Chapitre 41

« Je vais vous raconter un récit de Sawa. Attention, écoutez le passé et ses voix... »

– Formule d'ouverture de tout conte sawaï.


Namjoon et Seokjin se remettaient peu à peu de leurs blessures. L'avocat avait repris du service la veille, après plusieurs jours de congé qu'il s'était octroyés avec l'enthousiaste approbation des autres membres de l'Assemblée. Namjoon était convaincu que pour ne plus le voir aux séances, ils seraient prêts à lui payer ses absences. Or, parce qu'il adorait son travail et ne s'imaginait pas rester plus longtemps loin des affaires de son pays, le député n'avait pas attendu d'être guéri pour poursuivre, dans son office, la rédaction de ses projets.

Seokjin, plus traumatisé psychologiquement que physiquement, se reposait depuis. Il ne le souhaitait pas, mais Namjoon lui-même l'obligeait à garder le lit jusqu'à ce que sa blessure ait tout à fait cicatrisé. Le Tyfodonien en effet ne lui avait jamais semblé si fragile : il serrait sans cesse quelque chose contre lui avant de s'assoupir, et il lui arrivait de façon régulière de se réveiller effrayé en plein milieu de la nuit, auquel cas il allait boire un verre d'eau avant d'errer dans la demeure. Namjoon avait été arraché à son sommeil à plusieurs reprises, et lorsqu'il avait interrogé son serviteur, ce dernier n'avait pas cherché à lui cacher ni ses terreurs nocturnes ni son incapacité à se rendormir quand elles survenaient.

Namjoon espérait qu'une fois guéri, Seokjin se perdrait moins souvent dans ses souvenirs, même si au fond de lui, il ne pouvait s'empêcher d'en douter. Son aîné avait refoulé pendant près de dix ans d'horribles blessures qui se rappelaient aujourd'hui à lui de la pire des manières.

Cet après-midi-là, donc, plutôt que de travailler sur son prochain procès – une affaire de moindre importance –, Namjoon se rendit dans la chambre de son ami. Il trouva ce dernier occupé à lire un roman de la bibliothèque de son cadet, les jambes étendues sous sa couette alors qu'il avait placé un oreiller contre la tête de lit pour s'y adosser de façon confortable. Il releva les yeux à l'arrivée de son maître et le salua avec déférence, comme à l'accoutumée.

« Avez-vous besoin de quelque chose ? s'enquit-il.

— Au contraire, je voulais te demander si une tasse de thé te plairait, je comptais m'en préparer une.

— Ne voulez-vous pas que...

— Non, je ne veux pas. Je veux juste te proposer de te préparer du thé.

— Namjoon, c'est moi votre serviteur, vous ne pouvez pas m'apporter le thé, enfin, protesta-t-il avec son éternelle douceur.

— Veux-tu du thé oui ou non ?

— Je ne peux pas accepter. »

Namjoon quitta la pièce qu'il rejoignit peu après, deux tasses fumantes entre les mains. Le Tyfodonien le regarda avec une mine dépitée alors même que ses prunelles débordaient de reconnaissance.

« Vous n'auriez pas dû... mais merci beaucoup pour votre attention.

— La seule chose qui compte est que tu te reposes. »

Il abandonna le thé sur la table de chevet, s'assit sur le bord du lit, et posa la main sur celle de son ami qui y baissa les yeux alors que son cœur s'emballait dans sa poitrine. Seokjin sut qu'à ses côtés, il pouvait espérer se remettre de toutes les horreurs qu'il avait subies au cours de sa jeunesse.

~~~

Jimin avait ordonné au lieutenant Jeon de monter les tentes autour du village avec ses hommes, pendant que ceux du lieutenant Kang s'occupaient de réunir les cadavres. En raison de la trop grande proximité avec le canyon Karnagion, mieux valait ne pas immoler les corps : il existait un fort risque pour que des unités circulent dans les environs.

Jungkook se chargea lui-même de désigner ceux qui veilleraient cette nuit sur le camp, et Taehyun interrogea les habitants avec Jimin, que Yoongi suivait comme son ombre, mal à l'aise parmi les troupes. Le Phénix ne regardait pas les villageois avec mépris ou colère, contrairement à ce qu'avait craint le général : il les regardait avec une curiosité mêlée de pitié. Il compatissait à leur sort, conscient qu'ils n'avaient rien à voir avec l'assassinat de son peuple.

« Je suis le lieutenant Kang, du camp arixien n° 7, se présenta Taehyun. J'aimerais vous interroger à propos de ce qui s'est passé ici, est-ce que vous accepteriez de me parler ? »

Jimin n'en laissa rien paraître, mais il admirait la facilité avec laquelle son subordonné avait pris l'accent sawaï afin de mettre à l'aise ses interlocuteurs.

« Nous... il vaudrait mieux que nous ne vous parlions pas, vous comprenez ? affirma une jeune femme dont la voix tremblait d'anxiété.

— Je sais bien, approuva l'Aigle, et sachez que pour nous, il n'est pas question de vous mettre la moindre pression inutile, nous savons à quel point vous avez déjà souffert. C'est pour cette raison que nous vous interrogeons ensemble, nous ne voulons pas paraître menaçants. Nous souhaitons juste comprendre ce qui s'est passé ici : pourquoi ces militaires vous tyrannisaient-ils ? Votre village s'est-il rendu coupable de dissidence ?

— Nous n'aurions jamais agi de cette façon, nia un homme au visage amaigri. C'est... nous avons juste refusé que des soldats stationnent près du village, car nous savions qu'ils exigeraient d'être nourris, et nous n'avions rien d'autre que de l'eau à leur offrir. Nous peinions déjà à survivre, il n'était pas envisageable pour nous de donner – pas même de vendre – nos rares provisions. Le lieutenant en charge de cette troupe a pris notre refus pour un acte de rébellion. Il nous a traités comme des ennemis.

— À combien de temps cela remonte-t-il ?

— Je ne saurais pas vous dire. »

Il avait paru hésiter, et Taehyun comprit qu'il se souvenait très bien de la date, mais qu'il craignait de révéler un fait important en répondant. Le lieutenant acquiesça donc et poursuivit : « Pas de problème. Combien étiez-vous dans le village avant l'arrivée des militaires ?

— Une centaine, tous ou presque agriculteurs.

— Je vois, merci pour ces précisions.

— Et vous, que faites-vous ici ? osa demander une femme au teint cireux.

— Le Prince menace l'équilibre du Continent, il menace les Akashites et les Arixiens, ce qui induit de fortes tensions avec les Tyfodoniens également. Si nous ne l'arrêtons pas tout de suite, c'est le Continent entier qui entrera en guerre, et nous voulons éviter une telle catastrophe. »

Jimin approuva d'un hochement de tête solennel alors que Yoongi se sentait soulagé à l'idée que le jeune homme avait esquivé la question de son peuple. Mieux valait que le moins d'Élémentaires possibles sachent.

Les Sawaï face à eux échangèrent des regards graves, puis l'un d'eux poussa un soupir.

« Nous avons bien remarqué le comportement du Prince, admit-il, et nous ne cautionnons pas sa façon d'agir, mais nous la comprenons.

— Pouvez-vous m'expliquer ? demanda Taehyun sans que son ton perde sa bienveillance.

— Je... ne pense pas...

— Je peux comprendre, pardonnez ma curiosité. Je me demandais si un compromis serait envisageable.

— À mon humble avis, cela ne l'est plus depuis longtemps.

— Je pense aussi, malheureusement.

— Allez-vous nous faire du mal ?

— Allez-vous me donner une raison de vous faire du mal ?

— Nous ne sommes pas assez stupides pour provoquer votre armée alors qu'un simple courant d'air pourrait nous balayer. Comptez-vous partir demain matin ?

— Comme si nous n'étions jamais venus, confirma Taehyun.

— Alors nous ne vous causerons aucun problème, et nous partirons de notre côté. Il n'est plus envisageable pour nous d'essayer de reconstruire notre village. »

Les autres approuvèrent, le cœur serré, et Yoongi sentit les larmes lui monter aux yeux à l'idée que son village aussi ne devait plus ressembler qu'à un champ de ruines. Il ne s'habituerait jamais à cette image qu'il se figurait de leurs paisibles demeures éventrées, battues par les vents, investies par les animaux sauvages.

« Vous avez dit posséder une source, pourrions-nous en profiter ? s'enquit Taehyun. Nous pouvons pour notre part vous offrir de quoi manger à votre faim ce soir.

— C'est vrai ? » demanda la plus jeune du groupe, qui semblait n'avoir pas encore atteint l'âge adulte.

Jimin lui sourit en acquiesçant, et les villageois parurent soudain rayonner. Ils échangèrent des murmures tandis que Taehyun leur expliquait à qui s'adresser pour réclamer une portion généreuse de nourriture.

« Nous vous accompagnerons, affirma-t-il devant leur expression perplexe, de cette façon vous ne souffrirez aucun malentendu. »

Les villageois hésitèrent à le remercier – le général Park demeurait un envahisseur, celui qui déclarait la guerre à leur peuple. Ils se contentèrent d'acquiescer avec un sourire humble empli de reconnaissance. Jimin sut qu'ils lui offraient déjà beaucoup.

Enfermés dans la maison la mieux isolée pour éviter que quiconque n'écoute leur entretien, tous sortirent pour se rendre d'un même pas au campement. Yoongi quitta le groupe, préférant rester seul sous la tente, où Jimin le rejoignit une vingtaine de minutes plus tard, les mains vides.

« J'espérais que vous amèneriez le dîner, remarqua le Phénix avec humour.

— Je suis venu vous informer que le lieutenant Kang et moi allons dîner avec les Sawaï, dans ce qui leur servait jadis d'auberge. Souhaitez-vous vous joindre à nous ?

— Hum... oui, je veux bien. »

Il se sentait moins menacé par ces Sawaï que par les soldats de Jimin, troublante contradiction. Au moins, eux ne risquaient pas de l'attaquer ; au moins, eux ignoraient qui il était.

Ils franchirent de plus belle la muraille délabrée du village. Yoongi prêta davantage attention à ce qui l'entourait : un sol sec, couvert de gravats, des maisons et quelques bâtiments un peu plus importants, mais tous abîmés, dévorés par le lichen. Certains avaient perdu un voire deux murs, les toits étaient percés, et le peu de vent qui soufflait remuait les pièces qu'il parvenait à atteindre, mugissant au milieu des souvenirs des défunts.

Les fleurs qui diapraient les plaines arixiennes lui manquaient déjà...

Le Phénix contemplait dans ce paysage terrible le reflet de sa propre situation, et le parallèle continuait de lui briser le cœur. Ces pensées tournaient sans cesse dans sa tête, et lui-même se lassait de cette insupportable douleur qu'elles provoquaient chaque fois.

Ils entrèrent dans un bâtiment mieux conservé que les autres, et pour cause : « Les soldats se réunissaient ici pour manger et se reposer en début de soirée, affirmait un Scorpion qui discutait avec Taehyun. Les chambres à l'étage sont encore en bon état, vous pourrez vous y reposer si l'envie vous en prend. Le lieu est bien isolé, et il y a assez de chambres pour tout le monde.

— Ce repas sent divinement bon ! s'exclama l'adolescente du groupe. Peut-on manger ?

— Bien sûr, » intervint Jimin alors que Yoongi et lui s'avançaient dans la pièce.

Des tables de quatre à six places accueillaient déjà les villageois et le lieutenant arixien qu'ils semblaient accepter de mieux en mieux. La plus jeune Sawaï, même, regardait Taehyun avec des yeux émerveillés qui laissaient peu de doutes quant à l'admiration et l'affection qu'elle lui vouait déjà.

Jimin et Yoongi s'installèrent près du militaire, face à la demoiselle et deux autres Scorpions. Chacun était servi d'une importante portion de nourriture, ils n'attendaient plus que le général et son ami pour s'en régaler. Dès que Jimin eut avalé sa première bouchée, d'ailleurs, chacun l'imita avec appétit, et les villageois se sentirent très vite plus heureux que jamais, euphoriques de manger de nouveau à leur faim.

« C'est délicieux ! s'exclama la benjamine. Voilà bien au moins deux ans que je ne me suis pas délectée de pareils mets !

— J'imagine qu'il ne sert à rien de vous demander pourquoi votre peuple est dans une telle situation, déplora Jimin.

— En effet. Vous êtes des ennemis... désolée.

— Ne vous excusez pas. Racontez-moi plutôt quelque chose que je ne sais pas : des histoires, des légendes, n'importe quoi, suggéra Jimin. Agrémentez, je vous prie, ce dîner d'une agréable conversation.

— Oh, puis-je raconter l'histoire du chevalier solitaire ? S'il vous plaît ! supplia la jeune femme en jetant des regards implorants à ses camarades.

— Oui, cela ne craint rien du tout, approuva l'homme à sa droite. Vas-y. »

Jubilant de s'être vue accorder le droit de garder l'attention du beau lieutenant sur elle dans les minutes qui viendrait, l'adolescente se racla la gorge, rassembla ses idées, puis prit une voix profonde alors que son regard s'illuminait de bonheur et de passion.

« Je vais vous raconter un récit de Sawa. Attention, écoutez le passé et ses voix... Il y a des dizaines d'années, alors que l'on voyageait encore beaucoup sur le territoire en fonction des périodes de l'année, on raconte qu'avec un peu de chance, si l'on se perdait ou que l'on se retrouvait confronté à un danger, on pouvait espérer être sauvé par le chevalier solitaire, un puissant cavalier sans attache qui sillonnait le désert. Il errait sans autre but que celui d'apporter son aide à qui en éprouvait le besoin. On raconte qu'il parlait aux bêtes pour les apaiser, et que quiconque affrontait sa lame y succombait dans les secondes qui suivaient. Le cavalier protégeait les Sawaï dignes de ce précieux secours, dissimulé sous l'armure des mercenaires, le visage rendu indiscernable sous la capuche qui le protégeait tant du soleil que des regards.

« Beaucoup affirmèrent l'avoir croisé, parfois certains témoignages se contredirent, le décrivant à deux endroits à la fois, de sorte qu'on ne sut jamais qui il était ni où le trouver. On le localisait néanmoins en général dans ce désert, parfois dans le canyon. On sait en revanche qu'il possédait ces habits noirs qui le détachaient des forces armées du pays, et qu'il combattait avec une épée que dans le pays, nul ne possédait. Enfin, notre regretté Prince lui-même, le père du Prince actuel, l'aurait rencontré à l'occasion d'une tentative d'assassinat dans le désert, perpétrée il y a à présent trente ans par des Sawaï qui désiraient mettre un autre chef sur le trône. Son cœur pur aurait attiré le cavalier à sa rescousse. Depuis néanmoins, le farouche cavalier ne s'est plus jamais montré. La légende veut que le roi lui ait offert un poste au sein de sa garde personnelle et, devenu ami avec lui après l'avoir revu à plusieurs reprises, le puissant inconnu aurait accepté. »

Yoongi se figurait chaque scène racontée, dévorant avec avidité ces rumeurs devenues légendes. Il avait oublié à quel point il aimait les histoires, et il se régalait de celle-ci. Il en avait même arrêté de manger, fasciné par ce monde qui s'ouvrait un peu plus à lui par ce biais.

« Incroyable ! la complimenta Taehyun qui avait remarqué l'attirance qu'elle éprouvait pour lui – et la fille rougit. C'est fascinant, en connaissez-vous d'autres du même genre ?

— Oh, oui j'en connais, intervint cette fois un homme à la table d'à côté. L'histoire du guerrier fantôme !

— Un guerrier fantôme ?

— J'adore cette histoire ! s'exclama la benjamine. Raconte-la ! »

À son tour le nouveau conteur se redressa sur sa chaise afin que sa voix porte mieux, et il ouvrit le récit avec la formule sawaï traditionnelle : « Je vais vous raconter un récit de Sawa. Attention, écoutez le passé et ses voix... Il y a plusieurs siècles de cela, on prétend qu'un homme et sa femme vivaient dans les montagnes de l'est, amoureux et en paix. Ils cultivaient leur champ, et ils élevaient deux beaux enfants dont ils étaient fiers. Ils s'aimaient, et ils aimaient leur terre. La mère apprenait aux enfants à chasser, le père à se battre, et ensemble ils leur enseignaient les lettres et les chiffres. Le père avait jadis appartenu à une unité d'élite à l'armée, qu'avait rejointe la mère. C'était là qu'ils s'étaient rencontrés, et ils avaient décidé de quitter cette vie pour en fonder une autre, plus tranquille.

« Leur existence de rêve vira au cauchemar lorsqu'une nuit, ils furent attaqués par des bandits dénués d'âmes : ils tuèrent d'abord les enfants. La mère, furieuse, parvint à maîtriser plusieurs d'entre eux, mais ils étaient trop nombreux. Elle succomba à son tour, surtout parce qu'à la vue des cadavres de ses enfants, elle avait perdu la force de lutter. Elle avait désiré les rejoindre, les accompagner auprès de Pyros et Hiemis.

« Le père, fou de rage, tua les derniers ennemis. Il les entassa dans le champ pour que les prédateurs les dévorent. Quant à sa femme et ses enfants, il les allongea tous dans un même lit sur lequel lui-même s'étendit, et il enfonça sa lame dans son cœur. Avec ses dernières forces, il alluma deux torches qu'il jeta dans la pièce, et alors qu'il expirait, ses proches serrés contre lui, la maison se mit à brûler pour accompagner toute la famille auprès des dieux phénix.

« Depuis, son âme meurtrie hante les montagnes au nord de Hurna, et les brigands eux-mêmes évitent ces lieux, car on raconte que quiconque s'y rend alors qu'il a commis ou envisage de commettre un crime sera assassiné dans son sommeil par l'esprit de cet homme au cœur brisé. »

Un étrange silence s'abattit dans la pièce, vite rompu par un reniflement peu discret.

« Je suis désolée, balbutia l'adolescente, cette histoire me touche toujours beaucoup.

— On est là pour toi, nous, ne t'en fais pas, la rassura son voisin qui semblait l'avoir prise sous son aile.

— Je suis convaincue que ce n'est pas une histoire, affirma une femme. Je suis un jour passée par un village où l'on était convaincu de son existence ! J'ai moi-même assisté à une de ses apparitions !

— Tu fabules, contra quelqu'un d'autre. Les fantômes n'existent pas. »

Contrariée, elle ne répondit pas, se renfrognant contre le dos de sa chaise. Jimin assistait à l'échange avec un intérêt qu'il ne cherchait pas à cacher : chaque légende impliquait une part de vérité. Plus il en apprendrait, plus il serait armé pour affronter le pays. Son lieutenant en avait conscience, raison pour laquelle il avait réclamé ces histoires en apparence anodines.

Les Sawaï venaient de raconter un dernier récit, celui d'une bête monstrueuse que l'on aurait aperçue au sud et qui aurait terrorisé la population pendant plusieurs années avant de disparaître sans laisser de trace, lorsque chacun termina son dîner. La nuit était tombée, de même que les températures. Un feu par chance avait été allumé dans l'âtre en prévision : une agréable chaleur enveloppait la pièce et ceux qui s'y trouvaient.

On débarrassa la vaisselle, et alors que les villageois s'apprêtaient à gagner les chambres les mieux entretenues du lieu, Jimin intervint.

« Excusez-moi, vous aviez mentionné que nous pourrions dormir en haut nous aussi, et je me demandais si l'offre tenait toujours.

— Bien sûr, acquiesça un habitant. Le lieutenant Kang et votre ami souhaitent-ils partager une chambre avec vous ?

— Mon ami seulement. Le lieutenant Kang rejoindra le campement. »

Taehyun approuva d'un acquiescement poli, et il s'effaça après avoir souhaité une agréable nuit aux Scorpions comme à son supérieur. L'adolescente, qui s'était attardée pour regarder partir le beau militaire, signifia aux deux Arixiens de la suivre d'un simple mouvement de la main.

« Je vais vous indiquer votre chambre, il n'en reste qu'une de libre.

— Ferme-t-elle à clé ?

— Toutes les chambres possèdent un verrou, en effet. Pas même besoin de clé.

— Parfait.

— Je vous rassure, nous ne vous attaquerons pas dans votre sommeil, nous sommes bien trop soulagés d'être libres pour cela. »

Jimin lui sourit, affable, en guise de réponse. La jeune fille leur indiqua la pièce libre avant de rejoindre ses proches dans celle juste à côté. Yoongi se tourna pour examiner les escaliers qu'ils venaient de grimper, si usés qu'ils avaient grincé de la première à la dernière marche. Le plancher sur lequel ils se tenaient, d'ailleurs, ne lui paraissait pas en meilleur état, et il se demandait si son effondrement aurait lieu dans les minutes ou dans les jours à venir. L'un comme l'autre semblait plausible...

« Pourquoi avoir demandé à dormir ici ? demanda Yoongi alors que Jimin le précédait dans la chambre.

— Parce que si vous me réveillez une nouvelle fois à cause d'un insecte, je vous tue.

— La punition me paraît un tantinet sévère... et qu'est-ce qui vous dit que cet endroit n'est pas infesté par les parasites ?

— L'état de la salle principale : avez-vous remarqué une seule araignée pendant notre dîner ? Non, il n'y en avait pas une. Les soldats devaient entretenir cet endroit : en dépit de sa décrépitude, il reste propre. Dans notre tente en revanche, situés près du seul puits à des kilomètres à la ronde en cette fin avril, nous aurions risqué d'être dérangés par des moustiques au mieux, des araignées au pire, et je n'ose même pas l'imaginer. »

Yoongi découvrit avec stupeur l'endroit où ils dormiraient : au contraire du couloir, la pièce s'avérait très bien conservée. Il en émanait une odeur ténue d'encens, et trois lits étaient installés contre un même mur, face à un petit bureau ainsi qu'une armoire. Une bougie et un chandelier servaient à illuminer le tout ; Jimin les alluma, et la lueur qui se diffusa autour d'eux rassura le Phénix, qui se méfiait de l'obscurité comme de la peste.

Le général referma la porte puis enclencha le loquet.

« Je désirais aussi dormir ici pour surveiller les villageois, déclara-t-il d'un ton sérieux. J'ignore ce qui me gêne, mais je suis convaincu qu'un danger rôde.

— Pensez-vous que l'un d'eux puisse nous faire du mal ?

— Je ne sais pas. Toute la soirée j'ai été habité par ce mauvais pressentiment. Je m'inquiète que quelqu'un essaie de s'en prendre à nous autant que je m'inquiète que quelqu'un essaie de s'en prendre à eux. Ils sont une cible bien plus facile que vous et moi.

— C'est juste. N'avez-vous rien remarqué de suspect au cours du dîner ?

— Non. Les quelques rescapés se sont montrés amènes bien que sur la retenue, ce à quoi l'on pouvait s'attendre. Je n'ai pas vu la trace d'un ressentiment particulier chez l'un d'eux, rien qui puisse laisser entendre qu'ils essaieraient de s'en prendre à nous.

— Mais..., l'encouragea Yoongi.

— Mais quelque chose me dérange. »

Une intuition le taraudait depuis plusieurs heures à présent. Mieux valait qu'il reste près des Sawaï pour en comprendre l'origine.

Les deux amis se changèrent. Ils se rendirent ensemble à la salle de bains commune, et quand ils furent de retour à leur chambre, Jimin vérifia qu'aucune de ses armes n'avait disparu dans l'intervalle. Il attrapa sa dague avec laquelle il pointa le lit le plus proche de la porte.

« Je dormirai là, indiqua-t-il. Vous, dormez sur le lit à côté.

— Pourquoi pas en face ?

— Parce que je veux pouvoir veiller de près sur vous. Si un individu entre par la fenêtre, je dois pouvoir faire barrage entre lui et vous le plus rapidement possible. Et faites comme moi : cachez votre dague sous votre traversin. En territoire ennemi, ne fermez jamais les yeux désarmé.

— Mes pouvoirs ne comptent-ils donc pas ?

— Non. Je veux que vous gardiez une arme supplémentaire à portée de main. »

Yoongi céda, trop fatigué pour répliquer. Il s'étendit sur le lit qui lui avait été désigné, recouvert d'une épaisse courtepointe ouatée aux motifs vermillon qu'il enserra comme s'il s'agissait d'une peluche. Sa fragrance florale et sa douceur molletonnée l'étonnèrent autant qu'elles l'émerveillèrent.

« Ces soldats savaient comment bien dormir, commenta-t-il. Je voudrais pouvoir apporter cette couverture avec moi !

— Ah si seulement.

— Et pourquoi pas ? Quel problème cela poserait-il ? Nous voyageons avec des couvertures, alors pourquoi pas celle-ci ?

— Parce que cela paraitrait injuste aux autres soldats, qui y verraient du favoritisme.

— Parce que vous embrassez vos autres soldats, peut-être ?

— Ce n'est pas parce que je vous embrasse que je vais vous laisser apporter cette couverture avec nous. Et puis... vous considérez donc le fait de m'embrasser comme un privilège... j'en suis flatté.

— Tout baiser est un privilège qu'une personne donne à une autre sur son corps.

— Très jolie remarque.

— C'est une des répliques de La dame de la lune.

— Qu'il est beau d'être cultivé, décidément. »

Jimin s'allongea à son tour sur son lit, profitant du même confort que son ami qui s'était déjà enroulé dans sa couverture. Ainsi saucissonné, il ne risquait pas de témoigner de la moindre réactivité si un ennemi entrait dans la chambre... toutefois, le général ne se sentit pas capable de le lui reprocher. Il garda le silence, serrant plus fort le manche de sa dague sous son traversin. Si on les attaquait, lui et lui seul devrait les protéger tous deux.

« Voulez-vous que j'éteigne les lumières ? s'enquit le Phénix.

— Je préfère que nous dormions avec. »

Ils se souhaitèrent une bonne nuit, puis ils fermèrent les paupières en attendant que le sommeil les cueille. Jimin, habitué à cette tension, à ce stress permanent, s'assoupit presque aussitôt, alors que Yoongi pour sa part ne parvenait pas à apaiser les inquiétudes soulevées par son cadet. Il rouvrit les yeux pour les fixer sur le plafond. Les flammes qui ondoyaient faisaient danser leur lueur anémique autour d'eux, créant un décor oppressant.

Yoongi déglutit en remontant sa couverture jusqu'à son nez. Il jeta un discret regard à ses côtés pour observer Jimin dormir, l'air serein. Il envia autant qu'il s'effraya de son indifférence face à une situation pareille. Le Phénix ne doutait ni de la légèreté de son sommeil ni de son efficacité au saut du lit, mais il était convaincu que l'un d'eux devrait demeurer éveillé.

Décidé à ne surtout pas s'assoupir – il se reposerait le lendemain, contre le dos du général derrière qui il chevaucherait –, Yoongi se récita son épopée favorite en se concentrant sur la chorégraphie des flammes près de lui. En dépit de la fatigue écrasante qu'il ressentait, impossible de toute façon de s'endormir : son cœur ne se calmait pas, au moindre son, au moindre grincement, un flot d'adrénaline hurlait en lui à la manière d'un éclair de chaleur vorace, et il ne parvenait même pas à rester immobile : il s'interdisait de bouger de peur de réveiller Jimin, ce qui n'empêchait pas son pied droit de s'agiter sous l'effet de l'anxiété.

Minutes puis heures passèrent dans un silence relatif que seuls les bruits nocturnes agaçaient. Yoongi se sentait sombrer. Garder les paupières ouvertes tenait à présent de l'exploit, et une inexplicable nausée accompagnait une sensation de faim de plus en plus importante – le résultat d'un stress trop intense qu'il gérait mal.

Le mauvais pressentiment de Jimin l'avait contaminé, et le Phénix refusait de se laisser bercer par une pernicieuse torpeur. Tant que...

Il s'immobilisa tout à coup, le souffle coupé. Une porte avait grincé. Celle de la chambre voisine. Il en était convaincu. Il était terrifié, d'autant qu'aucun bruit de pas ne s'élevait, rien qui puisse prouver qu'il s'agissait d'un Sawaï inoffensif et non d'un tueur déterminé à s'en prendre à eux.

À l'instant même où Yoongi voulut réveiller le général, ce dernier se dressa sur son lit, sa dague dans la main. Il marcha jusqu'à la porte d'un pas si léger que pas une planche ne gémit. Il posa l'oreille contre le battant, immobile de longues secondes durant, au terme desquelles il se tourna vers son aîné à qui il adressa un signe de l'index pour l'inviter à le suivre.

Le Phénix écarquilla les yeux, se pointa avec un regard interrogateur, et l'autre lui répondit d'un simple hochement de tête pressé. Yoongi prit une mine suppliante ; Jimin parut excédé et mima des lèvres en murmurant à peine : « Je ne vous laisse pas seul ici. »

Défait, le mage obéit. Il le rejoignit en quelques enjambées qui se voulaient aussi discrètes que possible, et Jimin l'incita d'un geste à rester derrière lui alors qu'il ouvrait de façon prudente la porte, sa dague prête à l'assaut. Pas un bruit.

L'Arixien vérifia que personne ne comptait le surprendre dans le couloir, puis il y sortit, témoignant toujours d'une vigilance excessive. Yoongi pour sa part était convaincu que s'il n'avait pas déjà traversé bon nombre d'épreuves, la peur l'aurait figé. À présent, il lui semblait que ses réflexes le contrôlaient, que son corps avait pris le dessus et agissait sans l'aval de son cerveau.

Jimin se planta devant la chambre voisine, dont la porte n'était pas fermée. Un léger jour laissait deviner l'obscurité qui y régnait. Intrigué, sur ses gardes, le militaire se plaqua contre le mur, puis il poussa le battant d'un geste lent qui dévoila peu à peu l'intérieur, ou du moins les silhouettes des meubles et des Sawaï. Tout le monde dormait, enfoncé sous les couvertures.

Le général entra. Il s'immobilisa en s'apercevant qu'un lit était vide : celui de l'adolescente, seule personne absente. Il fronça les sourcils, voulut s'avancer... puis sa vue, désormais accoutumée aux ténèbres, lui révéla les immenses traces sombres au pied des trois lits occupés. De certains édredons dégoulinait encore du sang qui gonflait les flaques déjà dessinées par terre et se rejoignaient au centre de la pièce.

~~~

Yoongi attendait dans le couloir, le souffle court, le cœur tambourinant à tout rompre, le corps brûlant d'anxiété au point qu'il transpirait en dépit du peu d'effort qu'il fournissait. Jimin était entré depuis plusieurs secondes à présent, et s'il ne le lui reprochait pas, il se sentait néanmoins fragile, faible sans lui.

Il jeta des regards autour de lui, dans la pénombre menaçante qui avait tendu son voile alentour, et il se décida à approcher à son tour de la pièce : s'il n'entendait pas de bruit, cela signifiait au moins qu'aucun combat n'avait lieu.

Le Phénix s'avança et alors qu'il s'apprêtait à se pencher, il se stoppa net : une lame venait de se glisser dans un silence parfait contre sa gorge, tenue par un individu qui se dressait derrière lui, sorti de l'ombre par il ne savait quel miracle. Yoongi ne l'avait pas remarqué. Il s'immobilisa, et il sentit une main lui arracher sa dague. Désarmé, figé par la stupéfaction, le jeune homme perçut le mouvement de son agresseur qui se serra contre lui pour lui murmurer à l'oreille : « Un seul geste et cette lame sera la dernière chose qui caressera ta peau. »

Il s'agissait d'une femme dont il n'avait jamais entendu la voix, mais à son accent, aucun doute : elle était Sawaï.



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J'ignore si quelqu'un l'a remarqué, mais la formule qui ouvre les contes sawaï est constituée de deux alexandrins. J'aime bien :3

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