Chapitre 30 🎵
Note : ce chapitre contient une chanson écrite par moi-même et interprétée par une IA. Puisque les paroles n'apparaissent pas dans le chapitre et qu'il peut arriver que le son soit pas top, j'ai mis des sous-titres, il vous suffit donc de les activer pour suivre tout ce qui sera chanté. J'espère que ce nouveau morceau vous plaira ! ^^
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« L'homme est ce qu'il y a sur Terre de plus difficile à cerner. Vous qui croyez tout savoir, vous ne savez rien. Vous ne savez rien de mes souffrances, de mon histoire, de mes espoirs, de mes rêves. Pourtant, vous me jugez, vous me condamnez. Vos accusations fallacieuses n'autorisent aucune contestation, des rumeurs servent de preuves, et l'opinion publique a déjà décidé de ma sentence. À quoi servent les tribunaux quand l'avis du peuple prime sur celui de la raison ? »
– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.
Taehyung s'éveilla. Chaque matin, il lui semblait que le sommeil, plutôt que de lui offrir le moindre repos, avait mis son corps en pause et l'avait redémarré. Ainsi, les pensées qui le hantaient le soir l'assaillaient de nouveau, et au contraire de ce qu'affirmait le dicton, la nuit ne lui portait même pas un soupçon de conseil. Celle-ci, d'ailleurs, il avait espéré la passer dans l'étreinte robuste du lieutenant Jeon, à la place de quoi il s'était contenté de son drap autour de lui et d'un coussin dans ses bras.
La veille en effet, Jungkook l'avait raccompagné jusque chez lui et, au terme de quelques politesses, était reparti d'un pas léger. Taehyung avait deviné qu'une épopée à sa gloire le réjouissait ; il savait aussi que sa relation avec lui ne devenait charnelle que dans l'intimité de leur chambre. Pourtant... il aurait aimé que le militaire le salue avec un baiser.
Tournant par réflexe la tête vers le paquet de feuilles sur son bureau, Taehyung s'en voulut d'écrire ce poème en partie parce qu'il pourrait s'en servir de prétexte pour voir plus souvent Jungkook. Il s'en voulut d'espérer qu'en lisant ses mots, le courageux combattant tombe amoureux de lui et ose lui avouer sa passion. Il s'en voulut pour son égoïsme, pour sa volonté de posséder Jungkook alors que ce dernier s'était déjà refusé à lui.
Taehyung enfila son hanbok préféré, vérifia sa coiffure après s'être rafraîchi le visage, puis patienta. On frappa à sa porte peu après, il l'ouvrit sur son bien-aimé qui s'inclina avec un sourire poli.
« Bonjour, Taehyung, es-tu prêt ?
— Bonjour, oui je le suis. Tu n'as pas l'air dans ton assiette. »
Jungkook arborait le même visage calme qu'à l'accoutumée, celui derrière lequel il s'échinait à dissimuler ses émotions quand il ne souhaitait pas les laisser transparaître. Or, Taehyung ne voyait ce masque qu'en présence d'autres Arixiens : seul avec lui, le lieutenant se montrait sous son vrai jour.
« Je n'ai pas passé une très bonne nuit, admit Jungkook d'un ton égal.
— Ah ? Voudrais-tu en parler ?
— Non, ce n'est pas nécessaire. J'aimerais juste... que tu restes vigilant quand tu seras avec Jung Hoseok. Est-ce bien compris ?
— Bien sûr. Moi-même je t'avoue être anxieux à l'idée de cette entrevue. »
Il plaça sur son épaule la sacoche qui contenait ses papiers et son crayon, et il suivit son amant hors de l'immeuble.
« Si cela peut te rassurer, j'ai décidé que je resterai avec toi, au moins la première heure. Ensuite, j'ai des tâches à accomplir à la caserne, je ne pourrai pas m'y soustraire plus longtemps.
— Cela va de soi, et je suis heureux que tu fasses en sorte de rester un peu. Je me sens... oui, rassuré. Merci. »
En dépit de sa démarche souple et de son regard calme, Taehyung percevait sans mal qu'une grande tension habitait son cadet, qu'il n'osa pas interroger à ce sujet. Si Jungkook avait décidé de se taire, impossible de lui tirer les vers du nez.
Toutefois, pas difficile d'imaginer que comme lui, le lieutenant s'avérait juste inquiet de l'entretien avec le détenu. De nouveau cette flamme stupide s'illumina dans l'âme de Taehyung qui rêva de pouvoir l'éteindre d'un simple souffle. La possessivité comptait parmi les défauts de Jungkook, qui ne supportait pas que l'on abîme ses affaires, même quand il ne s'intéressait plus aux affaires en question depuis des années – peut-être une résurgence de son côté sentimental. Du fait de leur accord, les deux hommes s'appartenaient, en plus de quoi ils étaient devenus amis.
Jungkook s'inquiétait pour lui, sentiment exacerbé par sa possessivité... qui entra en résonnance avec l'égoïsme de Taehyung. Le poète se sentit flatté, ravi de constater que le militaire avait pensé à lui après leur séparation, sans doute même pendant la nuit.
Ils traversèrent Noria pour se rendre à la plus grande prison du pays, celle des deux empereurs, située sous l'immense villa qu'ils habitaient avec leurs serviteurs, leur conseil privé, mais aussi certains des artistes qu'ils protégeaient et que Taehyung rêvait de rejoindre. Par mesure de sûreté, les geôles, bien que localisées sous la demeure, ne possédaient qu'une entrée, à l'extérieur de la maison, dans un poste de surveillance qu'occupaient les soldats chargés de la sécurité des empereurs : qu'un détenu cherche à s'enfuir et il déboulerait dans une pièce où se reposaient quelques-uns des meilleurs combattants d'Arixium – du suicide !
Le palais impérial était construit sur une colline : partout dans Noria, il suffisait de lever les yeux pour le voir. Bien que discret du fait d'une architecture qui se voulait basique, sa taille émerveillait. Si quelqu'un avait jadis su le nombre exact de chambres, de salles de bains et autres salons qu'il contenait, aujourd'hui néanmoins il ne s'agissait plus que de rumeurs. Tantôt l'on affirmait que l'auguste édifice comptait trois cents pièces richement décorées, tantôt que ses quelques soixante pièces au style désuet décevraient beaucoup d'admirateurs qui s'attendraient à un peu plus de luxe.
Taehyung vit ce qu'il considérait comme le palais impérial arixien se rapprocher de lui à mesure que sa foulée progressait. Jungkook marchait à son côté, silencieux, le regard lui aussi dirigé vers ce lieu grandiose. Il savait que plusieurs empereurs avaient suivi un cursus militaire, et il s'était déjà demandé si le général Park pourrait être intéressé par cette voie. Lui-même ignorait s'il souhaitait être élu, il n'aimait à vrai dire pas beaucoup l'idée de recevoir de si lourdes responsabilités – il maîtrisait combats et guerres, en revanche, pour ce qui était de l'économie et de la politique... il s'agissait pour lui d'un territoire inconnu.
Ils arrivèrent devant le quartier des soldats, large bâtiment de pierres blanches dont le portique était soutenu par d'élégantes colonnes. Peu d'ouvertures perçaient l'intérieur, afin qu'un détenu cherchant à s'échapper y reste coincé.
Jungkook salua quelques camarades, présenta Taehyung, mais ne s'appesantit pas sur la raison de leur venue. Il expliqua avec concision le projet du poète puis réclama de voir le chef de la prison, celui qui décidait d'accorder ou non les visites.
« Je vais le chercher, » affirma le guerrier en s'éloignant.
Les deux amants patientèrent avant que l'homme ne ressorte avec son supérieur, qui accueillit Jungkook de façon chaleureuse. Il s'inclina avec respect devant Taehyung, de qui il avait entendu parler, et se réjouit de son entreprise.
« Par contre, ajouta-t-il, Jung Hoseok est un homme considéré comme dangereux : il n'est pas autorisé à quitter sa cellule, quel qu'en soit le prétexte.
— J'avais déjà mis mon ami en garde à ce sujet, acquiesça Jungkook, il sait qu'il devra lui parler à travers les barreaux. Je resterai d'ailleurs la première heure avec lui.
— Très bien, il faudra juste que vous signiez tous les deux le registre des visites à votre entrée, puis à votre sortie, et nous ajouterons le temps passé auprès du prisonnier ainsi que le nom de ce dernier.
— Pour des raisons évidentes, Taehyung restera sûrement longtemps auprès de lui et risque de revenir lui poser quelques questions par la suite, est-ce que cela pourrait poser problème ?
— Pas le moins du monde, il s'agit de simples précautions pour les visites des proches, mais dans le cas d'études et de travaux quelconques, nous ne donnons pas de limites de temps. En revanche et pour des raisons tout aussi évidentes, un gardien restera près de vous, Taehyung, durant tout le temps que vous passerez en bas.
— Merci beaucoup, répondit le poète que cela rassérénait.
— Je vous en prie. Suivez-moi. »
Ils pénétrèrent dans la demeure où ils suivirent un couloir qui les mena à une pièce éclairée de bougies. Il s'y trouvait plusieurs étagères remplies de dossiers en tous genres, un large bureau de bois massif, ainsi que plusieurs tables et chaises où discutaient des soldats pendant qu'ils s'amusaient à des jeux de société, avec un plateau et des jetons.
Des militaires entrèrent, d'autres sortirent, et Taehyung comprit qu'il s'agissait de la relève. Ceux qui venaient d'arriver approchèrent pour donner leur rapport à leur supérieur, pendant que le chef attrapait un trousseau de clés accroché près du bureau. Il se rendit au fond de la pièce, où des tables encore vides encadraient une porte en métal ornée de plusieurs verrous. Impossible de s'échapper de là, quiconque franchissait ce passage menotté n'en ressortirait qu'une fois que la justice l'aurait décidé.
L'homme qui les accompagnait leur demanda de signer le registre des visites pendant qu'il ouvrait un à un chaque cadenas, chaque loquet. Enfin, tandis qu'un soldat fouillait la sacoche du poète, le battant pivota dans un bruit sourd.
« Nous ne graissons jamais la porte afin qu'elle attire l'attention au moindre mouvement, » admit-il en remarquant que le boucan avait fait grimacer Taehyung.
Devant eux s'étendait un corridor sombre qui s'enfonçait sous terre et d'où émanait un froid mordant. Taehyung frissonna, regrettant de n'avoir enfilé qu'un hanbok léger, sans son épais manteau d'hiver. Jungkook, qui pour sa part avait prévu des vêtements chauds, retira de ses épaules sa cape céruléenne qu'il posa sur celles de son ami.
« Jungkook...
— Tu vas rester longtemps en bas, je ne voudrais pas que tu attrapes froid. »
Taehyung déglutit, fuit son regard, et en profita pour observer le chef de la prison. L'homme prenait une torche située à côté de l'entrée, puis il leur fit signe de le suivre en bas. Ils marchèrent dans ses pas. Le cœur du poète battait la chamade : jamais il n'avait poussé ses recherches au point d'interroger un détenu, et commencer avec quelqu'un de l'envergure de Jung Hoseok... il se sentait terrifié. Quand Jungkook lui avait narré l'épisode des explosifs cachés sous le champ de bataille, il avait mesuré toute l'intelligence de cet adversaire ainsi que sa détermination à ne rien laisser l'arrêter.
Il craignait de rencontrer un homme fou de colère, incapable de se maîtriser, et qui insulterait Jungkook de tous les noms dès qu'il le reconnaîtrait. Lui dont la sensibilité avait été mainte fois louée, à présent elle l'affaiblissait. Ses pas devenaient de plus en plus hésitants, sa bouche lui semblait sèche, et il ne cessait de tordre et triturer la bandoulière de sa sacoche. Il jetait de brefs coups d'œil partout, aussi bien sur les marches qu'ils descendaient que sur le mur de pierre qu'éclairaient de nombreuses torches placées à égale distance les unes des autres.
Jungkook posa une main réconfortante sur son épaule. Même sans un mot, il savait comment calmer son ami qui tenta de se maîtriser.
Ils accédèrent à un couloir étroit qui donnait sur de larges allées, toutes surveillées par un gardien. Taehyung resta muet devant l'étendue de la prison. Il n'avait pas soupçonné qu'elle puisse réellement s'enorgueillir d'une une superficie comparable à celle de la villa au-dessus d'elle.
« Notre prisonnier est dans le cinquième couloir à droite, deuxième cellule. »
Ils suivirent le chef qui les mena à l'endroit souhaité. L'entrée de chaque allée était verrouillée par des barreaux qu'il ouvrit. Le gardien de ce secteur s'inclina devant eux.
« Soldat, voici le lieutenant Jeon et son ami, le poète Kim Taehyung. Ce dernier a besoin de s'entretenir avec un de vos prisonniers pour un prochain récit. Est-ce bien clair ?
— Oui, chef. »
En somme, Taehyung était autorisé à aller et venir quand bon lui semblerait.
L'homme indiqua qu'ils désiraient voir Jung Hoseok, puis il partit, laissant aux soins du surveillant les deux jeunes gens après les avoir salués.
La cellule du détenu était la deuxième depuis le bout du couloir, autrement dit la deuxième plus éloignée de la sortie. Le soldat en faction accompagna les deux visiteurs, avec qui il s'enfonça davantage dans les entrailles de la Terre. Ils s'arrêtèrent après une cinquantaine de mètres. Devant eux, un mur marquait la fin du corridor, et il ne restait que quelques geôles.
« Jung Hoseok se trouve dans celle-ci, » déclara le gardien en tendant l'index.
Ils le remercièrent et se rendirent près du cachot en question, le dernier à droite. Taehyung néanmoins s'immobilisa avant, déglutit, et tourna une moue soucieuse en direction de son cadet qui lui adressa son plus doux sourire.
« Il est en prison et je suis là. Tout va bien se passer.
— Je n'ai jamais...
— Je sais. Mais tu n'as rien à craindre. »
Comme tout citoyen valide d'Arixium, Taehyung avait servi dans l'armée en atteignant l'âge adulte. Il avait appris à se battre avant de choisir de se spécialiser dans les soins, domaine qui lui évitait tout combat de front, puisque les soldats médecins restaient en général à l'arrière. Or, parce que ceux qui ne comptaient pas parmi les troupes de métier n'étaient jamais amenés à affronter l'ennemi, il n'avait jamais fait face à un homme de la trempe de Jung Hoseok.
Jungkook s'approcha le premier, se plaçant devant la cellule dont il scruta l'intérieur, le port droit, en silence. Taehyung trouva le courage de le rejoindre, et il le vit. Ses prunelles rencontrèrent celles du chef de la révolte tyfodonienne, celui que l'on considérait comme le meilleur archer au monde, l'impressionnant, l'intimidant Jung Hoseok.
Taehyung en eut un frisson d'appréhension.
Le smaragdin profond de ses iris rappelait les vertes forêts de Tyfodon, ses traits émaciés et ses joues caves témoignaient de ses difficultés au cours des dernières semaines, de même que les cernes sous ses yeux. Bien que debout, il s'appuyait davantage sur une de ses jambes, preuve que l'autre avait été blessée. Pourtant, il se tenait de façon aussi solennelle que Jungkook, le menton haut, le visage impavide. Les deux guerriers se défiaient du regard sans montrer pour autant la moindre haine.
Hoseok avait été débarrassé de son armure, dont il ne portait plus que la tunique émeraude épaisse, le pantalon noir et les bottes. Taehyung se demanda aussitôt s'il n'avait pas froid, car lui-même sentait un nouveau frémissement parcourir son échine.
« Lieutenant Jeon, prononça le Tyfodonien d'un ton stoïque.
— Jung Hoseok.
— Qui est-ce ? s'enquit-il avec un geste du menton pour Taehyung.
— Il vient pour des travaux de recherche, il a des questions à vous poser.
— Qui est-ce ?
— Kim Taehyung, » se présenta le poète.
Hoseok inclina la tête. Désarçonné par son calme autant que par sa politesse, le jeune homme l'imita de façon maladroite, ce qui tira un rictus à peine perceptible à l'ennemi.
Taehyung jeta un regard de côté ; le gardien de cette allée de la prison était resté à une demi-douzaine de mètres d'eux, afin d'écouter et surveiller sans déranger pour autant. Il se racla la gorge, un peu plus en confiance désormais.
« J'aimerais écrire sur la bataille qui vous a opposé au lieutenant Jeon, détailla-t-il. J'ai déjà sa version, mais j'aimerais comprendre un peu mieux votre manière de penser.
— Ma manière de penser ? répéta Hoseok.
— Oui : ce moment où vous avez fait exploser le champ de bataille m'a impressionné, j'aimerais que vous me décriviez la façon dont vous avez mis ce piège en place, la raison pour laquelle vous l'avez fait, et la raison pour laquelle vous l'avez déclenché à ce moment précis de la bataille. Pouvez-vous m'expliquer ? »
Hoseok acquiesça et raconta. Jungkook, loin de se sentir diminué par ce récit, en savoura la moindre phrase : ces éléments ne discréditaient pas les Aigles, ils se contentaient d'élever les Tigres. Et le jeune militaire avait compris ce que son amant comptait faire : il désirait grandir la menace tyfodonienne, mettre en valeur Hoseok, le présenter comme un brillant stratège, afin que sa défaite contre Jungkook rende la victoire arixienne plus spectaculaire.
La première heure passa vite, le révolté finit par narrer l'entièreté de la bataille de son point de vue, et sa sincérité surprit les deux visiteurs : pas une fois Hoseok ne chercha à médire des troupes du général Moon, pas une fois il n'invectiva les Arixiens. Il se contenta de raconter les combats, l'enchaînement des faits, et les raisons de ses décisions.
« Je vais devoir m'en aller, soupira Jungkook alors que son aîné prenait encore des notes, as-tu tout ce qu'il te faut ?
— Pas encore, et de loin, soupira le poète. Mais je me sens plus à l'aise, je peux rester ici avec le gardien, tout ira bien.
— Parfait. Je viendrai te voir ce soir chez toi.
— Je t'y attendrai. »
Ils échangèrent un sourire, et le lieutenant s'en alla.
« Vous semblez proches, remarqua Hoseok.
— Si vous le dites. Pouvons-nous reprendre l'entretien ?
— Allez-y.
— Maintenant que j'ai tous les détails concernant la bataille... j'aimerais en comprendre un peu mieux l'origine.
— Que voulez-vous dire ?
— Cette guerre a commencé parce que des Tyfodoniens ont cherché à entrer sur notre territoire malgré notre interdiction et celle de Mournan. Pourquoi ne pas l'avoir respectée ? Pourquoi avoir choisi de vous rebeller contre votre gouvernement ? »
Le Tyfodonien resta songeur pendant plusieurs secondes qui se changèrent en minutes. Peu pressé – et surtout peu désireux de provoquer sa colère –, Taehyung patienta. Il feuilleta ses notes, sourit à l'idée d'écrire une épopée historique si détaillée, et ne releva la tête que quand son interlocuteur reprit la parole.
« Si je voulais vous expliquer correctement mes choix, il faudrait que je revienne plusieurs années en arrière.
— Et qu'est-ce qui vous en empêche ?
— Cela ne vous dérangerait-il pas ?
— J'ai tout mon temps. »
Hoseok hésita encore un court instant avant d'acquiescer.
« Très bien, alors si vous le permettez, j'aimerais vous raconter mon histoire.
— Je suis tout ouïe.
— Je m'appelle Jung Hoseok, j'ai vingt-six ans et je suis né dans un village à l'extrême est de Tyfodon, près de la frontière entre les collines de Brynel et le mont Phaham. J'y vivais avec mes parents et mes deux sœurs. Ma mère était la chef, et ses talents étaient reconnus dans tout le pays. Mon père était chasseur, ma mère quant à elle se consacrait souvent à la chasse mais avait pour activité principale le commerce de fourrure. Depuis des générations, ma famille était reconnue pour la qualité des arcs qu'elle concevait sans jamais les vendre, ainsi que pour son talent dans l'archerie.
« En tant qu'aîné, ma mère m'a offert à mes cinq ans le petit arc à poulie que son ancêtre avait conçu pour son fils, le premier jamais inventé. Elle nous a initiés, mes cadettes et moi, aussi bien au tir qu'à la confection d'un tel arc, ainsi nous avons pu concevoir nos armes nous-mêmes. L'arc que je possédais était celui que j'avais fabriqué à ma majorité.
— Votre travail est admirable. Vous pouvez tirer sur une distance beaucoup plus importante que les archers classiques, n'est-ce pas ?
— En effet. Nous vivions donc en paix, notre activité nous rapportait beaucoup et nous étions appréciés dans le village, si bien que le statut de chef de ma mère ne fut jamais remis en question. Je passais d'ailleurs beaucoup de temps avec elle, qui voyait en moi son digne successeur – mes sœurs, bien que très douées, s'intéressaient plutôt au commerce, elles ne souhaitaient pas diriger le village. Mon avenir me semblait tout tracé.
— Que s'est-il passé ? »
Hoseok se rembrunit, soudain perdu dans ce qui ressemblait à de douloureux souvenirs.
« L'année dernière, alors que l'automne débutait à peine... le village a été attaqué par des troupes akashites. Vous le savez, Tyfodon n'est pas un pays unifié, il a une armée théorique, mais son armée réelle est misérable. Pour nous défendre, nous n'avions que nous. Ma famille a lutté aux côtés des guerriers du village. Nous l'avons emporté, mais le nombre de nos combattants ne se comptait plus que sur les doigts des mains. J'ai vu tour à tour chaque membre de ma famille expirer, et tout ce qui me reste d'eux, c'est ce bijou. »
Hoseok, le visage marqué par la peine, tira de sous sa tunique une chaînette à laquelle était pendue une bague argentée.
« Voici l'alliance de ma mère. Je n'ai pas retrouvé celle de mon père sur son cadavre, je pense que quelqu'un l'a volée.
— Quelle horreur...
— Je me suis senti soudain vide, privé de tout ce qui comptait pour moi. Lorsque nous avons brûlé les corps des morts, j'ai un instant envisagé de sauter dans le bûcher pour les rejoindre et cesser enfin de souffrir. Mon corps me semblait lourd, mon cœur d'autant plus, et je n'arrivais plus à imaginer quel avenir s'ouvrait à moi. Je... mon passé venait d'être détruit, et je n'avais aucun futur. À quoi bon lutter ? »
Sa voix partit dans les aigus, il se tut pour reprendre contenance, embarrassé de montrer sa faiblesse. Taehyung versa une larme pour lui, empathique à l'extrême. Voir ce courageux chef ennemi exposer les pires moments de sa vie le touchait d'une manière qu'il ne saurait décrire. Tout homme possédait des failles, Hoseok n'échappait pas à la règle.
« Un camarade a senti mon désarroi. Il m'a retenu, et il m'a incité à me battre, à ne surtout pas baisser les bras. Or, quoi faire ? Les Akashites, nous l'apprîmes bien vite, avaient lancé une attaque simultanée contre tous les villages de la frontière à la fois, et partout ils n'avaient laissé que ruine et désolation. Nous n'avions plus aucun bouclier, plus aucun moyen de nous défendre, nous étions à leur merci. Et savez-vous, Taehyung, ce que décida le chef Choi ?
— Non, dites-moi.
— Le chef Choi savait que les populations tyfodoniennes ne pouvaient pas être réunifiées, trop de chefs de villages se faisaient la guerre au sein du territoire pour réussir à s'entendre, d'après lui, même contre un ennemi commun. Alors il a ordonné aux Tyfodoniens majeurs d'intégrer son armée, sans demander l'avis de qui que ce soit, afin de protéger le pays. Or, peu voyaient cette décision d'un bon œil : pourquoi ne pas envoyer ces combattants directement à la frontière plutôt que de les réquisitionner à la capitale... et puis l'évidence nous a frappés. Le chef Choi veut que seule Mournan soit protégée, les autres villes lui importent peu, et on le soupçonne même de vouloir profiter de cette guerre pour asseoir son autorité puis se présenter en roi de Tyfodon. Un à un, il va laisser tous les villages se faire massacrer, comme le mien, par les Akashites. Ainsi il n'existera plus que Mournan et ceux qui se sont alliés, passés sous son autorité. Il sera le seul chef tyfodonien.
« Ce monstre a vu en la guerre le moyen d'obtenir le trône du pays, et je ne suis pas le seul que cela a choqué. Le fils Choi lui-même a décidé de fuir Mournan, une nuit. Il a disparu. Nous ignorons encore où il se trouve. On raconte qu'il aurait tenté de s'opposer aux desseins de son père qui l'aurait menacé.
— Par Pyros, Hoseok, vous ne pouvez pas me confier tout cela ! explosa Taehyung, outré. C'est aux empereurs que vous devez parler, à l'Assemblée ! Il s'agit d'une situation grave, Tyfodon est menacé !
— Croyez-vous ? »
Son sourire mélancolique ébahit le poète qui attendit en silence une explication.
« Taehyung, enfin, réfléchissez une seconde, souffla Hoseok plus bas. Vos dirigeants sont très amis avec la famille Choi, n'est-ce pas ? »
La vérité frappa Taehyung de façon si violente qu'il lui sembla en perdre le souffle. La gorge serrée, il ne put que murmurer : « Arixium soutient le chef Choi... »
Hoseok acquiesça d'un mouvement piteux.
« Vos chefs ont tout intérêt à ce que Choi monte à la tête du pays, le commerce pourrait s'en trouver grandement développé, ce qui réussirait beaucoup à Noria. Or, Tyfodon est ainsi : nous vivons en petites communautés, et cette vie nous convient à tous. Choi ne veut unir les Tyfodoniens que pour qu'ils soient tous à sa botte, pas pour contrer les Akashites, qui de toute façon se sont arrêtés peu après dans leur progression : ils souhaitaient juste reconquérir l'est du territoire, dont ils estimaient qu'il leur revenait depuis des générations, mais ils n'ambitionnent pas d'avancer davantage. Ils n'ont plus bougé depuis décembre.
« Vous comprenez, maintenant, Taehyung, pourquoi j'ai décidé de réussir ce que Choi n'osait pas tenter ? Vous comprenez pourquoi j'ai voyagé à travers mon pays pour rallier autant de villages que possible ? Le chef Choi, lui, n'aurait pas cherché à les rallier, il désirait les annexer. Une fois son immense armée constituée, une fois tous les villages dépourvus de leurs soldats, il aurait contraint chacun d'entre eux à le rejoindre sous peine de n'être pas protégé par lui. Il a déjà réussi à s'imposer dans les villes autour de Mournan, et bientôt le pays entier sera sous son contrôle.
« Mon objectif était de réunir autant de soldats que possible afin de marcher sur Mournan dans l'espoir de mettre son fils sur son trône : lui est bien plus mesuré, il n'aurait pas cherché à garder le pouvoir. Tout le monde dit qu'il ferait un chef exemplaire pour Mournan.
— Alors pourquoi vous être attaqué à Arixium ?
— Pour la raison que l'on vous a sans doute expliquée : nous avons dans nos rangs des familles qui nous ont suivis non pour combattre, mais pour fuir, car le chef Choi est devenu tyrannique au fil des mois. Nous devions absolument les mettre à l'abri avant de marcher sur Mournan. Or, tout l'est de Tyfodon est contrôle par les Akashites, tout l'ouest et le nord par le chef Choi. Nous avons espéré... que peut-être nous réussirions à entrer en territoire arixien, ou du moins que nous réussirions à discuter avec un chef pour obtenir une autorisation. À la place, tout ce que nous avons réussi, c'est à faire assassiner des centaines de familles... »
Taehyung fut déstabilisé par son évident désarroi.
« Partout dans Arixium on prétend que le chef Choi a conscrit les hommes et femmes aptes au combat afin de combattre les Akashites, affirma le poète. On prétend que vos rebelles et vous vouliez vous réfugier à Arixium pour éviter le combat, pour échapper à vos obligations envers votre pays.
— Tout cela n'est que mensonges, nous souhaitions juste éviter à notre pays l'hégémonie d'un homme qui, lui, a peur de mener ses troupes au combat – car il sait que sans elles, il risque d'être destitué.
— Alors... vous avez prouvé au chef Choi que les Tyfodoniens pouvaient bel et bien s'unir quand il s'agissait de lutter contre un ennemi commun : lui.
— Exactement. Beaucoup m'ont suivi, et ceux qui ne l'ont pas fait m'ont souhaité la victoire. Le peuple a peur, Taehyung, il ne veut pas d'un roi, il veut garder ses villages épars, ses nombreux chefs... mais ceux qui s'opposeront à Choi auront affaire à son armée, alors ils n'osent plus rien dire.
— Et les soldats ne se retournent-ils pas contre lui ?
— Mournan était la ville qui comptait le plus de soldats, et tous ont bien envie de conquérir le territoire, surtout depuis que Choi leur a promis des terres en cas de victoire. Ils se chargent des rebelles avec une violence physique et morale inouïe. Les soldats des villages sont contrôlés par la peur d'être torturés, et par la peur que leur famille le soit. »
Hoseok resta silencieux, ferma les yeux, et quand il les rouvrit, il plongea ses iris verts dans ceux, charbonneux, du poète.
« Bientôt le chef Choi aura gagné. Avec notre défaite, beaucoup n'oseront plus s'opposer à lui. Alors Tyfodon basculera dans un régime totalitaire sans précédent, mais qui satisfera les commerçants d'Arixium pour qui tout ira bien dans le meilleur des mondes. Votre peuple, Taehyung, a abandonné le mien. »
Taehyung déglutit, puis sa mémoire se mit en branle, et une récente discussion avec Kim Namjoon lui revint. Son regard se voila d'un soulagement mêlé d'émotion.
« Non, Hoseok.
— Non ?
— Parce qu'à l'heure où je vous parle, un de mes plus précieux amis est en train de parler aux empereurs après avoir réussi à faire adopter à l'Assemblée un texte autorisant les Tyfodoniens qui le réclament à entrer en territoire arixien le temps que s'apaisent les tensions dans votre pays. »
Malgré sa jambe blessée, Hoseok bondit vers les barreaux de sa cellule ; Taehyung ne recula pas, comme si son être savait qu'il n'avait rien à craindre de ce prisonnier. Les mains toujours menottées, le Tigre agrippa les barres de fer, le regard brûlant d'espoir.
« Par Pyros, est-ce vrai ? s'exclama-t-il, des larmes dans la voix.
— Toute famille qui le désirera pourra entrer sur le territoire, oui. Elle devra juste se déclarer et repartir à l'instant où le pays sera de nouveau sûr, quand les Akashites l'auront quitté... et plus important, ils auront un endroit où se réfugier pour fuir Choi et sa tyrannie. »
Jung Hoseok, que Taehyung avait appris à connaître en quelques heures de conversation, fondit en larmes, bouleversé : son groupe avait échoué, mais les Arixiens eux-mêmes avaient fini par leur accordé l'unique chose qu'ils désiraient, la protection. Si par miracle Arixium décidait de le délivrer, lui et ses troupes, comme le lieutenant Jeon l'avait suggéré, alors peut-être réussirait-il à destituer le père et à mettre le fils à la tête de Mournan. Hoseok était prêt à lui jurer fidélité et à combattre les Akashites à ses côtés, si seulement il acceptait de se contenter de sa ville sans aspirer à un royaume.
L'avenir de Tyfodon était en jeu, et Hoseok commença à espérer qu'il n'avait pas encore perdu.
https://youtu.be/aDwhfA8B1jE
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Pour la première fois depuis qu'il y avait accédé, Namjoon allait rater une séance à l'Assemblée : les empereurs avaient requis sa matinée entière pour qu'il leur présente son projet vis-à-vis des Tyfodoniens qui entreraient bientôt sur le territoire arixien. Plus que tout il fallait de l'ordre et de l'organisation. Namjoon avait tout prévu, aidé par Seokjin, seule personne à qui il avait donné l'heure exacte de l'entrevue avec les deux chefs du pays ainsi que leur conseil privé qui proposerait peut-être certains moyens d'étoffer son plan.
Debout tôt, le jeune homme se prépara avec attention et relut en vitesse les points essentiels à aborder. Il savait que l'avenir de beaucoup d'individus était en jeu.
Vêtu de son plus beau hanbok, Namjoon quitta son domicile après un ultime encouragement de Seokjin. À peine sorti, l'Arixien leva les yeux pour observer avec une fierté sans commune mesure la villa impériale. Il se hâta, pressé de se présenter à ce rendez-vous, le plus important de sa carrière. Noria se réveillait, le soleil entamait sa course avec une difficulté printanière qui galvanisa Namjoon sans que lui-même en comprenne la raison.
Il accéléra le pas, le sourire aux lèvres, le cœur palpitant à toute allure. Il se demandait comment il réussirait à tenir en place au moment de parler lorsque, dans sa vision périphérique, il remarqua une silhouette qui approchait bien trop vite. La surprise le paralysa.
Il repéra trop tard l'éclat métallique que l'inconnu dissimulait dans sa manche.
Là, dans une rue paisible, Namjoon n'eut que le temps d'exécuter un bond de côté avant qu'une masse ne s'écrase contre lui, la pointe d'un couteau tendue en direction de son estomac.
La lame se planta dans le ventre de l'Arixien qui poussa un piteux geignement en ployant sous la douleur. Il se plia en deux, les muscles bandés. Il chancela, et l'étranger retira l'arme de son corps avant de s'évaporer comme une ombre.
Une tache incarnate s'étira sur le durumagi céruléen de Namjoon, qui pourtant gardait un seul objectif en tête : rejoindre les empereurs. On l'avait piégé, il n'était plus en sécurité dans la rue.
Les empereurs. Les empereurs.
Atteindre la villa, parler aux empereurs... un complot.
La souffrance lui arracha un nouveau gémissement alors qu'il avançait, un pas après l'autre. Chaque mouvement semblait lui lacérer les entrailles, en dépit de quoi il marchait, une main sur l'abdomen, la vue instable. Tout tanguait à mesure qu'il se vidait de son sang. Parler aux empereurs, défendre son projet jusqu'à la mort.
Dans un sursaut de combativité, Namjoon appela à l'aide, approchant toujours davantage du palais qu'il savait sans cesse surveillé par des gardes. Il hurla, supplia. Un liquide empourpré encore chaud coulait jusque sur son pantalon, formait une traînée derrière lui.
Quand il aperçut deux hommes en armure noir et bleu venir à lui sous forme de fantômes indistincts, il s'abandonna. Il ferma les paupières et, alors qu'il s'écroulait, il pria pour que Seokjin n'ait pas été blessé par cette ombre mystérieuse qui l'avait attaqué. Si elle l'avait tué... À cette idée, une larme glissa sur sa joue livide, et un indescriptible désespoir l'envahit.
La dernière chose qu'il ressentit fut la froide main de la mort qui se saisissait de lui alors qu'un ultime souffle lui échappait. La dernière chose qu'il vit fut le visage rayonnant de son esclave. La dernière chose qu'il regretta fut de ne lui avoir jamais avoué son amour.
Le monde se voila de noir.
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