Chapitre 2

« Plus une plainte ne résonnait dans les plaines.

Il régnait au village une joie souveraine.

Les Phénix admiraient l'œuvre enfin accomplie,

Territoire de paix oublié des conflits. »

– Kwon Yeonsu, Vie et mort des Cinq Peuples.


Les paupières du jeune homme papillonnèrent alors que sa conscience lui revenait peu à peu, et avec elle la douleur térébrante qui lui brûlait les reins. Il poussa un râle rauque tandis que, allongé sur le ventre, il tentait d'esquisser un geste pour poser la main sur son dos. Une poigne tendre mais ferme l'en empêcha.

« N'y touchez pas, le médecin a changé vos bandages il y a moins d'une demi-heure. »

Le blessé écarquilla les yeux, soudain paniqué. Il tourna la tête d'un mouvement vif alors qu'il essayait, les coudes sur un matelas moelleux, de relever le buste. Une souffrance fulgurante le stoppa, ce qui ne l'avait pas empêché de regarder du côté de celui qui le veillait et dont il avait reconnu la voix.

« Général Park ? se remémora-t-il.

— C'est bien cela, opina Jimin avec un sourire rassurant, puis-je savoir votre nom ?

— Je m'appelle Yoongi.

— Juste Yoongi ?

— Oui.

— Très bien, comme il vous plaira, Yoongi. Quel âge avez-vous ?

— Vingt-sept ans... Mais où suis-je ? Que s'est-il passé ? »

Jimin se laissa quelques instants, en apparence pour réfléchir à une explication concise, en vérité parce qu'il se demandait encore d'où venait cet homme étrange. Ses yeux de glace gelaient le général sur place, stupéfié par leur couleur si prononcée, et il pouvait à présent ajouter à ce détail l'accent de cet inconnu. Yoongi en effet parlait d'une manière qui lui rappelait celle de la haute aristocratie, cinquante ans plus tôt environ. Un accent désuet.

« Pour faire bref, Yoongi, mes hommes et moi avons attaqué la frontière entre les plaines d'Arixium et les terres de Sawa. Nous avons pris la forteresse des Sawaï et, en la fouillant, nous avons découvert la trappe qui menait aux cellules où vous étiez détenu. »

Il préféra ne pas mentionner le fait qu'il savait que Yoongi représentait quelque chose d'important pour l'ennemi. Il continua donc : « Vous étiez d'ailleurs le seul dans cet endroit insalubre. D'où venez-vous ?

— Des forêts de Tyfodon, où j'ai été capturé il y a environ un mois.

— Je vois.

— Quand pourrai-je partir retrouver les miens ?

— Vous brûlez les étapes, mon ami, l'arrêta Jimin avec une moue amusée. Songez déjà à retrouver votre faculté de marcher. Ensuite vous envisagerez de nous quitter.

— Ma famille, je dois la retrouver. J'ai une sœur... q-quand ils nous ont attaqués, elle... mais j-je sens qu'elle est encore en vie, au plus profond de moi j'en suis convaincu, vous comprenez ? »

Il s'exprimait de façon confuse, et Jimin constata même plusieurs bégaiements qui lui confirmèrent d'une part que Yoongi disait vrai à ce sujet, et d'autre part que sa sœur devait lui être plus que précieuse pour qu'il se montre tout à coup si troublé. Son regard à lui seul trahissait toute son angoisse.

« Calmez-vous, ordonna Jimin sans brutalité en se relevant, vous ne devez pas bouger pour l'instant. Nous tentons de comprendre ce que préparent les Sawaï pour contrecarrer leurs plans. Nous retrouverons votre sœur, je vous promets de tout mettre en œuvre pour vous la rendre. En attendant, le mieux à faire pour nous aider est de vous reposer. Vous dormez depuis bientôt une journée, de la nourriture va vous être apportée, et le médecin passera tous les jours changer vos pansements et vérifier l'état de vos blessures. Si vous avez besoin de couvertures supplémentaires, ou bien que vous souhaitez vous nettoyer, ou manger, n'hésitez pas à appeler quelqu'un pour réclamer. »

Yoongi écarquilla soudain les yeux et, en dépit de sa blessure, leva tout à coup une main pour la passer dans ses cheveux. Déjà sale, elle en ressortit plus noire encore.

« Oui, nous avons préféré limiter les dégâts, nous vous avons bougé le moins possible, expliqua Jimin. Le médecin n'a nettoyé que les zones qu'il devait stériliser et soigner. Vous pourrez prendre un bain quand vous vous en sentirez capable.

— Cette tente est immense, remarqua Yoongi qui préféra changer de sujet.

— En effet.

— C'est la vôtre, n'est-ce pas ?

— C'est la mienne.

— Pourquoi ?

— Pourquoi pas ?

— Qu'attendez-vous de moi ? Je suis juste un garçon qui a perdu tous ceux qui comptaient pour lui à cause de l'assaut de misérables barbares qui pataugent sans doute dans leur bourbier de bêtise et de chamailleries dignes d'enfants.

— Vous n'êtes pas tendre avec nos voisins, mais je vous comprends.

— Général Park, je vous remercie sincèrement pour votre aide, mais sachez que ce que je pense d'eux, je vous l'attribue aussi. La guerre est la réponse des faibles à des problèmes complexes qu'ils ne savent pas résoudre en discutant de façon mature.

— Je suis bien d'accord avec vous, et ne doutez pas que les Arixiens aimeraient bien résoudre leurs problèmes diplomatiques autour d'une table plutôt que sur un champ de bataille.

— Ce qui explique sans doute pourquoi ce n'est pas autour d'une table que nous nous trouvons, ironisa le blessé.

— Pour un homme incapable même de s'asseoir, je vous trouve bien impertinent.

— Même au bord de la mort, je n'abandonnerais pas ma verve.

— Pourtant c'est bien là qu'elle risque de vous mener si vous vous obstinez à offenser ceux qui vous viennent en aide.

— Ceux qui me viennent en aide, ricana Yoongi avec un mépris qu'il ne chercha pas à dissimuler. Je vous suis reconnaissant de m'avoir aidé la nuit dernière, il faudra vous en contenter. J'ose espérer que vous ne comptez pas à votre tour m'abandonner dans une cage d'arriérés pour m'enfoncer un outil de sauvages dans le dos.

— Je vous accueille dans ma tente et alors que vous retrouvez vos esprits, vous me parlez de cette façon ? Vous avez de la chance, Yoongi, car si vous étiez un ennemi, vous auriez déjà perdu votre langue. Ne me tentez pas.

— Veuillez m'excuser pour l'offense, général Park, mais sachez que j'ai un léger problème avec les hommes qui décident de faire carrière dans l'assassinat.

— La protection.

— À d'autres.

— Vous me semblez encore confus, conclut Jimin qui avait perdu son sourire amène. Vous devriez vous reposer. Je vais vous faire porter de quoi dîner. Peut-être manger vous remettra-t-il les idées en place. J'aurai encore quelques questions à vous poser.

— Je vous ai donné toutes les réponses que j'avais à vous donner.

— À bientôt, Yoongi. »

Ce dernier ne répondit pas, peu enclin à lui céder la politesse d'un salut. Il le toisa d'un œil torve jusqu'à ce qu'il quitte la tente. Désormais seul, le jeune homme poussa un soupir avant de grimacer. Bouger même un bras provoquait d'ineffables douleurs, il ne serait pas en état de se mouvoir avant plusieurs jours, quant à délivrer sa sœur, il ne pouvait pas l'envisager pour l'instant. Dans son malheur néanmoins, la chance lui avait souri, lui offrant le luxe de cet endroit chauffé et où l'on paraissait disposé à le nourrir et le soigner.

Il refusait toutefois de remercier un Élémentaire : le général Park l'avait sauvé pour l'unique raison qu'il ignorait son identité. Dès lors qu'il l'aurait devinée, Yoongi savait qu'il le renverrait en prison – chez les Aigles, cette fois – et subirait peut-être pire que les sévices que lui avaient réservés les Scorpions.

De stupides barbares, de minables incultes qui préféraient la guerre à la paix. Yoongi les haïssait de toute son âme. Au sein de son village, lui plus que quiconque était amené à avoir la rancune tenace. Le temps ne pansait pas toutes les blessures, surtout quand on les ravivait de façon si atroce.

Après des siècles d'harmonie, de nouveau les Quatre Peuples massacraient les siens.

Furieux, Yoongi ressassait l'attaque vécue le mois précédent. Le voilà qui se reposait sur une charmante méridienne, des couvertures à disposition, dans un lieu baigné par une agréable odeur d'encens. Et sa sœur ? Que lui infligeait-on à cet instant même ? Il n'osait pas l'imaginer, elle, à moitié dévêtue, un dard dans le bas du dos, la douleur circulant en elle en continu. Les soldats savaient qu'elle avait hérité du rôle de prêtresse de Hiemis : comptaient-ils lui extorquer des informations ? Subissait-elle encore pire que ce que lui-même avait vécu ?

Quelqu'un entra dans la tente. Yoongi riva son regard vers le jeune homme qui portait un plateau garni de mets en tous genres. Viande, légumes, féculents, fruits, et quelques pâtisseries.

« Le général Park m'a demandé de vous apporter ceci, déclara-t-il en s'immobilisant près de la méridienne. Il m'a aussi chargé de vous informer qu'il reviendrait d'ici peu vous poser davantage de questions, et que vous devez savoir que votre coopération pourra vous aider à retrouver votre sœur.

— J'en prends bonne note. »

L'homme laissa le plateau sur un guéridon qu'il approcha du lit, et il s'en alla après s'être incliné. Yoongi peina à le remercier, ne murmurant ses mots que du bout des lèvres.

Le blessé considéra la nourriture avec une moue ennuyée : dans sa position, se restaurer allait s'avérer compliqué. Redresser le buste lui arrachait les reins, et le mouvement qu'impliquerait le fait de manger n'arrangerait rien à la situation.

« Pas capable de m'asseoir, pas capable de m'asseoir, ronchonna-t-il en se rappelant les paroles du général. Il va voir. »

Afin de calmer les battements erratiques de son cœur, Yoongi s'accorda une longue inspiration. Toujours étendu sur le ventre, il appuya les paumes à plat sur la méridienne, puis il jeta un œil au bas de son corps. On ne lui avait pas retiré le pantalon de toile qu'il portait en prison, sans doute pour ménager son dos meurtri.

Il prit son courage à deux mains et commença à bouger les jambes en même temps qu'il poussait sur ses bras pour se redresser. La souffrance le déchira de la pointe des pieds jusqu'à la tête. Son crâne lui sembla soudain cogner, et il dut fournir un effort surhumain pour ne pas se laisser retomber sur le matelas. Il respirait par rapides saccades, les mains tremblantes et la vue brouillée par un vertige. Figé, il mobilisait toute sa volonté, toute sa haine, pour s'obliger à ne pas abandonner et poursuivre son mouvement. Il devait guérir vite, plus vite. Il ne pouvait pas se permettre des jours d'immobilisation. Il s'était déjà arraché un stylet, on lui en avait enlevé deux : il pouvait se lever.

Une dizaine de minutes plus tard, le visage exsangue sous l'inénarrable douleur, les yeux vitreux, les traits crispés, il se tenait assis sur la méridienne, vidé de ses forces. Son regard coula sur la nourriture en laquelle il vit une excellente récompense pour son exploit. Tant qu'il ne tentait pas de gestes brusques, il ne risquait pas de rouvrir ses plaies. Or, il ne considérait pas le fait de passer douze minutes à essayer de s'asseoir comme un tant soit peu brutal.

Ravi de sa victoire, il attrapa un bol de viande et de légumes qu'il dévora avec avidité. Il s'impatientait presque du retour du général Park, brûlant de hâte à l'idée de découvrir son visage quand il le verrait ainsi. Yoongi, en dépit de son corps frêle – d'autant plus depuis ses semaines de détention –, dissimulait une force et une détermination que ce jeune chef ne mesurait pas encore.

~~~

Jimin avait à peine quitté Yoongi qu'il se rendait dans la tente de ses lieutenants. Jungkook et Taehyun en partageaient une de la taille de la sienne, meublée de façon plus sobre mais tout aussi confortable. Il y entra sans même en requérir la permission, de sorte qu'il trouva Taehyun allongé sur son matelas posé à même le sol, et Jungkook en train de se changer. Les deux hommes avaient passé la journée à guetter les environs, le plus jeune était même parti avec deux de ses soldats les plus furtifs observer la forteresse attaquée quelques heures plus tôt afin d'y surveiller tout mouvement suspect.

« Général Park. »

Les lieutenants se redressèrent dès qu'ils eurent levé les yeux sur lui. Jimin leur adressa un acquiescement pour leur intimer le repos.

« Lieutenant Kang, j'ai lu bon nombre des documents que nous avons pris à la forteresse. Je n'y ai rien trouvé qui soit susceptible de m'intéresser, si ce n'est la preuve qu'un chargement important a été apporté ici un peu plus de trois semaines plus tôt et que l'on s'apprêtait à le transférer de nouveau. Je n'ai pas plus de détails ni sur sa provenance ni sur la destination où l'ont comptait l'acheminer, mais c'est déjà du bon travail.

— Merci, mon général.

— Quant au chargement en question, le prisonnier, il s'est réveillé il y a quelques instants. Il va bien – un peu trop, si vous voulez mon avis.

— Comment ? s'étonna Jungkook.

— Il ne porte pas les militaires dans son cœur, qu'on l'ait aidé ou non, et je lui trouve la langue bien pendue.

— Je la lui arrache quand vous le souhaitez.

— Il en aura besoin, je compte bien lui tirer les vers du nez. En attendant, outre son prénom, Yoongi, et le fait qu'il ait perdu de vue sa sœur dans l'attaque des Sawaï, je suis convaincu qu'il ment.

— À quel sujet ?

— Il prétend être Tyfodonien.

— Cela n'a aucun sens, répliqua aussitôt Taehyun, les Sawaï ne les ont pas attaqués directement depuis l'année dernière.

— Sans compter que nous sommes bien trop au nord de la frontière, ajouta son supérieur, pourquoi l'amener ici ? Et pour quelle raison lui accorder un tel traitement ? Qu'est-ce qui le rendrait si spécial aux yeux des Sawaï ? Même le chef tyfodonien ne les intéresse pas à ce point.

— Peut-être s'agit-il d'un espion qui aurait vu quelque chose qui dérange les Sawaï ? proposa Jungkook.

— Je le pense aussi, mais pour quelle raison ne l'auraient-ils pas tué au lieu de le garder en vie ? Que comptaient-ils faire de lui ?

— Et s'il était un espion sawaï ? suggéra à son tour Taehyun qui poursuivit son raisonnement quand Jimin l'y incita d'un signe du menton. Il pourrait s'agir d'une ruse pour envoyer un de leurs soldats dans notre camp, et dès que nous le relâcherons, il courra auprès du prince répéter tout ce qu'il a appris. Vous lui avez laissé votre tente en pressentant qu'il s'agissait d'un homme important, peut-être était-ce une erreur.

— Je n'avais pas envisagé les choses de cette manière, mais votre théorie se tient, admit Jimin. Je trouve néanmoins surprenant de lui faire subir le supplice du stylet trois fois pour donner plus d'aplomb à sa couverture, et sa maigreur n'est pas feinte non plus. Quant à ce qu'il a affirmé et insinué à propos des guerriers et des Sawaï... hum, je vous avoue que tout cela me laisse perplexe. Je continuerai de le surveiller de près, et quand je ne m'y trouverai pas, je laisserai désormais un soldat en faction dans ma tente pour prévenir toute tentative d'évasion et d'espionnage. Une chose au moins est certaine : il est beaucoup trop faible pour nous échapper maintenant s'il essaie de s'enfuir. »

Ses cadets approuvèrent d'un signe de tête.

« Lieutenant Kang, j'aimerais entendre votre rapport au sujet de la réaction de nos ennemis. »

L'homme opina et expliqua tout ce qu'il avait découvert. Rien de particulier ne ressortit, si ce n'était que les soldats sawaï peinaient à se remettre de leurs pertes. Il leur faudrait plusieurs jours – voire semaines – avant que les renforts arrivent, et attaquer les Arixiens ne s'avèrerait alors pas envisageable, car avec plus de quatre cents personnes dans le camp fortifié, difficile d'imaginer un combat équitable.

« Lieutenant, songea Jimin après un court silence qui suivit le résumé de son cadet, pouvez-vous me dire ce qui se passerait en envisageant que les forces sawaï envoient assez de monde pour tenter de nous prendre par surprise et récupérer leur prisonnier ?

— Ils se heurteraient de plein fouet à nous, mon général.

— Mais encore ?

— Déjà, il leur faudrait une armée au moins équivalente à la nôtre en nombre, ou à peu près. Et je doute qu'ils envoient tant d'hommes alors que leur armée n'est pas aussi puissante et riche que la nôtre.

— Ces trois dernières années, nos espions nous ont rapporté que les effectifs de l'armée croissaient à vue d'œil.

— Pardonnez mon oubli.

— Il est tout excusé. Voyez-vous, lieutenants, je crains que nous n'ayons chapardé à nos punaises préférées une personne à qui ils tenaient beaucoup, et je suis à peu près sûr qu'ils tenteront de nous la voler.

— Le prisonnier ? s'étonna Jungkook.

— Précisément. Tout porte à croire qu'il comptait beaucoup pour eux. Je veux que vous redoubliez de vigilance et que vous soyez prêts à riposter à tout assaut sawaï. Nous verrons comment évolue la situation de l'autre côté de la frontière dans les jours qui viennent. En attendant, montrons-nous prudents. Une victoire n'est jamais totale, elle implique toujours une défaite... et parfois elle en cache une à venir.

— Bien, mon général, » acquiescèrent en chœur les deux lieutenants.

Ils se séparèrent sur ces mots. Jimin se promena dans le camp ceint d'une muraille percée de plusieurs tourelles de défense. Jour et nuit s'y relayaient des combattants aguerris habitués à l'observation, d'une vigilance sans défaut. Pourtant, quelque chose en lui sentait que cette bataille gagnée n'était que le début des ennuis. Il se méfiait de Yoongi – il se méfiait de quiconque capable de mentir avec une telle aisance – et plus le temps passait, plus il désirait découvrir quel genre de plan ourdissaient les Sawaï.

Il arrivait près de sa tente quand il croisa un soldat qui, ses corvées terminées, s'apprêtait à se rendre à la cantine pour dîner avec ses camarades. En voyant apparaître son chef, il se mit au garde à vous.

« Général Park.

— Bonsoir, soldat. Repos. »

L'homme se détendit mais demeura droit comme un piquet, bras le long du corps.

« Je veux une sentinelle en permanence devant ma tente, portez le message à tout le monde. Le lieutenant Jeon se chargera d'organiser le roulement dès ce soir, nous en avons discuté à l'instant. Prévenez-le que je veux que la surveillance commence tout de suite, s'il vous plaît.

— J'y vais de ce pas.

— Merci, bonne soirée.

— À vous aussi, mon général. »

Il fila, et Jimin pour sa part retourna dans sa tente. Le pan retombait à peine derrière lui qu'il se figea, son regard écarquillé dirigé sur Yoongi qui, assis sur la méridienne, grignotait de façon nonchalante un fruit. Il lui trouvait le teint plus blafard encore que quand il était allongé dans sa cellule, mais au fond de ses prunelles glacées irradiait un feu inextinguible. Il y lisait tant de la détermination que de l'amusement.

Le plateau apporté par son soldat plus tôt avait été peu entamé : Yoongi avait avalé quelques morceaux de viande, toutefois le reste n'avait pas bougé d'un pouce.

« Je vois que vous vous portez à merveille, ironisa Jimin. Est-ce à cause de l'éclairage tamisé de la tente que j'ai l'impression que vous vous apprêtez à défaillir ?

— J'aimerais vous y voir, vous, avec mes plaies, dans ma position.

— Je n'aurais guère pris ce risque de rouvrir une cicatrice.

— Nous vous en faites pas, le mouvement a été bien assez lent pour qu'elle ne bouge pas d'un pouce.

— Je vous crois. Quoi qu'il en soit, je me souviens avoir mentionné qu'il me restait des questions à vous poser.

— Et dire que j'avais peur de m'ennuyer, ce soir.

— Je ne laisserai pas un invité s'ennuyer une seconde sous ma tente.

— Je n'ose imaginer ce que cela peut bien signifier dans d'autres circonstances. »

Il fallut à Jimin quelques instants pour comprendre le sous-entendu. Il retint un soupir de dépit.

« Je voudrais commencer, Yoongi, par vous demander d'où vous venez vraiment.

— Des forêts tyfodoniennes.

— Savez-vous où vous êtes ?

— Dans les plaines d'Arixium, vous l'avez mentionné un peu plus tôt. À la frontière avec les terres de Sawa.

— Vous êtes au camp arixien n° 7, à l'extrême nord des frontières entre Arixium et Sawa. Si vous êtes bel et bien tyfodonien, expliquez-moi un peu pourquoi on vous aurait envoyé si loin de vos propres frontières communes avec le territoire sawaï. J'aimerais que vous éclairiez ma lanterne. »

Yoongi ne laissa rien paraître.

« Ce n'est pas à moi de l'expliquer, j'ignore tout à fait ce que ces barbares attendaient de moi, je me suis laissé guider, je ne pouvais pas vraiment bouger, au cas où ce détail vous aurait échappé.

— Aucun affrontement entre Tyfodoniens et Sawaï n'a été remarqué depuis l'année dernière. Que faites-vous donc entre les mains de l'ennemi ?

— J'espionnais, louvoya-t-il.

— D'où vient votre accent ?

— Ma famille s'exprime ainsi.

— Aristocratie tyfodonienne ?

— Parfaitement.

— Mes condoléances, dans ce cas, car à ma connaissance, les derniers représentants de l'aristocratie tyfodonienne sont morts il y a plus de quarante ans. Dommage, l'aristocratie arixienne compte encore quelques rares membres dont la façon de parler se rapproche un peu de la vôtre sans l'imiter tout à fait. Vous auriez mieux fait de travailler davantage votre mensonge.

— Je ne mens pas, vociféra Yoongi en sentant un mal de tête aigu resserrer son étau sur ses tempes.

— Bien sûr, et les Sawaï seraient assez stupides pour garder en vie un espion ? Mon cher, sachez que ces « barbares », comme vous les appelez, tuent tout espion dont ils croisent le chemin. Aucun ne passe d'abord par la case prison, surtout s'il avait eu le temps de récupérer d'importantes informations. »

L'affirmation ne se révélait pas tout à fait vraie, mais Jimin savait que son interlocuteur l'ignorait. Il comptait bien le mettre au pied du mur.

« Il faut croire qu'ils ont fait une exception.

— Si vous êtes un espion capturé par les Sawaï, pourquoi prétendez-vous qu'ils ont votre sœur aussi ?

— Elle me servait de couverture, nous prétendions être un couple de commerçants en voyage au moment de notre arrestation. Mais à quoi tout cela peut-il vous servir ? Il faut retrouver ma sœur, pas m'interroger. Je ne l'ai pas cachée dans la poche de mon pantalon, si vous voulez savoir, maugréa Yoongi.

— Je sais, vous imaginez bien que nous vous avons fouillé à votre arrivée ici.

— Très drôle.

— Je sais, on me le dit souvent. Maintenant, Yoongi, vous et moi allons mettre les choses au clair. Les Sawaï manigancent quelque chose d'important, et je suis convaincu que vous êtes une des pièces de leur puzzle. Je crois comprendre que nous jouons dans le même camp, alors puis-je être honnête avec vous ?

— Essayez toujours.

— Nous savons que vous avez été amené dans cette prison à la frontière par un convoi exceptionnel qu'aucun type de prisonnier n'a jamais justifié – pas même un espion, pas même un prisonnier politique. Nous savons que vous n'êtes pas non plus le fils d'un chef ennemi, seule explication à une telle sécurité pour un prisonnier. Nous savons que des mesures spéciales avaient été mises en place dans la forteresse pour s'occuper de vous et de votre surveillance constante. Nous savons que les chefs de la forteresse eux-mêmes ignoraient votre identité, sans doute leur grade ne leur permettait-il pas d'entrer dans la confidence. Et enfin, nous savons qu'un soldat se trouvait toujours ou presque avec vous dans cette prison souterraine afin de vous défendre ou, s'il le jugeait nécessaire, de vous tuer pour que l'ennemi ne mette pas la main sur vous.

« Yoongi, continua Jimin en approchant, par votre seule présence ici, vous mettez mes hommes en danger de mort, parce que vous êtes précieux aux yeux des Sawaï et qu'ils vont tenter sous peu de nous attaquer pour vous récupérer. Je n'ai jamais entendu parler de vous, autrement dit je n'ai aucune raison de vous garder et de vous protéger : mes supérieurs n'attendent rien de vous, je peux très bien décider de vous rendre aux Sawaï en échange d'un traité de non-agression pour les cinq ans à venir, je suis convaincu qu'ils signeraient pour vous avoir et que ce pacte ravirait mon peuple. Alors maintenant que vous avez compris qu'il vaut mieux jouer cartes sur table, soyez honnête : qui êtes-vous ? »

Yoongi le dévisageait depuis de longues secondes déjà, absorbé par son exposé tout en finesse. Il n'avait pas imaginé que ce rustre en devine autant à son sujet. Il l'avait d'abord fixé avec des yeux qui lançaient des éclairs avant de comprendre que Jimin disait vrai : s'il se bornait à le repousser, le général arixien l'abandonnerait sans ménagement. Or, il ne pouvait pas se le permettre.

Son crâne cogna davantage, il retint une grimace de douleur.

« Je ne peux pas vous dire qui je suis, c'est beaucoup trop dangereux.

— Alors vous n'êtes plus un espion tyfodonien ?

— Pitié, vous savez bien que non, ne vous moquez pas, grommela-t-il.

— Dites-moi tout ce que vous pouvez, peut-être qu'un détail insignifiant pour vous me serait d'une grande aide.

— Je... j'aimerais sincèrement, soupira-t-il. Mais pour être honnête, j'ignore même ce que l'on nous veut. Je vous assure que je me pose au moins autant de questions que vous, et savoir ma sœur aux mains de ces sauvages me rend fou. Nous ne demandions rien à personne la nuit où nous avons été frappés par l'ennemi, nous avons toujours vécu dans notre coin.

— Je vous crois. Mais si vous ne pouvez pas me dire qui vous êtes, je pense que c'est justement parce qu'eux le savent qu'ils ont décidé de vous attaquer.

— Je pense aussi.

— Ne pensez-vous pas également que je devrais peut-être le savoir à mon tour pour vous aider ? »

Yoongi leva ses iris gelés sur Jimin, désormais en face de lui, à moins d'un mètre. Il l'observait avec un intérêt certain qui plongea le jeune homme dans l'embarras. Il hocha la tête de gauche à droite alors que son crâne lui semblait de plus en plus douloureux.

« Vous risqueriez de réagir comme eux, refusa-t-il.

— Pourquoi ? Qu'est-ce qui pourrait me pousser à décider qu'un citoyen sans histoires doit terminer en prison ? Quel danger représentez-vous ?

— Aucun, je vous le jure. Je ne sais même pas me battre, quant à espionner, je n'en ai jamais eu l'occasion. Mon quotidien s'est toujours résumé à manger, lire, et dormir.

— Vous lisez ?

— C'est mon métier, je m'occupe des archives de mon village.

— De quel peuple êtes-vous, si vous n'êtes pas tyfodonien ?

— Je ne peux pas le dire.

— Vous ne m'aidez pas beaucoup.

— Je n'en sais pas beaucoup. Mais je vous assure que je ne vous apporterai aucun souci, du moins pas de façon directe. Je me tiendrai tranquille.

— Et votre langue un peu trop bien pendue ? répliqua Jimin avec un rictus.

— J'imagine que je peux mettre ma rancœur de côté si vous acceptez de m'aider à retrouver ma sœur.

— Nous avons malheureusement peu d'éléments, je ne peux pas vous promettre que les résultats seront immédiats.

— Des efforts de votre part, c'est déjà énorme.

— Alors on est d'accord, on collabore ? »

Il tendit la main, un sourire à la fois sincère et victorieux aux lèvres. Yoongi se doutait qu'il devait penser avoir trouvé en lui un moyen de faire tomber ses ennemis, et il préféra ne pas le détromper tout de suite.

« On est d'accord, approuva-t-il en lui serrant la main – le mouvement lui sembla lui déchirer le dos.

— Une dernière question de la plus haute importance, Yoongi.

— Je vous écoute.

— Vous a-t-on interrogé avant notre intervention ? Vous a-t-on torturé ?

— Oui, souffla-t-il la gorge serrée.

— Avez-vous dit ce que vos agresseurs espéraient que vous diriez ?

— Non.

— Leur avez-vous menti ?

— Oui.

— Et vous ont-ils cru ?

— Oui. Ils étaient plus bêtes que vous, par chance.

— Pensez-vous que ce que vous leur avez dit puisse leur être utile ?

— Ils connaissent mon prénom.

— Est-ce utile pour eux ? »

Yoongi parut hésiter.

« Ils ont cessé de me poser des questions immédiatement après pour m'enfermer dans ma cellule. Alors j'imagine.

— Vous imaginez qu'il peut être important...

— Eh bien... s'ils connaissent celui de ma sœur, il peut le devenir.

— C'est-à-dire ?

— Notre lien de parenté peut les intéresser.

— Quel est son nom ?

— Yua.

— Et pourquoi votre lien de parenté les intéresserait-il ?

— Il signifie beaucoup, chez nous. Nos prénoms, même, commencent par les mêmes sonorités.

— Il est significatif d'avoir une sœur ?

— Une sœur, non... mais une jumelle, oui. »

Une sœur jumelle ? Le lien était rare, en effet, et pouvait attiser la curiosité, mais quoi d'autre sinon la simple incompréhension de ce phénomène ? Jimin demeurait perplexe.

« Et posséder un jumeau ou une jumelle a une grande importance chez les vôtres, c'est juste ?

— Oui.

— Me voilà encore plus troublé qu'avant d'entrer dans cette tente... J'ai bien du mal à comprendre ce que l'on peut vouloir à deux personnes comme vous.

— Moi aussi, même si j'ai quelques soupçons. J'espère seulement faire fausse route.

— Pouvez-vous me dire pourquoi ? »

Yoongi garda d'abord le silence, instaurant dans la pièce une atmosphère pesante, lourde de sens. Il prit une profonde inspiration et se décida à mettre des mots sur sa plus grande crainte.

« Parce que si j'ai raison, alors vos ennemis risquent de conquérir le Continent entier dans les mois qui viennent, le tout sans grandes difficultés. »

Jimin recula d'un mouvement véhément, frappé par cette déclaration à l'allure prophétique.

« Yoongi, vous ne pouvez pas me cacher plus longtemps ce que vous savez, vous êtes en train de me dire que le destin du monde se joue maintenant et repose peut-être entre vos mains !

— Pas entre les miennes, je n'ai aucun rôle à jouer là-dedans. Je... »

La douleur qui irradiait à présent dans son crâne lui vola ses mots. Il ferma les yeux, tout à coup crispé, et les plaies dans son dos se ravivèrent au même instant. Il devait résister, rester fort...

« Tout va bien ? Vous m'entendez ? »

La voix de Jimin paraissait lointaine, elle retentissait à la manière d'un sinistre écho qui s'écrasait contre les tympans du blessé, dont les paupières papillonnèrent. Une chaleur étrange s'empara de son corps qu'il lui sembla soudain quitter alors qu'un épais voile noir obscurcissait peu à peu la pièce.

La dernière chose qu'il ressentit fut la douleur qui lui sciait le crâne.

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