Chapitre 27
« Il semble évident que si notre monde était dénué de magie, la guerre n'existerait pas. »
– Ji Sangpo, De la magie.
Le général darda un regard à la fois attendri et malicieux sur Yoongi.
« Alors prouvez-le-moi.
— Pardon ?
— Si vous me faites confiance, si vous m'appréciez, prouvez-le-moi : fermez les yeux.
— Pourquoi ? Ne me croyez-vous donc pas ?
— Si, bien sûr, mais je veux le constater de mes propres yeux. Alors fermez les vôtres, et ne les rouvrez pas avant que je vous l'aie dit.
— Si ce n'est que cela. »
Le Phénix haussa les épaules et s'exécuta. Son monde se voila de noir, il prêta davantage attention à ses autres sens. L'odeur du plat près de lui sembla soudain plus marquée, et il perçut le discret mouvement de Jimin qui s'était relevé du lit. Il l'entendit s'éloigner, puis revenir jusqu'à se placer tout près de lui. Il ne réagit pas, se contentant de tourner la tête comme s'il le suivait du regard.
Quand le général lui prit le poignet, il frémit, surpris tant par son geste que par sa douceur. Il l'incita à ouvrir la main et y déposa un petit objet de métal que reconnut sans grande peine son aîné, de qui un sourire amusé étira les lèvres.
« Vous pouvez rouvrir les yeux, et bon appétit. »
Yoongi rouvrit les paupières, observa un court instant la fourchette entre ses mains, et avant qu'il n'ait eu le temps de prononcer le moindre mot, son ami était parti. Soulagé, ses tracas effacés, il se régala de ce dîner puis se recoucha. Il s'endormit, et même en se mettant au lit à leur tour plus d'une heure après, les militaires ne le réveillèrent pas. Plongé dans une profonde torpeur, le Phénix ne bougea pas d'un pouce, sa silhouette caressée par le regard affectueux de son cadet.
Au matin, Yoongi fut tiré de son sommeil par Aena, qui avait profité de ce que chacun était assoupi pour s'habiller en plein milieu de la pièce, peu gênée de toute façon – elle était habituée à se changer devant ses camarades, la nudité ne choquait personne dans l'armée. Elle exécutait des mouvements si silencieux qu'elle n'avait dérangé jusqu'à ce qu'elle enfonce une dague dans le fourreau qu'elle portait à la ceinture, de façon volontairement bruyante afin que chacun se lève.
Jimin, toujours aux aguets et prêt à bondir, se redressa en sursaut sur son lit, extrayant de sous son oreiller sa propre dague avant de comprendre qu'il s'agissait d'une fausse alerte.
« Aena, par Pyros, ne refaites plus jamais cela, grommela-t-il.
— Pardonnez-moi, mon général, ricana-t-elle en retour. Je pensais juste que vous voudriez reprendre la route au plus tôt.
— C'est le cas, mais vous n'étiez pas obligée de me réveiller de cette façon.
— J'en suis désolée. »
Chacun abandonna à regret le matelas douillet et les couvertures devenues chaudes contre leur corps. L'amie d'Aena se changea avec Jimin, dans la chambre en lui tournant le dos, tandis que Yoongi préféra la salle de bains commune pour cela. Il enfila sa tunique, son pantalon, puis retourna auprès des autres pour revêtir les pièces de son armure, tâche qu'il effectuait de plus en plus vite au fil des jours.
Une fois les quatre cavaliers prêts, ils quittèrent le dortoir pour se rendre dans la salle principale, où l'on apportait les premiers petits déjeuners. À une large table de huit places, dont la moitié était vacantes, discutaient les épéistes déjà équipés, qui attendaient leur chef avant de demander le repas. Ils saluèrent le groupe qui arrivait, échangèrent quelques politesses, puis l'on réclama au patron de quoi prendre des forces avant les ultimes heures de chevauchée. L'homme, toujours au service le matin et le soir, leur adressa un signe pour leur indiquer qu'il s'en chargeait, et il revint avec un assortiment appétissant ainsi que de quoi offrir à chacun un thé bien chaud.
« Vous portez-vous mieux, Yoongi ? s'enquit Aena en se tranchant un morceau de pain sur lequel elle étala une généreuse portion de beurre.
— Oui, encore désolé d'être parti si précipitamment hier. Votre compagnie à tous était très agréable, mais je me suis soudain senti fatigué.
— Peut-être est-ce le trajet qui vous épuise, proposa un bretteur, vous avez dit que vous n'aviez jamais monté avant votre arrivée ici, n'est-ce pas ?
— En effet.
— Ne vous en faites pas, alors, nous sommes bientôt arrivés à destination, n'est-ce pas, mon général ?
— C'est juste, confirma Jimin. Nous devrions arriver en milieu de journée, ce qui nous permettra à tous de nous préparer à une potentielle attaque sawaï. Nous devons élaborer un plan pour l'empêcher et, si nous n'y parvenons pas, pour au moins limiter les dégâts matériels et humains qu'elle pourrait causer. »
Chacun acquiesça, l'air soudain plus grave. Ils ne devaient pas oublier la raison de leur retour précipité à la frontière, ni le danger qui planait au-dessus d'eux.
Une fois tout le monde repu, les guerriers repartirent. Les deux adolescents qui s'occupaient de l'écurie avaient pris le soin de préparer les chevaux, de sorte que quand leurs propriétaires arrivèrent, ils purent s'en aller sans attendre – et Jimin leur offrit un généreux pourboire pour leur service irréprochable, car ils avaient même nourri Samran.
Tout comme le soleil, le village se levait à peine quand retentit le hennissement puissant de la monture de Jimin, très vite suivi du galop furieux de huit vaillants destriers. Quelques nuages s'amoncelaient, peu menaçants encore, mais dont le jeune chef espéra qu'ils poursuivraient leur chemin sans éclater au-dessus de leur tête.
Le général observait l'horizon avec une anxiété injustifiée : comme à son habitude, il avait réfléchi au plus de détails possible. Les Sawaï ne resteraient pas à la frontière plus de quelques jours, il s'en était assuré. Dès le lendemain, une partie des combattants retournerait à l'intérieur du territoire. Il le fallait, son plan devait fonctionner.
S'ils désiraient gagner malgré l'évident surnombre des troupes ennemies, rien ne devait être laissé au hasard. Par chance, Jimin savait non seulement jouer avec les cartes qu'il possédait, mais il savait aussi s'emparer de celles qui pouvaient lui servir, même si elles ne lui appartenaient pas.
Yoongi pour sa part profitait du paysage alentour en silence, jetant à l'occasion des regards aux soldats qui les accompagnaient, ce qui le surprit lui-même : jusque-là, il veillait à ne leur prêter aucune attention, trop timoré à l'idée que ses iris le trahissent une nouvelle fois. Il se souvenait encore de sa rencontre avec Jimin, il se souvenait que lorsqu'il avait ouvert les yeux, le général avait aussitôt écarquillé les siens sous l'effet de la stupeur, percuté par ce bleu surnaturel.
Pyros était un phénix de feu dont le plumage, lorsqu'il n'était pas enflammé, était coloré d'un noir similaire à celui du charbon. Ainsi expliquait-on la différence physiologique entre Élémentaires et Éthéréens. Les descendants de Pyros avaient hérité de lui des cheveux et des yeux ternes, voire sombres, quand ceux de Hiemis avaient obtenu d'elle la teinte lumineuse et claire de leurs cheveux et de leurs yeux, qui dénonçaient de façon évidente leur appartenance au peuple Phénix.
De fait, Yoongi savait qu'à partir de maintenant et jusqu'à ce que tous les soldats de Jimin soient mis au courant de sa nature, il devrait recommencer à utiliser le morceau d'anthracite qu'il avait gardé dans sa poche. Il ignorait s'il préférait dissimuler ainsi son identité ou bien apparaître comme le loup blanc – et c'était le cas de le dire – au milieu des têtes brunes, plus rarement châtain, des Arixiens.
Lorsqu'ils arrivèrent sur le plateau où était situé le camp n° 7, Yoongi remarqua qu'ils s'éloignaient de la Nabacea, qui avait continué de se réduire depuis leur départ du village.
« Ne devions-nous pas suivre le fleuve le long de la frontière ? s'enquit-il avec un visage perplexe.
— Le plateau est une frontière naturelle et permet à Sawa de profiter aussi un peu du fleuve – ou du moins de la rivière qu'il devient si loin de là où il prend sa source.
— Où est-ce ?
— Dans les montagnes où nous nous trouvions. N'avez-vous pas remarqué que depuis que nous les avons quittées, le fleuve rapetissait peu à peu ?
— Si, en effet. Mais il passe aussi à Noria, n'est-ce pas ?
— Tout à fait : c'est sur une de ses branches que notre capitale fut bâtie jadis, ce qui en fait un lieu important pour le commerce avec le sud du territoire : le courant étant très faible, il est aisé de le remonter. Il suffit d'un bon coup de rame pour arriver jusqu'au pied des montagnes qui marquent notre frontière.
— Impressionnant...
— Je trouve aussi. Nous avons bâti tant de choses, le monde est si bien fait, comme si la Terre avait été conçue pour nous accueillir et nous permettre l'évolution, le confort auquel les animaux ne prétendent pas. Je trouve cela précieux.
— Je trouve aussi.
— Avec votre génie, je suis convaincu que nous pourrons continuer de nous améliorer.
— Mon génie ? répéta Yoongi, perplexe.
— Bien sûr, vous êtes un inventeur, vous me l'avez vous-même affirmé. Quand cette guerre s'achèvera, vous pourrez revenir à Noria quand bon vous semblera, et vous pourrez vous y épanouir : lire tout ce que vous rêvez de lire, apprendre de nos plus brillants savants, et le devenir à votre tour.
— Vous et moi ignorons encore ce qui se passera après cette guerre que nous n'avons pas encore déclarée, vous ne devriez pas vous avancer.
— J'aime à croire que tout se passera pour le mieux, ainsi je suis plus motivé et confiant sur le champ de bataille.
— J'aimerais posséder une telle assurance.
— L'assurance de chacun s'exprimera de façon différente. Mon ancien général me disait un peu trop rêveur, voire naïf. Mais c'est en restant naïf que l'on évite les pires blessures, celles du cœur. Garder espoir, sourire, avancer, ce n'est pas toujours simple pour les militaires. Si j'aime penser que le monde deviendra meilleur dans le futur, c'est parce qu'ainsi je sais exactement ce que je protège : ces visages que j'imagine rire, ces gens que j'imagine heureux, ces inventions fabuleuses que j'imagine faciliter encore notre quotidien. Un futur idéal est une belle raison de protéger Arixium. Si je veux que le peuple soit en paix, évolue, alors il faut que je fasse la guerre pour les préserver.
— Vous êtes prêt à passer votre vie dans les combats... pour les éviter à vos contemporains ? résuma Yoongi.
— Exactement. Je vous l'ai déjà dit plein de fois, non ? Je veux protéger Arixium, sa beauté, ses habitants. Je veux qu'ils vivent heureux.
— C'est un noble sacrifice.
— Ce n'est pas un sacrifice, car je suis moi aussi heureux. »
Son sourire éclatait de sincérité, ce qui toucha d'autant plus Yoongi, qui se contenta de hocher la tête. Lui rêvait d'un monde où il existerait une paix telle qu'aucun soldat ne serait nécessaire, où le maintien de l'ordre ne rimerait à rien, parce que l'ordre serait l'origine même de la société. Un idéal certes plus naïf encore que tout ce dont rêvait Jimin, mais pour sa part, il savait qu'il ne s'agissait là que d'une simple utopie. Il n'envisageait pas qu'un monde si heureux puisse perdurer, car l'homme aimait tout compliquer.
Comme prévu, alors que le soleil se dressait au sommet de la voûte céleste, le petit groupe arriva en vue du camp frontalier. Le général fronça aussitôt les sourcils, et son aîné lui demanda ce qui se passait.
« Il est arrivé quelque chose.
— Quoi donc ?
— Je crois que les Scorpions ont déjà attaqué.
— Comment le savez-vous ?
— Un pressentiment... et il me semble sentir des relents de sang dans l'air, quand la brise souffle dans notre direction. Je n'aime pas du tout cela... »
Une angoisse jusqu'à présent latente se manifesta soudain en Yoongi, referma son étau sur sa poitrine et hacha sa respiration. Avec l'impression que l'on serrait son cœur pour l'étouffer, il prêta davantage attention aux odeurs qui l'entouraient. Il ne distinguait que celles de la nature – mais qui de mieux placé que Jimin pour reconnaître à plus d'un kilomètre la pestilence de l'hémoglobine ?
Le jeune homme se tassa sur sa monture, et les derniers instants du trajet se déroulèrent dans un silence pesant. Plus ils approchaient, plus à son tour le Phénix remarquait que l'air était alourdi par des miasmes écœurants. Tout son corps se crispa, il devint vital pour lui de bouger, de sorte qu'il se gratta la nuque, chassa une poussière imaginaire de son pantalon, et nettoya une tache sur son gantelet, le tout avant de passer une main nerveuse dans ses cheveux.
Jimin restait immobile sur son cheval, fier et fort, imperturbable.
Lorsqu'ils arrivèrent au camp, ils en trouvèrent les portes ouvertes : nombre de guerriers arixiens s'échinaient à tirer hors de l'enceinte protégée des cadavres accoutrés d'armures rouge et noir, dont beaucoup d'autres gisaient déjà tout autour des remparts. Cet étrange ballet d'entrées et de sorties était mené par Taehyun qui, vêtu d'une tunique à manches longues surmontée d'un épais manteau avec un pantalon et de banales bottes de cuir, donnait leurs ordres à ses soldats.
Il fit volte-face en entendant le galop des chevaux et se détendit en reconnaissant Jimin. Ce dernier descendit de sa monture avant même qu'elle ne soit à l'arrêt.
« Lieutenant Kang, par Pyros, que s'est-il passé ici ?
— Mon général, pardonnez-nous, nous n'avons pas fini de nettoyer les dégâts, répliqua l'autre avec un rictus.
— Quand ont-ils attaqué ?
— Cette nuit, mais mes sources m'avaient prévenu : nous les attendions. »
Le jeune chef remarqua, en dépit de son sourire espiègle, le teint livide de son subordonné, qui comprit à son visage soucieux qu'il avait été démasqué plus vite qu'il ne l'avait espéré.
« Je vais bien, juste une petite coupure, affirma-t-il dans un soupir.
— Puis-je voir la coupure en question ?
— Elle est à peine plus longue que celles que vous avaient infligées les Sawaï avant votre départ pour le camp n° 5.
— Bon sang, lieutenant Kang ! »
Il se rappelait bien les profondes entailles qui l'avaient empêché de combattre des deux bras pendant trop longtemps à son goût. Son cadet poussa un nouveau soupir, vaincu, retira son manteau puis sa tunique dans un râle de douleur qu'il tenta d'étouffer. Yoongi s'étonna de la musculature prononcée du jeune homme en dépit de la finesse de son corps, en revanche, ce qui le choqua le plus fut la longueur du bandage qui occupait son épaule et sa clavicule droites... un bandage dont gouttait encore du sang.
« Aena, ordonna Jimin avec dans la voix une autorité dont Yoongi ne l'aurait pas cru capable, amenez tout de suite le lieutenant Kang à l'infirmerie, et veillez à ce qu'il y reste.
— Oui, mon général, acquiesça la femme en quittant son cheval dont elle laissa le soin à un camarade.
— Mon général, je peux m'occuper de tout cela, se défendit Taehyun en replaçant son manteau.
— Je le sais, mais je vais avoir besoin de vous très vite, et de vous en bonne santé. Alors vous devez prendre soin de vous avant de prendre soin du camp. »
Comprenant soudain que son chef insinuait bel et bien qu'il faudrait combattre derechef dans les jours à venir, le garçon céda sans plus argumenter. Il s'en alla, suivi par Aena qui restait tout près afin de le retenir en cas d'évanouissement – elle n'avait jamais vu le lieutenant Kang si pâle, et s'il chutait, il risquait de rouvrir davantage les points de suture qui semblaient avoir déjà en partie lâché.
Le général Park repéra l'un des sergents de Taehyun – grade intermédiaire entre le simple soldat et le lieutenant, il supervisait une cinquantaine d'hommes environ – à qui il demanda des détails à propos de ce qui s'était passé.
« Hier après-midi, le lieutenant Kang a appris que les Sawaï risquaient d'attaquer cette nuit même, par plus de soldats que nous en comptions. Il a ordonné que tous les hommes disponibles se tiennent prêts, au-dehors et à l'entrée du camp, pour prendre l'ennemi par surprise dès qu'il tenterait d'entrer, et nous avons installé des pièges. Les troupes ont été moins nombreuses que nous l'imaginions, et toujours aussi mal préparées qu'à l'accoutumée. Elles n'ont rien vu venir, les pièges ont causé de graves dégâts avant même le début de l'assaut. Nous avons réussi à les vaincre en les encerclant, et nous n'avons laissé que peu de vies sauves.
— La blessure du lieutenant est-elle grave ?
— Il affrontait leur général.
— Leur général était parmi eux ?
— Oui. Le lieutenant Kang a réussi à le tenir en respect un moment, et tout ce qu'il m'a dit avant de partir à l'infirmerie, juste après le combat, c'est qu'il avait dû tenter un mouvement risqué pour le battre, et qu'il avait bien failli être tranché en deux pour cela. Il a esquivé, mais pas assez vite, ce qui lui a laissé cette balafre.
— Il a tué le général ennemi... Eh bien, il m'étonnera toujours ! De notre côté, quels sont les dégâts ?
— Dix-neuf morts, quarante-trois blessés dont une dizaine assez gravement, et des dégâts matériels sur l'entrée du camp. Nous avons tué près de deux cents des leurs, dont un quart dans les premières secondes de l'attaque, grâce aux pièges installés.
— Merci, sergent, vous pouvez vous remettre à la tâche. »
L'homme s'inclina et rejoignit ses soldats. Jimin resta songeur, gêné par un détail : la présence du général sawaï lors de cet assaut. Leurs voisins en effet ne procédaient pas de la même façon qu'eux, et s'il n'était pas rare que le lieutenant parte à l'attaque avec ses unités, pour ce qui était du général en revanche, il ne se déplaçait que si les circonstances l'y obligeaient – à l'image de cette fois où Jimin en avait affronté un qui cherchait Yoongi, dans sa tente. D'ordinaire, il surveillait de loin la bataille, voire ne venait pas et se contentait de briefer ses subordonnés avant de les laisser agir. Malgré tout, les généraux sawaï s'avéraient être de redoutables combattants, capables de faire basculer l'issue d'une guerre. Jimin lui-même préférait qu'ils restent à l'arrière, conscient qu'en duel, il ne l'emporterait pas toujours.
Si le chef ennemi s'était montré, s'il avait accompagné des troupes pourtant faibles, cela signifiait qu'il avait fallu qu'ils gagnent, l'enjeu était important. Avait-il espéré que Yoongi soit au camp ? Avait-il souhaité profiter du départ de Jimin pour le sud afin de capturer le Phénix ?
Avec une seule unité d'hommes si peu entraînés, pas étonnant que la nuit se soit terminée dans un bain de sang, mais... et si...
« Sergent ? l'interpella de nouveau Jimin. Les combats, où ont-ils eu lieu ?
— À l'entrée du camp, pour l'essentiel, mon général. Voilà pourquoi nous ne déplorons que peu de dégâts matériels.
— Et le lieutenant Kang, où a-t-il combattu le général ennemi ?
— Je l'ignore, il s'est volatilisé et quand il a réapparu, il traînait la dépouille adverse hors du camp malgré sa propre blessure. »
Les Sawaï avaient de nouveau tenté de créer une diversion pour s'infiltrer dans la tente de Jimin. Y cherchaient-ils Yoongi ? Qui ou quoi d'autre, sinon ? Jimin ne conservait aucun document sensible.
Agacé, il se ressaisit. Pour l'heure, il devait aller voir son lieutenant, s'assurer qu'il ne courait plus aucun danger.
« Yoongi, allez vous reposer dans la tente. Vous saurez en retrouver le chemin ?
— Oui. En revanche j'ignore où sont les écuries.
— Je vais m'occuper de votre monture. »
Le Phénix ne broncha pas, il lui tendit les rênes et entra d'un pas rapide dans l'enceinte fortifiée du camp arixien. Son ami pour sa part se rendit aux écuries, logées le long des murailles et qui comptaient un nombre incalculable de bêtes dont se chargeaient chacun leur tour tous les soldats. De cette façon, des troupes entières pouvaient partir à cheval dès que cela s'avérait nécessaire.
Jimin nourrit Samran qui piqua dès qu'il reconnut le sifflement de son maître. Il rejoignit ensuite l'infirmerie où il trouva son plus jeune lieutenant. Ce dernier était allongé, occupé à observer l'aiguille entrer et sortir de sa peau tandis que la chirurgienne lui faisait la conversation. Elle se tut en remarquant son général, poursuivant ses points en silence.
« Je ne pensais pas vous revoir si vite, vous vous inquiétiez ? plaisanta Taehyun.
— Au contraire, je venais bavarder, puisque vous vous portez si bien. »
Le sourire de son cadet s'élargit, il l'invita d'un regard à s'installer près du lit.
« Je voulais savoir les informations que vous avez pu glaner au cours de la nuit, tout ce que vous avez pu deviner à propos de cet assaut, affirma Jimin en s'asseyant sur un tabouret.
— Nous avions craint une attaque de plusieurs centaines de soldats, au lieu de quoi nous n'avons affronté qu'une unique troupe, soit à peu près autant d'hommes que nous. Mal entraînés pour la plupart, ils ne pouvaient pas avoir le dessus. Le fait que nous les attendions a paru les surprendre, ils devaient espérer que nous soyons tous ou presque endormis. Leur général a réussi une impressionnante percée : nous lui devons l'essentiel de nos morts, et beaucoup de blessés. Quand j'ai compris qu'il n'était pas venu pour assister ses hommes mais pour les laisser nous distraire, j'ai d'abord voulu lui courir après pour m'occuper de lui, mais j'ai ensuite su qu'il valait mieux, au contraire, que je le suive pour découvrir ce qu'il voulait. J'ai... aïe !
— Pardonnez-moi, s'excusa la chirurgienne alors que son patient serrait les mâchoires pour éviter de gémir sa douleur.
— Je disais, reprit Taehyun après une profonde inspiration, que j'ai donc suivi le général, et quand j'ai compris qu'il se dirigeait vers votre tente, là seulement je l'ai affronté.
— Savez-vous ce qu'il voulait ?
— Aurais-je dû le lui demander gentiment ? »
La remarque amusa Jimin. En effet, Taehyun n'aurait pas pu suivre le général dans la tente de son supérieur, il n'aurait pas pu savoir ce qu'il désirait, et de même lui poser la question n'aurait servi à rien, à moins de l'avoir capturé avant.
« Racontez-moi un peu comment il vous a infligé cette blessure et comment vous l'avez battu, je suis curieux.
— Je savais qu'en combat singulier, je ne faisais pas le poids, admit le lieutenant, alors quand j'ai senti qu'après plusieurs minutes d'affrontement, je commençais à faiblir et risquais de parer moins bien, j'ai tenté le tout pour le tout : j'ai mis de la distance entre nous, et pour gagner en rapidité et en agilité, je me suis débarrassé de plusieurs pièces d'armure – presque toutes, en fait. Lui était fort mais plus lent que moi, alors j'ai su que je pouvais l'avoir de cette façon.
« Je crois qu'il m'a pris pour un fou en me voyant me défaire de mon équipement, il semblait pour le moins circonspect. La suite, vous vous en doutez : le duel a repris, j'ai enchaîné les coups aussi vite que possible, et j'ai réussi à lui planter mon jingum dans le ventre. Il n'est pas mort tout de suite, ce qui lui a permis de sortir un karambit et de lancer un ultime assaut. Je me suis écarté de justesse, il était bien parti pour m'ouvrir la cage thoracique en deux jusqu'au bas du ventre. À la place, il l'a planté dans mon épaule et a pu m'ouvrir jusqu'au bas de la clavicule.
— Une blessure hideuse, commenta la chirurgienne, et qui risque de l'empêcher de combattre pendant deux voire trois semaines – elle est par chance moins profonde que je l'avais craint. Et pendant les semaines qui suivront, il devra faire attention à ne pas rouvrir sa cicatrice. D'ailleurs... »
Elle attrapa d'une poigne ferme le poignet de Jimin, de qui elle détacha la pièce d'armure de l'avant-bras pour relever la manche de sa tunique. Elle dirigea ensuite un regard à la fois furieux et las sur le jeune chef.
« Où sont vos bandages, général Park ?
— Mince, se seraient-ils envolés pendant que je regardais ailleurs ? s'étonna Jimin alors que Taehyun pouffait en toute discrétion.
— Vos cicatrices ne saignent plus, certes, mais elles demeurent sensibles, et les muscles aussi : vous n'avez pas combattu récemment, n'est-ce pas ?
— Récemment, non.
— Bien.
— Cela remonte quand même à presque une semaine, alors on ne peut plus dire que c'est si récent.
— Bon sang, mon général !
— Oups. »
Cette fois, son lieutenant éclata d'un rire franc qui dérida la chirurgienne.
« Je sais que vous avez une grande capacité de guérison, et que vous êtes encore jeune. Votre corps s'adapte plus vite, certes, mais vous le poussez à bout. Avez-vous conscience, au moins, de risquer gros à jouer ainsi avec votre santé ?
— Je veille à utiliser davantage mon bras gauche que le droit, j'écoute mon corps, et à la moindre douleur provenant de mes cicatrices, je calme le jeu. Je ferai attention, je vous l'assure. »
Ce n'était pas tout à fait vrai, mais pas besoin qu'elle le sache.
« Je m'en contenterai, soupira-t-elle en terminant les points de Taehyun qui l'en remercia. Faites attention à vous, tous les deux.
— Promis ! » claironnèrent-ils en chœur.
Elle s'en alla en grommelant quelque chose à propos d'une jeunesse insouciante et casse-cou.
« Lieutenant Kang, reprit Jimin avec plus de sérieux, pensez-vous une attaque sawaï possible dans les deux jours qui viennent ?
— Je l'ignore : même s'ils sont nombreux, nous leur avons infligé de lourds dégâts, et ils ont perdu un général ainsi qu'une troupe. Il leur en reste sans doute une, mais pas deux. »
Une troupe équivalant aux soldats d'un seul lieutenant, il restait donc environ deux cent cinquante hommes du côté adverse, soit à peu près autant qu'ici – mais des hommes en meilleur état. Le général ayant été mis hors d'état de nuire, un lieutenant les supervisait encore, sans plus.
« Pourquoi ? demanda Taehyun après un court silence.
— Ils ne devraient plus tarder à s'en aller.
— S'en aller ? Il leur reste bien trop d'hommes, je pense au contraire qu'ils vont prévoir un nouvel assaut. Peut-être pas dans l'immédiat, mais dans la semaine : ils se doutent que nous avons subi des pertes, c'est le moment pour eux de nous donner le coup de grâce. Ils ont peut-être déjà même prévu d'attaquer de nouveau.
— Nous serons fixés dans les jours qui viennent.
— Mon général, je...
— Reposez-vous, lieutenant, vous l'avez mérité. Je prends les choses en main à partir de maintenant. »
Très impliqué dans son rôle, Taehyun cherchait souvent à en faire plus que nécessaire, trop d'ailleurs. Il se mettait en danger pour protéger ses hommes qui comptaient pour lui plus que quiconque. Un lien fort s'était noué entre eux, comme entre Jungkook et ses soldats.
Le général lui souhaita une bonne guérison et s'en alla à sa tente. Il y trouva Yoongi en habits de nuit, en train de se teindre les cheveux après se les être nettoyés. Le Phénix voulut questionner son cadet qui néanmoins lui sembla tout à coup épuisé, de sorte qu'il préféra garder pour lui ses interrogations et ses craintes. Jimin pourtant parla le premier, tout en retirant une à une les pièces de son armure : « Yoongi, vous sentez-vous prêt pour une guerre contre les Scorpions ? lui demanda-t-il d'un ton grave.
— Je crois que oui.
— Vous croyez ?
— Je ne sais pas me battre comme vous, mes pouvoirs demeurent capricieux et capables de me terrasser si je les utilise trop, mais... je suis déterminé, et je ne veux pas perdre une seconde de plus.
— Nous pouvons l'emporter. Si tout se passe comme je l'espère, alors nous avons toutes nos chances. Je ne dirais pas cela si je n'en étais pas convaincu. Nous devons de toute façon fuir les plaines d'Arixium, nous n'y sommes pas non plus en sécurité. L'Assemblée s'amuse à tester nos limites en attendant avec impatience de me tuer pour me remplacer par un homme d'expérience qui leur obéira au doigt et à l'œil. S'ils continuent d'agir de façon absurde en m'envoyant je ne sais où sur le territoire alors que nous avons besoin de tous nos hommes ici... je ne gagnerai pas toujours, et les Scorpions réussiront à pénétrer sur nos terres, ce dont ils me tiendront responsable. Je suis coincé.
— C'est sadique. Ils sont prêts à mettre leur pays en danger tant ils vous haïssent. »
Tant ils haïssaient Namjoon, surtout, songea Jimin. Il s'était attiré les foudres des anciens non seulement pour sa jeunesse, mais surtout pour sa tendance à ne pas tout à fait obéir à leurs ordres quand il les jugeait stupides – et jusqu'à présent, il avait toujours eu raison d'agir ainsi. L'un s'appuyait souvent sur l'autre, au point que Jimin avait déjà servi de garde du corps à son ami.
« Quoi qu'il en soit, reprit le Phénix après une courte réflexion, je vous suivrai, et je donnerai le meilleur de moi-même pour sauver mon peuple. Vous pouvez compter sur moi. »
Sa conviction soulagea Jimin qui lui adressa enfin un sourire. Effrayé quelques semaines plus tôt à l'idée de tenir une arme, voilà que le Phénix avait gagné en puissance et en confiance au point de lui affirmer son dévouement.
« Parfait. Alors nous combattrons, vous et moi, et nous vaincrons. »
Yoongi acquiesça avec vivacité, résolu. Il terminait de se teindre les cheveux et Jimin venait de finir de se changer quand un pan de la tente fut écarté par un soldat au brassard blanc. Un messager.
« Général Park, s'inclina-t-il. Kim Namjoon m'a chargé de vous transmettre cela. »
Il lui donna un papier que le jeune homme ouvrit aussitôt. Le héraut s'en alla, et le général, de nouveau seul dans ses quartiers avec Yoongi, lut à voix haute.
« L'Assemblée a voté mon projet à la majorité après avoir ajouté la condition qu'il vous échoie, comme vous et moi l'avions espéré. Bonne chance. »
Le Phénix afficha une mine perplexe, dans l'attente d'une explication. Son ami parut d'abord ébahi, après quoi un sourire se forma sur ses lèvres... un sourire qui prit un pli carnassier tandis que son regard se colorait d'impétuosité.
« Jimin, de quoi s'agissait-il ? Que veut-il dire ? »
Le général tourna sur lui ses yeux embrasés.
« En espérant me condamner, l'Assemblée vient juste de m'offrir ce qui me manquait pour marcher sur Hurna, la capitale Sawaï, et sauver les Phénix. »
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