Chapitre 21
« Renoncer était parfois plus simple que se battre, surtout quand les circonstances annonçaient la défaite. Mais se battre – oui, se battre ! – apportait au moins la satisfaction de mettre des bâtons dans les roues de son adversaire. »
– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.
Yua observait le soleil se lever, le port digne mais le cœur meurtri. Jour après jour, elle rêvait que son frère la retrouve, les sauve tous par un miracle qu'elle ne s'expliquait pas encore, et leur offrait un nouvel endroit où vivre. Puis elle s'en voulait de faire peser sur ses frêles épaules de si lourds espoirs. Il ne méritait pas une pression pareille.
Ce matin-là, elle élaborait un énième plan pour s'enfuir, se figurait trancher des gorges dont il jaillirait un flot de sang écarlate, quand on frappa à sa porte. Ses idées emmêlées s'effacèrent soudain, comme une bulle de savon explosait, et elle se tourna sans un mot pour observer le nouveau venu. Mincheol entra, dans des habits un peu plus propres que la veille et dont on avait recousu les quelques trous.
La prêtresse n'esquissa pas l'ombre d'un sourire.
« Bonjour, comment allez-vous ? s'enquit-elle.
— Bonjour, bien et vous ?
— Aussi bien que l'on puisse aller dans une cage. Avez-vous des nouvelles intéressantes pour moi ?
— Non je le crains. On continue de parler en cuisine de la colère du Prince, qui compte soit attaquer la frontière arixienne, soit envoyer des espions aux trousses de votre frère – voire les deux.
— Pourquoi veut-il mon frère, bon sang ? N'en savez-vous pas plus ?
— J'en suis désolé. Il doit penser qu'il est un homme important, ce qui n'est pas tout à fait faux, si j'ai bien compris.
— Mon frère est un gardien des savoirs : il connaît notre histoire par cœur, la chante à l'occasion de cérémonies religieuses, et conseille les citoyens qui veulent des réponses. Son rôle se limite presque toujours à ces quelques tâches. Pourquoi le poursuivre ?
— Peut-être veut-il s'approprier tous les Phénix.
— C'est un barbare, et je suis sûre que tous les miens pensent la même chose. Votre prince de pacotille est un rustre qui se permet de condamner un peuple entier pour son bon plaisir. Les gens comme lui sont répugnants, infâmes et ne méritent qu'une chose : la mort. Les parasites, moi, je ne me contente pas de les chasser de chez moi : je les écrase pour être sûre qu'ils ne reviendront pas.
— Quelle sévérité !
— Elle est méritée ! Cet homme a ordonné un massacre : quel droit a-t-il de vivre alors que d'un geste il a fait assassiner sans remords des centaines, des milliers de personnes ? Que ceux qui font le mal en subissent les conséquences ! J'espère que votre souverain mourra et qu'il sera jeté aux rapaces ! s'emporta Yua.
— Le Prince a de bonnes raisons de s'en prendre à votre peuple, il n'agirait pas sinon, je le sais. C'était un homme généreux, je suis convaincu qu'il sait ce qu'il fait, tenta le serviteur.
— Dans ce cas, il sait qu'il a tué des innocents, que c'est un crime et qu'il est un être abject. »
Mincheol parut vouloir répondre puis poussa un soupir et prit un air las.
« Peu importe, de toute façon, je me moque bien de ce que vous pensez de votre geôlier, je suis seulement là pour vous apporter votre repas.
— Pourquoi défendre une telle ordure ?
— Parce qu'il a été bon avec moi, et avec plein d'autres. Il a toujours été bon, et je refuse qu'il soit devenu mauvais.
— N'est-ce pourtant pas évident ? Le pouvoir rendrait fou même le plus sain d'entre nous. Il lui est monté à la tête, et en voilà le résultat.
— Au fond, c'est un homme bon.
— Une étincelle de bonté ne survit pas sous des torrents de vice.
— Je reviendrai vous apporter votre déjeuner au zénith, à bientôt.
— À bientôt. »
Le domestique s'inclina et il quitta la pièce. De nouveau enfermée seule, Yua ferma les paupières un instant. La tension dans son corps se relâcha, ses épaules s'affaissèrent et elle se retint de souffler de frustration. Comment pouvait-on défendre un homme comme ce prince ? Comment pouvait-on affirmer que parce qu'il avait été bon jadis, il ne méritait pas la mort pour ses crimes ? Ce monstre avait fait verser des rivières de sang au sommet de la montagne, et il faudrait lui pardonner ?
Si elle l'avait face à elle, elle se jetterait sur lui, enfoncerait les dents dans sa gorge, lui arracherait peau et tendons, se régalerait de ses cris, de sa douleur, de ses supplications. Elle laisserait parler ses poings jusqu'à ce que l'on ne reconnaisse plus son visage. Elle se délecterait de planter son regard dans le sien et d'observer la vie quitter ses yeux.
Des pulsions meurtrières lui montaient à la tête tandis qu'elle se figurait cet inconnu devant elle. Elle le tuerait de ses propres mains quand elle en aurait l'occasion, elle se le jura.
La jeune femme se dirigea vers le plateau-repas sur lequel elle trouva d'innombrables délices, comme à l'accoutumée. Elle prit quelques fruits, une tasse de thé, et une miche de pain. Elle se désintéressa des gâteaux et autres originalités.
La journée passa de façon ennuyeuse, et à la nuit tombée, il lui semblait avoir ourdi un plan convenable. Elle ne réussirait peut-être pas à s'enfuir, mais peu importait. Ce qui comptait, pour l'instant, était de jauger l'ennemi, et de tenter. Essai après essai, elle savait se rapprocher chaque jour davantage du moment de la libération. Elle devait continuer.
Décidée à mettre à l'épreuve son idée au plus vite, elle jeta un regard circulaire sur la chambre. Tout était propre, nettoyé avec régularité par un domestique que l'on enfermait ici pour environ une heure. Elle avait déjà voulu lui parler, mais il l'avait observée avec des yeux ronds sans répondre, impolitesse qui l'avait vexée, de sorte qu'elle ne lui adressait plus la parole à présent.
À cette heure, alors que la lune tournait sa pupille argentée sur Hurna, Yua savait que moins de gardes circulaient dans le château. De plus, si deux soldats étaient affectés à une surveillance constante de sa chambre, ils n'interviendraient pas si elle se contentait de faire un scandale, de hurler, de s'énerver. Elle disposerait donc d'un temps suffisant avant qu'ils entrent.
Elle quitta son matelas de fortune installé au sol, se dirigea vers son armoire dont elle tira une robe qu'elle détestait. Elle en déchira la jupe pour obtenir une longue bande qu'elle s'enroula autour de sa paume et ses doigts, et elle s'avança vers sa coiffeuse. Un rictus machiavélique ourla ses lèvres, et elle écrasa son poing sur la surface réfléchissante qui éclata. Elle démolit le meuble, le souleva pour le projeter à travers la pièce. Elle défit le tissu de sa main et, passant devant le lit, s'y arrêta un instant, puis fila s'en prendre au reste : attrapant la table de nuit, elle la fracassa sur le bureau, puis fit de même pour la chaise qu'elle envoya contre une commode surmontée d'objets de faible valeur. Elle détruisit un vase, une boîte en bois fut anéantie, et elle hurla pour décharger sa colère. Elle propulsa le dernier plateau-repas laissé ici à travers la chambre, et alors seulement elle entendit que l'on ouvrait la porte de la pièce.
Ses vociférations redoublèrent quand ses deux gardes entrèrent. Ils tentèrent de la maîtriser, mais elle se montrait féroce : elle en blessa un avec un bougeoir, et cria au point que l'autre hésita à se jeter sur elle – on leur avait dit que la jeune femme ne possédait aucun pouvoir, mais au vu de l'état des lieux, des questions se posaient.
Quand enfin ils réussirent à lui bloquer les bras dans le dos, elle se débattait encore comme une furie en beuglant, invectivant ses geôliers, si bien qu'elle ne se rendit pas compte des pas qui s'élevèrent dans le couloir. Elle s'étonna donc de voir Mincheol dans l'embrasure de la porte restée ouverte. Stupéfait, le serviteur observait d'un air consterné le désordre provoqué ici.
« Bon sang, Yua, que s'est-il passé ? demanda-t-il.
— Je vous en supplie, je veux m'en aller, craqua la sauvageonne en cessant de gesticuler alors que ses yeux se gorgeaient de larmes. Je veux repartir avec les miens, retrouver ma vie d'avant, mes amis, ma famille, mes traditions. Je n'en peux plus d'être là à imaginer mes proches souffrir !
— Calmez-vous, la fatigue et le manque de nourriture vous montent à la tête. Je vais aller vous chercher quelque chose en cuisine. On prétend que le sucre est un bon remède à la peine, et vous n'en avalez jamais.
— Je veux rentrer chez moi..., sanglota-t-elle.
— Tout va bien se passer si vous coopérez. Vous devriez vous allonger. »
Les gardes avisèrent le jeune homme, hésitèrent, mais cédèrent : ils contraignirent Yua à se rapprocher du lit et l'incitèrent à s'y coucher. Incapable de retenir ses hoquets de tristesse, elle obéit. Les soldats lui souhaitèrent une bonne nuit et, avant de quitter la pièce, demandèrent au domestique de s'occuper d'appeler de l'aide pour arranger l'état de la chambre : si le Prince venait voir la prisonnière, il ne devait surtout pas découvrir ce carnage. Mincheol s'inclina puis s'avança vers la demoiselle qui avait remonté l'édredon jusqu'à son menton et s'en servait aussi pour sécher ses larmes.
« Yua, si le Prince apprend que vous avez brisé des meubles, il risque de vous retirer vos privilèges. Pour vous, j'essaie d'en savoir plus au sujet des vôtres. Vous me rendriez la tâche plus facile en évitant de vous mettre dans l'embarras.
— Je suis désolée, je ne sais pas ce qu'il m'a pris. J'avais juste... envie de partir, marre de voir cette chambre que je hais, qui me retient. Je ne savais pas ce que je faisais.
— Très bien, je vous crois, soupira-t-il après un court silence.
— Que faites-vous ici, d'ailleurs ?
— Je dois toujours être apte à venir vous servir, c'est ma tâche depuis votre arrivée. Alors je dors dans une chambre de bonne près d'ici. J'ai entendu vos hurlements et j'ai accouru. J'avais peur qu'un des gardes essaie de vous... enfin... j'avais peur pour vous.
— Je n'ai pas besoin que l'on s'inquiète pour moi.
— J'ai bien vu, répliqua Mincheol en dardant un regard fielleux sur la pièce, vous ne risquez pas grand-chose avec une personnalité aussi... explosive, disons. Quoi qu'il en soit, je vais vous chercher de quoi manger un peu, cela vous consolera, et je ferai venir deux autres domestiques avec moi afin qu'ils rangent tout cela. Vous acceptez de ne pas provoquer de nouveau un tel chantier ?
— Oui, oui, je ne recommencerai pas... »
Il émanait de sa promesse un tel sentiment de détresse que Mincheol acquiesça sans un mot et partit. Elle surveilla sa silhouette élancée, éprouva un instant un peu de tendresse pour cet homme qui s'était inquiété pour elle, puis, une fois seule, ses sanglots se muèrent en un ricanement, puis elle compléta sa dernière phrase : « Parce que j'ai déjà tout ce qu'il me faut. »
Et elle souleva son oreiller, sous lequel elle avait dissimulé avant même l'entrée des gardes un éclat de miroir tranchant ainsi qu'un morceau de bois de sa coiffeuse.
Elle s'évaderait, quoi qu'il en coûte.
~~~
En se levant ce matin-là, Jimin avisa un unique nuage dans un ciel redevenu bleu. La veille, comme il l'avait prévu, il avait plu, et il s'était contenté d'envoyer à Jungkook une missive le prévenant qu'ils combattraient à la prochaine aube de beau temps, sans doute le lendemain. Son lieutenant avait approuvé, n'ajoutant rien d'autre sur son message. Un simple « bien reçu ».
Il était l'heure de lancer l'ultime assaut contre Jung Hoseok et les siens.
Le jeune homme glissa à son poignet son bracelet porte-bonheur.
Yoongi se leva à son tour, l'air pensif. Il savait que la journée serait décisive : il partirait avec Jimin et ses troupes mais s'arrêterait avant la clairière afin de se cacher dans un lieu surélevé qui offrait une vue parfaite au champ de bataille. Le chef en effet avait discuté avec son homologue qui lui avait parlé de cet endroit. Il avait prétexté vouloir y placer un archer doué d'un talent tel qu'il pouvait tirer à plus de cent mètres, et qui n'était autre que l'ami avec lequel il voyageait.
Le général Moon n'avait pas posé plus de questions, se contentant de l'idée rassurante qu'un renfort serait posté à l'écart pour les couvrir lorsqu'ils arriveraient. De si loin, il serait aisé pour Yoongi de voir sans être vu.
Jimin se dirigea vers l'armoire d'où il sortit une tenue qu'il avait prise pour son aîné la veille, dans la buanderie du campement : un pantalon noir serré, conçu dans un matériau confortable qui lui laissait une totale liberté de mouvement, une épaisse tunique céruléenne aux manches longues dont une ceinture de cuir soulignait la taille, et une épaulière de métal sanglée autour de son torse en bandoulière, qui lui protégeait le bras droit jusqu'au bas du coude – seule pièce d'armure qu'il avait accepté de porter, afin de faire croire au général Moon qu'il était bel et bien archer.
Le cadet quitta la chambre pour se rendre à l'armurerie, tandis que Yoongi s'habillait. Une étrange peur lui nouait le ventre, l'impression sans doute qu'il risquait gros, même s'il serait loin lors des combats. Que se passerait-il si un adversaire le repérait ? Son épaulière pourrait-elle le trahir en reflétant le soleil ? Il envisageait les plus folles possibilités quand Jimin revint, vêtu et équipé.
Yoongi le trouvait tout à coup beaucoup plus imposant...
« Je vois que vous êtes prêt, remarqua le général. Ces habits vous vont bien.
— Merci de me les avoir apportés.
— Je vous en prie. Le pantalon ne vous gêne-t-il pas ? J'avais peur qu'une coupe ample vous dérange si vous deviez monter dans un arbre ou vous cacher d'une quelconque manière.
— En effet. Il ne me gêne pas, il est confortable.
— Il met en valeur la finesse de vos jambes ; vous me semblez d'ailleurs avoir pris du muscle depuis que nous nous sommes rencontrés, vous remplissez mieux votre tunique que je ne l'avais imaginé.
— Merci, Jimin. Je me remets doucement de ce que j'ai vécu.
— J'en suis soulagé. Venez, allons nous préparer à manger. »
Yoongi approuva d'un hochement de tête, et tous deux se rendirent dans la cuisine de leur bâtiment, où ils se concoctèrent un succulent petit déjeuner à base de viande, de légumes et de féculents. Le Phénix n'en revenait pas de la richesse des repas de ce pays : lui qui n'avait été nourri que d'un peu de pain pendant un mois, il redécouvrait des saveurs oubliées et en découvrait de nouvelles – des viandes que les siens n'avaient jamais goûtées, des légumes qu'ils ne parvenaient pas à faire pousser, etc. Le tout, dans un savant mélange, explosait en bouche. Même dans son village, outre les grandes occasions telles que les fêtes, il ignorait s'il mangeait si bien au quotidien qu'ici.
Cela en tout cas expliquait la montagne de muscles de chaque soldat arixien : alimentés ainsi, pas étonnant qu'ils réussissent à développer une masse importante...
Les troupes partirent peu après, guidées par leurs deux chefs et leurs lieutenants. Yoongi pour sa part, équipé d'un arc et de flèches, marchait aux côtés de Jimin. Ils n'échangèrent pas un mot, concentrés d'abord sur le paysage qui défilait, puis sur les risques qui s'annoncèrent. Le général Moon indiqua qu'une fois sortis de la forêt, ils se trouveraient au bord d'un précipice. Le chemin y serait large, mais de fréquents éboulements le rendaient dangereux, en plus de quoi il serait glissant du fait des récentes pluies figées par les températures glaciales de cette matinée de printemps. Enfin, il serait très facile, pour leurs ennemis, de leur tendre une embuscade là-bas, qui les obligerait à faire demi-tour.
Arrivé à la lisière des falaises escarpées dont il était précédemment question, Yoongi déglutit et étira le cou pour observer le ravin qui ouvrait sa gueule béante pour avaler les malheureux qui déraperaient. Il se mordit la lèvre en silence, tout à coup beaucoup moins confiant. Il préférait encore les étendues de verdure, le calme paisible de la forêt, les collines qui fleuraient l'herbe humide après la pluie. Ici, à flanc de montagne, la pente était telle que les nombreux buissons et autres plantes qui la parsemaient ne réussiraient pas à arrêter une chute. Elle était trop abrupte, le dénivelé ne permettrait même pas de se remettre debout. Et la paroi contre laquelle ils avanceraient était couverte de terre et de roches, ce qui expliquait les risques décrits par le chef du camp n° 5.
« Général, intervint Jimin avant qu'ils ne s'engagent, où vouliez-vous que je place mon ami ? Avant ou après ce passage ?
— Après : une centaine de mètres avant la clairière, nous croiserons de très hauts arbres. Si nous avons de la chance, ils pourront servir à votre ami pour avoir une vue imprenable sur le champ de bataille.
— Si nous avons de la chance ? répéta-t-il. Et dans le cas contraire ?
— Dans le cas contraire, nos ennemis nous y attendront justement parce qu'ils y bénéficient de ladite vue imprenable.
— Par Pyros... »
Yoongi ne s'autorisa aucun commentaire, il se contenta de suivre le général Moon qui avait pris la tête de la marche. Il suffit de quatre pas pour qu'il glisse sur une racine ; il se rattrapa de justesse sous le regard médusé de Jimin qui se concentra aussitôt sur les potentiels obstacles et pièges de la nature.
Les troupes étaient presque toutes engagées sur le sentier quand un grondement grave retentit. Chacun se tint à l'affût du moindre indice quant à son origine, et une femme tendit soudain le doigt vers le haut – ici, crier était inenvisageable. Tout le monde se tourna dans la direction pointée et découvrit avec horreur qu'un rocher dégringolait la paroi jusqu'à eux. Bien qu'éloignés d'environ un mètre les uns des autres par mesure de sécurité, au vu de sa taille, au moins trois guerriers seraient emportés. Un vent de panique souffla.
Le général Moon ordonna de resserrer la distance entre chaque soldat pour que les personnes sur la trajectoire du roc puissent y échapper, mais il était déjà trop tard. On tenta de sauver les deux femmes et l'homme qui s'apprêtaient à périr, on tenta de les écarter... et soudain, la pierre, à moins d'un mètre des trois têtes paniquées des recrues, s'immobilisa, retenu par une force inconnue.
« On bouge, on bouge, allez ! intervint Jimin. Écartez-vous de sa trajectoire ! »
On lui obéit au plus vite, et une fois la voie libre, le rocher poursuivit sa chute. Des murmures de stupeur s'élevaient déjà des troupes qui attribuèrent ce miracle à toute sorte d'intervention divine, quand d'autres tentèrent de s'expliquer le phénomène de manière rationnelle sans parvenir à une conclusion satisfaisante. Le général Moon pour sa part avait repris son avancée aussitôt l'incident clos, avec un regard torve pour Yoongi qu'il avait vu bouger de façon discrète la main en direction de la pierre lorsque cette dernière s'était stoppée.
Il préféra ne rien en dire, conscient que ses soupçons étaient infondés et paraîtraient ridicules.
Alors qu'ils approchaient de la fin de la traversée, à peine un kilomètre plus loin, un maladroit était tombé dans l'abîme après avoir glissé sur une roche dont l'humidité s'était changée en gel. Il n'avait pas cherché à se retenir à ses camarades, et son corps avait produit des bruits tels que l'on crut que tous ses os avaient cédé au cours de sa chute.
Yoongi avait vite détourné les yeux, et à présent il contemplait, admiratif, une nuée de gigantesques séquoias qui laissaient ensuite la place à des chênes qui, en comparaison, semblaient minuscules.
Jimin s'attendait à ce que son homologue prenne la parole, mais le général Moon était concentré sur les alentours, craignant sans doute des sentinelles postées près de là. Si on les attaquait maintenant, leur expédition tournerait à la catastrophe : seuls les chefs et une poignée de soldats étaient sortis du gouffre, qu'un archer et quelques ennemis les assaillent, et ils ne pourraient pas les empêcher de tuer tous ceux qui franchissaient encore le précipice.
Un silence de mort s'était abattu sur les environs, mieux valait se faire discret pour l'instant.
« Yoongi, montez là où vous jugerez opportun de vous dissimuler, chuchota Jimin. Et faites avant tout attention à vous.
— Bien, général Park. »
Il se hâta de partir à la recherche d'un point de vue sur la clairière au loin. Il avait entraîné ses pouvoirs sur de longues distances, il se savait capable de manipuler des ombres à une centaine de mètres... mais il s'agissait alors de silhouettes bien visibles, et il redoutait que celles d'humains ne soient trop difficiles à percevoir de si loin. Un soleil radieux baignait les environs de ses rayons brûlants, et après quelques pas, une fois hors de vue des troupes du fait de l'abondante végétation, il accéléra, courut, vigilant à toute présence.
Il écartait les branches des halliers qui lui barraient le passage, avançait avec l'agilité des Phénix sur le sol détrempé qui peinait à sécher, et il finit par abandonner l'arc et les flèches qui le ralentissaient et lui donnaient des airs d'ennemi. Il savait que les hérauts étaient autorisés et ne risquaient rien : il se dirait messager s'il rencontrait des révoltés, mais pour cela, il ne devait porter aucune arme.
Le souffle court, le cœur battant la chamade, il trouva enfin un jeune séquoia intéressant qui poussait près d'un chêne. Ce dernier lui permettrait d'escalader pour atteindre ensuite les rameaux les plus bas de l'arbre qui, du haut de ses cinquante mètres, lui offrirait une vue imprenable sur le champ de bataille.
Grimper néanmoins lui demanderait trop de temps, et rien ne lui garantissait qu'il ne se romprait pas le cou en tombant à mi-chemin. Même s'il se contentait d'une branche à une trentaine de mètres, l'entreprise demeurait dangereuse. Il réfléchit un instant, respira profondément dans l'espoir de réussir à se concentrer. Il fronça les sourcils, observa les alentours, et une idée lui vint.
Le jeune homme escalada le chêne sans grandes difficultés : l'entraînement avec Jimin avait renforcé sa musculature, et il avait acquis une agilité qu'il n'avait encore jamais possédée. Il progressait malgré tout de façon prudente, vérifiant ses appuis, s'assurant qu'il ne risquait rien.
Au moment de franchir les quelques mètres qui le séparaient du séquoia tout proche, il s'accorda une longue inspiration et ne garda qu'une main sur l'arbre sur la branche duquel il était debout. Il regardait son objectif avec une détermination nouvelle.
Il pouvait y arriver.
Se concentrer, inspirer, expirer, et ne surtout pas trop réfléchir. Oui, il pouvait y arriver.
Yoongi aperçut une épaisse branche depuis laquelle il était convaincu de pouvoir observer le déroulement des combats. Il plissa les yeux, bloqua son souffle, et sans plus se poser de questions, il s'élança.
Son pied s'appuya sur une petite plateforme noire : la technique du mur d'ombre, mise au service de son passage dans le vide, à plusieurs mètres de hauteur. Il courut, et pas après pas, de fines dalles obscures lui permettaient de grimper jusqu'à l'endroit repéré plus tôt, formant un escalier qui le mena à son but.
Il ne fallut au Phénix que quelques instants pour gagner ce point stratégique. Une fois installé sur la branche, le cœur au bord des lèvres, la poitrine douloureuse et le corps tremblant d'angoisse, il s'autorisa à verser une larme qui mêlait soulagement et fierté.
Bon sang, il avait réussi à marcher dans le vide, il n'en revenait pas !
Ému par cette victoire sur lui-même, sur ce garçon qui ne croyait pas en lui, il s'octroya un moment pour retrouver ses esprits. Enfin en meilleure condition, il jeta un regard circulaire. Il n'était entouré que de quelques séquoias, après quoi chênes et sapins dominaient la végétation. Par chance pour lui, à cette époque de l'année, les bourgeons avaient déjà libéré quantité de feuilles qui se déployaient en une épaisse frondaison apte à le dissimuler.
Yoongi repéra le champ de bataille : le panorama sur la clairière était dégagé, et il y découvrit d'importantes troupes qui avaient aménagé un camp de fortune, surveillé par plusieurs sentinelles qu'il devinait sans les voir, sans doute cachées par la canopée au-dessus de laquelle l'avait mené le haut séquoia.
Le Phénix fronça les sourcils et serra la mâchoire, frustré : d'ici, il ne se sentait pas capable de stopper les ennemis, trop loin et surtout trop petits pour lui. Il essaya de prendre possession de l'ombre d'un homme, de la manipuler à sa guise, mais rien ne se produisit : le Tigre bougeait toujours, et les Aigles n'allaient pas tarder à déferler sur leur camp.
Yoongi tenta de se concentrer davantage, de visualiser la silhouette qu'il cherchait à immobiliser, mais rien n'y fit, et s'il se rapprochait, il risquait d'être repéré. Il réfléchit à toute allure.
Un long sifflement aigu retentit après un temps indéterminé, et Yoongi comprit qu'il s'agissait du signal d'une sentinelle qui avait repéré les Arixiens. En quelques instants à peine, une marée bleue se déversa sur la large clairière où les Tyfodoniens s'étaient réunis. Incapable de distinguer de façon correcte le déroulement de la bataille qui venait de s'engager, Yoongi se sentit inutile.
Il remarqua alors un autre séquoia, plus haut mais plus proche des combats. Depuis ses branches les plus basses, il y verrait mieux, et peut-être parviendrait-il à jouer avec les ombres des rebelles.
L'arbre était situé à une vingtaine de mètres. Yoongi baissa les yeux sur le vide qui les séparait, déglutit, et une goutte de sueur froide glissa le long de sa colonne vertébrale. Sans s'autoriser à réfléchir davantage, il fila, et pas après pas apparaissaient puis disparaissaient sous ses pieds de sombres plateformes qui le maintenaient à son altitude initiale. Une fierté et une confiance sans égales hurlèrent dans ses veines à la manière d'un typhon. Quel plaisir de maîtriser ainsi ses pouvoirs !
Arrivé plus près du lieu des combats, il s'aperçut, soulagé, que la distance lui permettait de distinguer sans mal les visages et les couleurs portées par chaque soldat. Le bleu céruléen pour les Arixiens, le vert émeraude pour les Tyfodoniens. Ces derniers étaient beaucoup plus nombreux : les troupes alliées n'étaient toujours pas arrivées.
Un étrange pressentiment, une intuition funeste, lui murmura à l'oreille que le lieutenant avait peut-être été piégé et ne viendrait pas en aide aux forces des deux généraux. Il avait beau chercher Jungkook et les siens, il ne les voyait nulle part.
Et déjà le bleu se changeait en écarlate sous les assauts des flèches et des dagues ennemies.
« Non, non, non ! »
Yoongi ne peina pas à repérer son ami dans la masse : sa cape le distinguait des subordonnés, tout comme celle du général Moon. Eux seuls portaient ce symbole de leur puissance. Jimin se battait contre trois ennemis à la fois, et le Phénix, soudain alarmé, parvint sans savoir comment à les immobiliser tous. Jimin ne les épargna pas, ne comprenant qu'avec un temps de retard le coup de pouce qu'il avait reçu. Il poursuivit le combat à la hâte, et Yoongi décida de veiller sur lui.
L'Arixien attaquait avec toute l'élégance et la force que son aîné lui connaissait. Équipé de son jingum qu'il maniait de la main droite et de sa dague dans la main gauche – ses blessures ayant guéri ces derniers jours, il se sentait de nouveau apte à utiliser son bras affaibli, et il n'avait rien perdu de sa dextérité –, le jeune général se défendait avec une hargne féroce qu'admirait Yoongi. D'un bras il parait, de l'autre il frappait, et le Phénix resta muet de stupeur quand son ami stoppa deux assauts simultanés à l'aide de ses lames puis envoya promener un de ses guerriers avec un coup de pied qui le projeta en arrière. La lourdeur de l'armure du Tigre le déstabilisa, il tomba. Jimin l'acheva, et soudain il ne contrôla plus ses gestes.
Il s'agenouilla avec l'impression d'être devenu un pantin dont on tirait les ficelles.
Il s'apprêtait à tenter de se relever quand une flèche siffla juste au-dessus de sa tête. Son sang se glaça au bruit provoqué par le trait de bois et d'acier : jamais il n'avait entendu pareille stridence. Très vite libéré du maléfice qui le retenait – et il devina que Yoongi, en l'incitant à se baisser, venait de lui sauver la vie –, il se redressa, fit volte-face et découvrit, derrière lui, un cavalier fièrement monté sur un destrier alezan.
Le regard sévère, le visage froid, le corps bien bâti, des cheveux châtains qui cascadaient sur ses épaules, équipé d'une armure noir et vert et d'une cape sans doute diaprée d'un motif de tigre, Jimin reconnut Hoseok à l'arc à poulies qu'il brandit en rugissant des encouragements à ses hommes.
Le jeune Tyfodonien reprit le combat, et les flèches bourdonnèrent partout dans la clairière. Des rangs entiers d'Arixiens tombaient, Yoongi tentait d'en sauver autant que possible, surveillant toujours Jimin d'un œil. Ce dernier tenait sans cesse tête à plusieurs ennemis à la fois, et ses lames à présent couvertes de sang répandaient un flot de morts.
Yoongi remarqua alors, en marge des affrontements, que le général Moon était aux prises avec quatre Tyfodoniens qui le mettaient en difficulté. Il parvint à en pétrifier deux qui s'énervèrent soudain de leur incapacité à bouger. Ils périrent peu après, et l'Arixien se débarrassa sans mal des deux autres. Il contempla les cadavres à terre, leva les yeux en direction du mystérieux ami de son homologue, et repartit sans attendre davantage se fondre dans la mêlée.
Les Arixiens se faisaient laminer, déjà sur les près de six cents soldats engagés il n'en restait pas plus des deux tiers, et plus le temps passaient, plus les corps s'entassaient. L'adrénaline coulait autant que l'hémoglobine, et Yoongi sentait un désarroi indescriptible l'envahir, témoin impuissant de ce carnage.
En contrebas, Jimin, occupé à se tracer un chemin dans les rangs ennemis pour atteindre leur chef, sourit quand le général Moon le rejoignit. Les dépouilles s'amoncelaient, et sans les discrètes interventions de Yoongi, les généraux seraient morts au moins deux fois chacun.
« Général Park, où sont nos lieutenants, par Pyros ! fulmina son camarade.
— Peut-être en train de contempler cette charmante nature qui nous entoure, qu'en pensez-vous ? » persifla Jimin alors qu'il plantait sa lame d'un coup d'estoc dans la poitrine d'un ennemi.
L'autre ne répondit pas, occupé par un rebelle dont il trancha la gorge avec une précision admirable.
Deux personnes tentèrent de se jeter sur eux ; l'une se figea, arrêtée dans son mouvement par une puissance inconnue. Jimin la tua.
Tout à coup, des hurlements sauvages attirèrent l'attention de toutes les troupes, un très court instant le temps parut suspendu et chacun se tut. De l'arrière de la clairière, formant un étau autour des unités tyfodoniennes, une marée céruléenne s'abattit sur le champ de bataille en grondant, tsunami salvateur qui tira un sourire à Jimin.
À la têtede ces centaines de guerriers, Jungkook brandissait son jingum dans un cri derage que reprirent en chœur ses soldats.
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