus des vertiges le tenaillaient.
Jimin fut presque aussitôt arraché à son sommeil, et ce qu'il découvrit le sidéra. Yoongi, le regard fou alors qu'il tournait la tête dans tous les sens, la main contre sa poitrine, suffoquait sans raison apparente, comme si la nuit l'étranglait. Malgré la pénombre, pas difficile de deviner qu'il se passait quelque chose de grave.
« Yoongi, murmura-t-il, que vous arrive-t-il ?
— Sais... pas...
— Détendez-vous, respirez normalement, vous allez vous évanouir.
— Peux pas... Jimin..., anhéla-t-il alors qu'il sentait des larmes lui échapper.
— Attendez une seconde. »
Jimin tâtonna autour de lui, trouva sa gourde, et aussitôt qu'il l'eut ouverte, il la tendit à son aîné en lui recommandant de boire. Yoongi, tenta d'apaiser ses frissons convulsifs et attrapa le récipient dont il avala une rasade d'une traite. Le général avait posé la main contre son dos, attentif à son rythme cardiaque qu'il jugeait excessivement élevé, même pour quelqu'un qui se réveillait d'un cauchemar.
« Détendez-vous, tout va bien, affirma-t-il d'une voix calme. Il ne s'agissait que d'un mauvais rêve. »
La paume toujours contre son dos, il entreprit de le lui caresser en douceur. Yoongi lui rendit sa gourde désormais à moitié vide. Le militaire sentait son ami brûlant, il devait avoir beaucoup transpiré sous l'effet de l'adrénaline.
Les sanglots du Phénix lui parvinrent, l'étonnèrent. Yoongi ne cherchait pas à retenir sa peine, il gémissait, pris de soubresauts alors que tout son être s'était remis à trembler.
« Que se passe-t-il ? Il est normal de cauchemarder, la médecin vous l'avait affirmé, vous...
— C'est Yua... c'est horrible, geignit le Phénix alors qu'il enfonçait la tête entre ses mains. Par Hiemis, bon sang, par Hiemis...
— Que s'est-il passé ? Que vous est-il arrivé ? Yoongi ?
— J'ai... je l'ai senti... nous sommes connectés d'une manière que nous ne pouvons pas expliquer... notre lien, et... j-j'ai senti... quelle horreur !
— Calmez-vous, expliquez-moi de façon plus cohérente, je ne comprends rien.
— Il lui est arrivé quelque chose d'atroce, j'en suis certain ! pleura le jeune homme en se recroquevillant, toujours assis sur son matelas. Elle souffre, elle souffre horriblement. Son cœur est meurtri, au moins autant que son corps.
— Pouvez-vous m'en dire plus ? Avez-vous ressenti quelque chose de plus précis ?
— Non, je sais juste... qu'elle est anéantie, et cela ne lui ressemble pas ! J'ignore ce qu'elle a subi, mais c'est... par Hiemis, cela a dû être atroce ! »
Yoongi avait ressenti tout ce que sa sœur avait éprouvé : un mélange de dégoût, de peur, de tristesse, et d'un abattement sans pareil. Il ne comprenait pas, et il refusait d'élaborer la moindre théorie, pourtant les pires se bousculaient dans son esprit au point qu'elles lui donnaient la nausée.
Sa respiration ne s'apaisait pas. Jimin se posta face à lui, prit son visage en coupe et, malgré l'obscurité, le força à le regarder.
« Yoongi, écoutez-moi : nous allons retrouver et sauver votre sœur coûte que coûte, vous comprenez ? Nous ne laisserons pas le Prince l'emporter, sur ma vie il en est hors de question. »
Il sentit contre la pulpe de son pouce couler une larme qu'il effaça d'un geste bienveillant. Il s'avança pour poser le front contre celui de son ami, et il poursuivit d'un murmure : « Écoutez-moi respirer et calez-vous sur moi. Calmez-vous : paniquer ne résoudra rien. »
Yoongi finit par obéir et se prêter à l'exercice. Le calme s'empara de nouveau de la tente alors que seul y résonnait le bruit de deux respirations cadencées. Des larmes continuèrent malgré tout d'échapper au Phénix, arrêtées par l'Arixien avant qu'elles n'atteignent son menton. Tous deux en tailleur, les garçons se turent de longues minutes durant. L'aîné renifla à plusieurs reprises, mais ses larmes ne se tarirent pas. Jimin ne le lui reprocha pas.
Quand enfin le général fut certain que le mage ne risquait plus l'hyperventilation, il s'écarta de lui. Yoongi toutefois l'en empêcha, lui attrapant la manche d'un geste qui traduisait une peur et un désespoir que Jimin ne lui avait encore jamais connus.
« Tout va bien, lui promit-il. Je vous ai dit que...
— Je vous en prie, le coupa Yoongi, j'ai besoin de vous. Je... s'il vous plaît. »
Jimin en demeura si ahuri qu'il n'agit d'abord pas. Pas tout à fait certain d'avoir compris la supplique de son ami, il resta immobile face à lui. Yoongi, alors, osa le premier pas : il tendit les mains pour prendre dans les siennes celles du militaire qu'il serra avec vigueur. Il le tira ensuite sans brutalité, et Jimin s'accroupit avant de se laisser entraîner.
Le Phénix l'incita à lui étreindre la taille d'un mouvement timide qu'il ne parvint pas à achever. L'Arixien obéit cependant et le termina pour lui, alors qu'à son tour Yoongi s'agenouillait. Il lui enlaça la nuque avec le sentiment de se trouver enfin dans un lieu rassurant, là, contre le corps puissant de Jimin, au creux de ses bras musclés. Yoongi cacha le visage dans son cou sans retenir de nouvelles larmes. Son cœur lui semblait sur le point d'imploser, et il percevait Jimin comme le dernier rempart capable de le maintenir en vie, capable d'endiguer le raz-de-marée qui grondait en lui et ne demandait qu'à se déchaîner.
Le cadet appuya la dextre dans la chevelure de son ami pour garder son front contre lui, la sénestre occupée à lui frotter le dos comme il savait que cela calmait Yoongi.
« Tout va bien, susurra-t-il, je suis là, vous pouvez me faire confiance désormais. Vous êtes en sécurité. »
Yoongi, que la présence de Jimin et les nombreuses minutes qui s'écoulèrent tandis qu'il profitait de cette position finirent par apaiser, ferma les paupières. Ses muscles se relâchèrent peu à peu, et Jimin ne se sentit rassuré qu'une fois certain que l'aîné était redevenu serein.
« Recouchez-vous, conseilla-t-il, vous devez être épuisé.
— Puis-je dormir dans votre étreinte ? demanda-t-il d'une voix misérable, effrayé par un potentiel refus.
— Yoongi, nous ne devrions pas...
— Je vous en supplie, l'interrompit-il.
— Bon... très bien. »
Jimin avait capitulé plus vite que lui-même l'aurait cru, décidément incapable de résister au mage au visage d'ange – même dans le noir, bon sang, même dans le noir il abdiquait immédiatement ! Il suffisait qu'il devine son regard suppliant pour qu'il cède, désormais. Quand s'était-il pris d'une si forte affection pour ce jeune homme à peine plus vieux mais tellement plus sensible que lui ? Il l'ignorait, mais cela lui plaisait, l'intriguait, autant que cela l'inquiétait.
Il avait lui-même instauré l'interdiction de la moindre relation, et voilà qu'il se complaisait dans ses bras.
« Allongez-vous. »
Jimin quitta les bras de son aîné, qui s'étendit derechef sous sa couverture. Le général se tourna pour coller son matelas au sien, puis il s'allongea à son tour, et il attira avec douceur son ami contre lui. Yoongi versa une ultime larme que Jimin stoppa de l'index, après quoi il enlaça de nouveau le Phénix qui se pelotonna contre lui en reniflant une dernière fois. Le militaire tira un peu sa couette pour en profiter lui aussi, et dessous, dans leur cocon de chaleur, ils se serrèrent davantage sans s'en apercevoir, au point que leurs jambes se mêlèrent.
N'y tenant plus, Jimin avança le visage, et demanda d'un murmure une permission que Yoongi lui accorda. Ils scellèrent leurs lèvres de façon timorée, hésitante, pourtant l'un comme l'autre en ressentit une vive émotion. Ils demeurèrent immobiles, et leur chaste moment s'acheva quand ils s'éloignèrent à peine afin de reprendre leur position initiale.
Le cœur de Yoongi avait chaviré, sa peine s'était un peu atténuée. Malgré tout, il ne parvenait pas à oublier : sa sœur venait de vivre un acte horrible, et il refusait de croire à ce que son imagination s'amusait à lui suggérer.
Il se blottit davantage contre Jimin, dans les bras de qui il s'endormit enfin une heure plus tard, alors que le général était resté éveillé pour lui effleurer le dos, geste dont il avait remarqué qu'il plaisait beaucoup à Yoongi.
Il ne souhaitait que son bonheur.
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Les deux hommes se réveillèrent à l'aube, toujours enlacés. Ils se séparèrent, incapables de mettre des mots sur ce qu'ils éprouvaient. Ils ne se sentaient ni gênés, ni tout à fait à l'aise. À la confluence de ces deux émotions, les voilà perdus dans un brouillard qu'ils préféraient esquiver.
L'un comme l'autre savait qu'on leur refuserait une quelconque relation – un Aigle et un Phénix, quelle idée saugrenue ! – pourtant, qu'ils y pensent prouvait que cette idée, à défaut de leur plaire, du moins leur était venue à l'esprit.
Jimin et Yoongi aidèrent au rangement du campement. Une fois le convoi prêt, les chariots chargés et les cavaliers à cheval, le général ordonna le départ d'un signe de la main. Le ciel, plus couvert que la veille, ne laissait pour l'instant présager aucune pluie, et la hauteur des parois rocheuses projetait dans le canyon une ombre qui enveloppait chaque soldat. Soulagé par la fraîcheur ambiante, chacun discutait en avançant à un rythme tranquille. Jimin et Yoongi pour leur part surveillaient les environs, conscients des risques qui les entouraient, qui les attendaient.
Après à peine une heure de trajet, Jungkook prit la parole.
« Nous aurions déjà dû rencontrer des commerçants, affirma-t-il. Hier, nous avons vu trop de Sawaï pour que cela semble normal, et aujourd'hui voilà que nous n'en croisons aucun : je n'aime pas cela. Karnagion est la route idéale pour traverser le désert, elle n'est jamais vide.
— Ce qui signifie que l'on est au courant de notre passage, opina Jimin. Je m'en suis aperçu aussi. Les Sawaï ont dû faire évacuer de peur que nous nous en prenions aux groupes que l'on croiserait. J'imagine qu'ils ont dû découvrir notre petit passage par le village qu'ils s'étaient approprié, cela n'a pas dû leur plaire.
— Pensez-vous qu'ils vont nous attaquer ? intervint Yoongi.
— À n'en point douter. Je mise plutôt sur cette nuit – les attaques en journées sont rares chez les Sawaï, surtout en plein désert, vous imaginez bien.
— Je vois... et une attaque qui viendra d'où, d'après vous ?
— Il existe plusieurs possibilités. »
Le Phénix attendit un développement qui ne vint pas, et il comprit que de nouveau Jimin garderait pour lui les détails de ses suppositions. Il retint un soupir, et il jeta par réflexe un regard au lieutenant Jeon qui, l'air pincé, observait le décor devant lui. Le chef allait devoir changer très vite de comportement s'il désirait que ses hommes restent unis.
« Ina semble s'acclimater bien plus vite que nous l'avions imaginé à sa vie auprès de nous, affirma le lieutenant Kang. Hier, alors que je nettoyais mon armure en profitant des dernières lueurs du couchant, elle est venue discuter. Elle pourrait nous être d'une aide précieuse.
— De quoi avez-vous discuté ? demanda le général.
— Des constellations, et j'ai mis à jour certaines des informations que j'avais collectées à propos de Sawa.
— Je ne pensais pas qu'elle puisse en savoir tant. Avait-elle déjà quitté son village avant notre arrivée ? Est-elle déjà allée à Hurna ?
— Non, mais je l'ai trouvée très curieuse, instruite sur tous les sujets et avec le contact facile. Je ne le lui ai pas demandé, mais je pense qu'elle discutait beaucoup avec les commerçants qui passaient par son village. C'est de cette manière que les peuplades des déserts ont toujours agi pour obtenir des nouvelles de la capitale.
— Je comprends un peu mieux, » acquiesça Jimin la mine songeuse.
Ina lui avait semblé fragile, pourtant Yoongi lui avait prouvé que sous un tempérament d'une excessive sensibilité pouvait se dissimuler une force insoupçonnée. S'il s'attachait en effet peu à peu au Phénix, cela s'expliquait tant par son physique charmant que par son caractère bien trempé et sa ténacité. Yoongi, quoiqu'abattu, ne s'était pas laissé décourager. Lui qui s'effrayait d'un rien, lui qui avait méprisé les militaires à leur rencontre, voilà qu'il chevauchait avec lui, en route pour lutter contre une armée en surnombre et un prince sanguinaire.
Il peinait encore à croire que le jeune homme inoffensif qu'il avait découvert dans cette cellule et le magnifique mage doué de puissants pouvoirs avec lequel il voyageait à présent n'étaient qu'une seule et même personne.
Après une pause pour boire et se rafraîchir à la mi-journée, Jimin demanda à son aîné de lui parler davantage des Phénix.
« Que voulez-vous que je vous dise de plus à notre sujet ? Je commence à penser que j'ai fait le tour de ce que je pouvais raconter.
— Je veux tout savoir de votre peuple, et j'aimerais que les miens en apprennent tout autant à votre sujet.
— Pourquoi donc ? Si les Aigles apprenaient notre existence, ils nous chasseraient à leur tour.
— Savez-vous quel est le meilleur moyen d'éviter la guerre, Yoongi ?
— Je l'ignore. Être plus fort que l'ennemi ?
— Non, car alors c'est vous qui risqueriez d'attaquer.
— C'est juste... alors quoi ? Les relations commerciales ?
— Cela peut aider en effet, mais l'économie peut elle aussi générer des tensions et provoquer des guerres.
— Dans ce cas, j'ignore la réponse que vous attendez.
— Pensez-vous que je pourrais déclarer la guerre aux Phénix ?
— Vous ? Bien sûr que non.
— Pourquoi ?
— Nous... nous sommes amis.
— Exactement, acquiesça Jimin. Quand on connaît bien quelqu'un, quand on l'apprécie, qu'on le respecte, on cherche toujours des solutions diplomatiques, on veut à tout prix éviter la guerre. On ne guerroie pas contre ses amis. Yoongi, plus mon peuple en saura à votre sujet, moins il sera enclin à vous attaquer, car moins il vous craindra. On ne craint réellement que ce qu'on ne connaît pas.
— Je sais que vous voudriez que nous vivions au grand jour une fois cette aventure terminée, mais je vous avoue que je n'y crois pas.
— Yoongi, vous êtes gardien des savoirs : si vous transmettiez aux miens l'histoire des vôtres, si vous interveniez dans les classes, si vous publiiez ces textes disparus que vous êtes le seul à connaître, je suis sûr que vos connaissances et votre talent pourraient convaincre des générations d'Aigles qu'ils peuvent coexister avec les Phénix. Des histoires, des poèmes, des chansons ; c'est en vivant ensemble, en s'apprivoisant, que nous finirons par vivre en paix. Si nos peuples vivent chacun dans leur coin, nous ne pouvons pas espérer nous entendre, nous comprendre.
— Jimin, je comprends votre opinion, mais... vous rêvez, il ne s'agit que d'une utopie. Mêler Élémentaires et Éthéréens est une idée qui ne pourra jamais fonctionner. Les miens ont beaucoup trop souffert pour oser s'approcher des vôtres.
— C'est pour cela que nos rôles conjoints seraient essentiels... mais je comprends votre réticence. Acceptez juste d'y réfléchir, de ne pas déterminer votre choix avant que nous ayons vaincu les Scorpions.
— Même sur ce point vous êtes optimiste. Si nous survivons, alors oui, je réfléchirai après cette guerre à la possibilité d'inciter mon peuple à vivre auprès du vôtre. »
Jimin se satisfit de cette affirmation.
À plusieurs reprises au cours de la journée, les soldats quittèrent le dos des chevaux pour leur épargner leur poids. Le général profitait alors de la présence du Phénix à ses côtés, et les quelques conversations qu'ils engagèrent demeurèrent légères et agréables. Jimin notamment décrivit bon nombre de ses sucreries favorites. Yoongi en salivait, et son sourire s'élargit quand son cadet lui promit de lui faire goûter à tout une fois qu'ils auraient regagné Noria.
Yoongi ignorait s'il lui parlait de l'après parce qu'il était convaincu qu'ils l'emporteraient, mais cela le rassurait d'écouter les propositions de son ami, d'approuver ou non, et de suggérer à son tour certaines activités à tester une fois le Continent en paix.
Il aimait croire que lorsque tout rentrerait dans l'ordre, le monde connaîtrait un âge d'or qui leur offrirait une tranquillité telle que lui, un Éthéréen, serait autorisé à voyager chez les Aigles. Il aimait imaginer qu'il passerait du temps aux côtés du général, dans cette capitale qui lui rappelait la mythique Yiraleï. Il aimait se figurer d'agréables journées à flâner auprès de Jimin, à savourer l'absence totale de conflits.
Yoongi avait toujours raffolé des histoires qui terminaient bien. Or, dès lors que l'histoire en question concernait un Phénix, il n'existait plus qu'une issue. Pouvait-on lutter contre les desseins d'un si cruel destin ?
Lorsque, entre chien et loup, les troupes élevèrent leur campement pour la nuit, Yoongi s'aperçut qu'un de leurs compagnons manquait. Il se tourna vers Jimin pour l'interpeler.
« Vous faut-il quoi que ce soit ? s'enquit ce dernier.
— Je n'ai pas vu Samran de la journée, est-ce normal ?
— Oui : maintenant que nous sommes certains que des ennemis rôdent alentour, je préfère que mon aigle ne nous suive plus : d'une part en volant trop haut, il nous ferait repérer de loin, et d'autre part nos ennemis risqueraient de s'en prendre à lui, auquel cas nous perdrions un énorme avantage tactique. »
Yoongi approuva d'un acquiescement, l'air sérieux. L'affection que Jimin vouait à son aigle ne laissait aucun doute.
Les tentes montées, le groupe dîna. Comme à sa nouvelle habitude, le général se retira dans ses quartiers avec son ami, qui ne se sentait pas encore capable de partager le repas de soldats arixiens. En le voyant, d'ailleurs, se joindre à lui au détriment de ses troupes, Yoongi culpabilisa.
« Vos hommes savent que je suis Phénix, à présent. Il est inutile de poursuivre cette comédie.
— Une comédie ? s'étonna Jimin en levant les yeux de son bol.
— Vous savez bien : chevaucher ensemble, manger loin des autres... vous vouliez qu'ils croient à une relation pour dissimuler mon identité, vous me l'avez dit vous-même. Cela ne sert plus à rien désormais.
— En effet, nous chevauchons ensemble parce que vous n'êtes pas encore assez expérimenté pour vous débrouiller seul, et je dîne avec vous car vous abandonner, seul dans cette tente, pendant que tout le monde mange ensemble dehors, ne me plaît guère.
— Vous devriez manger avec vos soldats.
— Est-ce votre manière douce de me demander de ne plus vous tenir compagnie à l'heure des repas ?
— Non, non, bien sûr ! Je m'inquiète en revanche de la façon dont vos troupes vous perçoivent, soupira-t-il. Vous décidez d'une guerre contre les Scorpions, vous fraternisez avec un Phénix, vous nous incitez à nous jeter dans un véritable guet-apens... je ne suis pas serein. »
Jimin avait lui-même déjà mentionné que certains de ses soldats approuvaient l'Assemblée contre lui, et plus le temps passait, plus il craignait qu'un obstacle inattendu ne se dresse sur leur chemin : la réticence – voire l'insurrection – d'une partie des troupes. Dans un moment si grave, entourés d'ennemis, ils devaient plus que tout compter les uns sur les autres pour survivre.
« Ne vous inquiétez pas, je maîtrise la situation. Je surveille ceux qui doivent l'être. Au sein de mes troupes plus que partout ailleurs, rien ne m'échappe. »
Yoongi demeura songeur quelques secondes avant de planter son regard dans celui de son cadet.
« Vos lieutenants et moi vous faisons confiance. Tout ce que je vous demande, c'est de ne pas nous le faire regretter.
— Dormez sur vos deux oreilles. Je vous rappelle que j'ai été formé dans la meilleure académie d'Arixium, si ce n'est du Continent.
— Même la meilleure formation ne vous rendra pas invincible... j'ai cru comprendre que votre commandante l'avait appris à ses dépens. »
Yoongi regretta sa phrase sitôt qu'il l'eut prononcée. L'expression déterminée de Jimin se chargea de noirceur. Il décocha un regard acéré au Phénix qui baissa la tête. Il savait à quel point cette remarque s'avérait inutile, si ce n'était pour blesser le militaire marqué par cette histoire.
Ils terminèrent leur dîner dans un silence dérangeant qui engendrait ce besoin viscéral de remuer, se racler la gorge, et tourner les yeux ailleurs. Jimin s'était muré dans ses pensées, et Yoongi avait bien compris qu'il valait mieux ne pas l'en tirer – il s'estimait heureux que le général n'ait pas répliqué à sa provocation involontaire.
Alors que l'obscurité vespérale avait enveloppé le camp, Jimin quitta la tente sans un mot. Parce qu'il avait pris ses armes, son camarade se douta qu'il comptait s'entraîner. Il l'imita, désireux de prouver son utilité : il approcha les paumes pour y matérialiser une sphère d'ombre apte à contenir une quantité de lumière qu'il augmentait de jour en jour. Il s'avérait ainsi capable de mesurer de façon précise ses progrès.
Jimin revint une heure et demie plus tard, après un bain dans la rivière. Yoongi voulut s'excuser pour sa remarque inappropriée, mais son ami le devança, les yeux écarquillés.
« Par Pyros, vous vous entraîniez !
— J'ignorais que j'en serais blâmé..., rétorqua Yoongi d'un ton sceptique.
— Je vous ai dit et répété que nous risquions d'être attaqués dans les jours qui venaient, et vous... bon sang, nous avons besoin de vos pouvoirs, vous devez vous reposer. »
Le Phénix brûlait de lancer une réplique acerbe. Or, las de se disputer avec celui pour qui il commençait à éprouver plus qu'une simple amitié, conscient aussi qu'il avait déjà franchi une limite ce soir, il prit sur lui. Il baissa la tête, humble.
« Pardonnez-moi, je n'avais pas réfléchi. Je vais me coucher. »
Surpris par cette docilité inhabituelle, Jimin en resta muet. Il observa son aîné s'enfoncer sous ses draps sans un regard pour lui. Dans un soupir, il évacua sa tension.
« Je ne peux nier les torts qui m'incombent, admit-il. Vous ne souhaitez que notre réussite, après tout, et à notre rencontre, l'affaire n'était pas gagnée. Laisser mes émotions me guider n'est pas digne de mon grade, mais je n'arrive tout simplement pas à oublier à quel point une trahison peut blesser. Je regrette ma réaction. Je vous pardonne, alors s'il vous plaît, pardonnez-moi vous aussi. »
Jusque-là immobile, Yoongi attendit encore un bref instant avant de se tourner. Les deux jeunes gens échangèrent un regard plus éloquent qu'une quelconque parole, puis un sourire.
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Bon... est-ce qu'il y a encore des personnes qui n'ont pas deviné pourquoi Yoongi s'est réveillé de façon si brutale dans la nuit qui suit la proposition du Prince à Yua ? T-T
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