Chapitre 1
- Réveillez-vous, monsieur. Il est l'heure de vous lever.
Korie grogna de mécontentement, agacé par la voix robotique qui lui transperçait le crâne. Il enfonça son visage dans son oreiller, remonta ses couvertures au-dessus de sa tête.
- Monsieur, insista l'androïde. Vous m'aviez ordonné, aujourd'hui à quatre heures trente-sept, de vous sortir du lit à sept heures précisément.
- Je t'ordonne de me laisser la paix...
- Vous m'avez également avisé précédemment que vos ordres, entre sept heures et huit heures ce matin, ne seront pas à prendre en considération. Il faut absolument que vous vous prépariez.
Korie l'ignora, s'efforçant de dormir encore un peu. Il était trop épuisé pour se disputer avec un robot, et de toute façon, il ne risquerait pas de le forcer. Un robot était incapable de faire de mal à un humain, et cela incluait de simplement le toucher.
- Monsieur, il ne me reste qu'une seule option. Je vais envoyer un message à Madison lui disant que vous êtes amoureux d'elle.
La menace eut l'effet d'une bombe. Les yeux écarquillés, Korie se redressa si rapidement que sa tête tourna pendant quelques secondes. Toujours étourdi, il sauta à terre, tomba à quatre pattes et se releva aussitôt, le cœur lui remontant dans la gorge. Il figea, regarda longuement autour de lui, et la réalité le rattrapa enfin.
Comment je suis arrivé ici, moi... ?
Étourdi, il posa à nouveau ses fesses sur le lit. Les souvenirs de la veille lui revenaient peu à peu ; la fête, l'alcool... surtout l'alcool. Il avait l'impression d'en avoir ingurgité autant qu'un Viking déshydraté. Un gout acide lui collait au palet, ses sens étaient engourdis... et aujourd'hui, c'est la rentrée.
Korie appuya le front contre ses paumes et prit une grande inspiration. Je suis dans la merde.
- Monsieur, il faut vraiment que vous quittiez votre chambre.
Korie leva ses yeux torves vers le robot qui lui faisait face. D'une forme humanoïde, il ressemblait plutôt à un assemblage grotesque de boite de conserve. Entièrement chromé, l'inscription « kick me » figurait sur son torse en peinture orange et dégoulinante. Un chapeau haut de forme était vissé sur sa tête et un autocollant de lèvres roses et pulpeuses tenait lieu de bouche. Voir son robot le fit un peu sourire ; il s'était bien diverti à la construire. Si son père était capable, en un rien de temps, de créer les androïdes les plus performants d'entre tous, lui valant une fortune bien méritée, Korie préférait encore s'amuser avec les morceaux restant pour fabriquer ses jouets, tel que Hideux.
- Un café pourrait peut-être vous réveiller, monsieur, suggéra Hideux.
- Oui, s'il te plait...
Le robot quitta enfin la pièce, tanguant dangereusement d'un pied sur l'autre. Korie, assis sur le lit, poussa un long bâillement, essayant d'ignorer le mal de crâne qui se pointait.
C'était l'idée de qui, de faire une fête la veille de la rentrée ? Je vais tellement le tuer...
Au prix d'un incroyable effort, il parvint finalement à se redresser et à se trainer jusqu'à la salle de bain. Il fit le moins de bruit possible, ses parents étant toujours endormis, puis alla se couler un bain. Les cours ne commençaient qu'à neuf heures moins le quart précisément, et s'il avait ordonné à son droïde de le réveiller avant l'heure habituelle, c'était bien pour tenter de faire disparaitre les dernières traces d'alcool dans son sang avant que ses vieux ne se rendent compte de quoi que ce soit. Un bain, un café, un petit déjeuner bien graisseux et quelques vitamines devraient bien le remettre sur pied, au moins un peu.
Après vingt minutes enfermées dans la pièce, il se sentit enfin prêt à survivre au monde. La taille enroulée dans une serviette, il retourna à sa chambre pour enfiler les premiers vêtements qui lui tombèrent sous la main – jean, teeshirt vert forêt – et alla à la cuisine rejoindre son stupide robot Hideux qui s'était occupé de garder l'eau au chaud jusqu'à l'arrivé de son maitre. Quand il le vit enfin se pointer, le droïde fit rapidement le café et le tendit vers l'ado, les yeux toujours vitreux de fatigue. Au côté de Hideux, Colonel, l'automate de ses parents, préparait tranquillement le déjeuner. Bacon, œuf, patate en cube... Korie salivait en regardant la graisse emplir la poêle.
- Salut, mon grand ! Déjà debout ?
Korie sursauta de surprise, renversant quelques gouttes de sa boisson chaude sur le comptoir, puis leva la tête pour dévisager sa mère.
- Oui... salut, répondit-il lentement. Je t'avais pas entendu...
- Tu as bien dormi ? Tu as des poches énormes sous les yeux !
Korie dévia le regard, n'osant pas affronter celui de sa mère. C'était une femme belle et intelligente ; un seul faux pas et elle allait comprendre aussitôt que son jeune fils de quinze ans avait, en réalité, une sérieuse gueule de bois. Violet Buchanan, dans sa robe de chambre assortie à son prénom, posa doucement une main sur la tête de son enfant avant de lui ébouriffer les cheveux, qu'il avait encore humides. Korie ferma les yeux, subissant le moment.
Je suis cuit, je suis trop cuit...
- Le stress m'a empêché de dormir, dit-il enfin dans un petit haussement d'épaules.
- Tu es rentré à quelle heure, d'ailleurs ? Je t'ai pas entendu revenir, hier soir.
- À onze heures, comme promis.
Violet plissa les yeux ; Korie détourna les siens. Au même moment, son père fit son entrée dans la pièce ; le célèbre Owen Buchanan, son riche et puissant papa, habillé d'un vieux bas de pyjama et le ventre à l'air, bâillant et étirant les bras comme une étoile de mer poilue et obèse. Il passa devant son fils, lui retira la tasse des mains et prit une grande gorgée de café avant de la poser sur la table et de s'y assoir.
- Papa ! s'indigna Korie.
- T'es trop jeune pour boire du café.
Korie pinça les lèvres ; il était à deux doigts de hurler son désespoir et retourner s'enfermer dans sa chambre. De toute façon, la douleur dans son crâne ne voulait pas disparaitre, il n'était pas apte à survivre à une rentrée scolaire. Dans une nouvelle école où il n'y connaissait rien, de surcroit.
- Hideux, fait-m'en un autre.
- Tout de suite, monsieur !
- Avec beaucoup de sucre.
Korie alla s'assoir à la table en face de son père, sortit son téléphone d'une poche de son jean et fit défiler les photos de la veille. Il se retint de grimacer, ne désirant pas intriguer ses parents, mais ce qu'il voyait le désolait.
Cette fameuse fête, elle avait été faite pour lui. Ses amis voulaient lui souhaiter bonne chance dans sa nouvelle école et ils y avaient mis le grand jeu. Eux, leurs rentrées se faisaient demain ; personne n'avait pensé une seconde que Korie allait en pâtir.
Hideux lui apporta une seconde tasse de café et Korie en but la moitié d'une seule traite. Il grimaça au gout amer, mais il sentit aussitôt le liquide lui faire du bien. Il était déjà un peu plus réveiller.
- Comme ça, tu es revenu à onze heures, hier soir ? dit sa mère en prenant à son tour place autour de la table.
- C'est le cas.
- C'est drôle, parce que moi, je t'ai attendu... mais à deux heures du matin, je me suis endormi.
- Alors... je suis entré sans que tu t'en rendes compte, dit Korie en baissant les yeux vers son café.
- Colonel, dit cette fois Owen. Fais-nous voir la vidéo surveillance de cette nuit.
Colonel, le robot de son père, était hautement plus performant que le petit Hideux. D'une apparence beaucoup plus humaine et professionnelle, il portait un costar cravate ; accompagné de son visage de métal, il avait tout l'air du parfait garde du corps. Il se tourna vers un mur vierge de la salle à manger et projeta les images de la veille depuis ses globes oculaires. Sur l'écran improvisé, on pouvait voir la porte d'entrée de leur luxueux appartement. Après quelques secondes d'un silence tendu, la porte s'ouvrit lentement, révélant un adolescent complètement déchiré, tanguant d'un côté et de l'autre, ses cheveux châtains en épis au-dessus de sa tête et parsemés de confettis colorés. Ses yeux étaient rouges et pochés, il riait d'un air absent. Il s'effondra à moitié sur le mur, se redressa et, toujours aussi maladroitement, disparut à l'angle de la caméra.
Korie se recroquevilla dans sa chaise, honteux. La tête baissée, il n'avait même pas osé regarder. Pour la discrétion, c'est fichu.
- Ah, Korie... soupira lentement son père. Il y a des moments où tu fais preuve d'une incroyable intelligence. Et il y en a d'autres, où... eh bien, c'est tout le contraire. J'en serais presque impressionné.
- J'essaie seulement de trouver un juste équilibre, marmonna Korie en relevant les yeux vers Owen Buchanan.
Sa mère, Violet, pouffa de rire. Son père demeura parfaitement stoïque.
- Korie, tu as bientôt seize ans. Tu veux quoi, pour ton anniversaire ?
Korie haussa les sourcils, étonné du changement de conversation. Il lui restait encore plus de deux mois avant sa fête.
- Un voyage ? dit-il, optimiste. Tu connais la plage aux cochons ?
- Si tu veux ce voyage, tu as deux mois pour t'améliorer. Je ne veux plus que tu fréquentes tes anciens amis ; je ne veux plus que tu ailles dans ces soirées alcoolisées derrière notre dos. À partir de maintenant, tu seras un petit garçon exemplaire !
Korie demeura interdit, à court de mots. Il s'était préparé à un sermon, peut-être même une fessée — quand son père était en colère, il fallait s'attendre à tout — mais pas à un compromis de la sorte.
- Ce devrait être facile pour toi, continua Owen. Une nouvelle école, c'est parfait pour tout recommencer de zéro !
- Il est hors de question que je coupe les ponts avec mes amis simplement parce que tu les aimes pas. J'ai droit de voir qui je veux ! Garde-le pour toi, ce stupide voyage.
Prêt à démontrer sa mauvaise humeur par quelques jurons bien sentis, il fut freiné dans son élan par le Colonel qui apporta le petit déjeuner à table. Il aurait bien voulu quitter l'appartement sur le champ, ou s'enfermer dans sa chambre en claquant la porte bien fort, mais la vue du bacon lui fit complètement oublier le sujet. Il fourra trois tranches dans sa bouche avant de remplir son assiette. Il savait l'attention de ses parents sur lui, celui attristé de sa mère, celui énervé de son père. Mais il avait trop faim pour s'en soucier une seconde de plus.
- Regarde, papa, dit-il après avoir avalé ce qu'il avait dans le gosier. Je suis déjà beau et intelligent. C'est pas suffisant ? Tu sais, on peut pas tout avoir, dans la vie ! Tu devrais te contenter de ce que t'as.
Owen frappa la table de son poing, à bout de patience. Korie sursauta, paniqué. Je suis peut-être allé un peu trop loin. Son père le pointa avec son bacon, l'air incroyablement menaçant malgré sa moustache et ses yeux encore pochés de fatigue. Même Violet le regardait avec appréhension, mais n'osait rien dire ; elle savait que Korie avait mérité la colère de son paternel.
- Tu as deux mois pour te calmer. Sinon, tu vas passer le reste de l'année scolaire chez tes grands-parents.
Korie déglutit nerveusement en se redressant sur sa chaise. Il détestait ses grands-parents ; ils étaient vieux, ils n'avaient pas de robots domestiques pour le servir aux petits ognons ; leur maison puait l'eucalyptus. Ils avaient même un chat qui adorait le griffer au mollet pour aucune raison. Et enfin, ils habitaient Kingston. Une ville qui, selon lui, était d'un ennui mortel.
Avec un sourire en coin, heureux de l'effet de la nouvelle sur son fils, Owen ajouta la touche finale à la menace :
- Tu y survivras avec vingt dollars par semaine.
Cette fois, Korie était convaincu. Vingt dollars, à l'échelle du millionnaire qu'il était, équivalait à quelques miettes de biscuits.
- C'est inhumain, ce que tu fais ! hurla Korie en se levant de sa chaise. (Il attrapa un dernier morceau de bacon et mordit rageusement dedans.) À ce soir, faut que j'aille me faire d'autres amis !
Par peur d'entendre de nouvelles consignes s'ajouter à la liste, Korie sortit précipitamment de l'appartement familial sous le regard à peine désolé de sa mère et déterminé de son père.
- Tu comptes vraiment l'envoyer chez tes parents ? demanda Violet.
- Bien sûr que non. Mais laissons-le y croire...
Violet pouffa de rire. Elle aurait pu être triste pour son fils, mais au contraire, elle trouvait que c'était une douce vengeance à son immaturité. Alors qu'elle mangeait tranquillement son petit déjeuner, la porte d'entrée s'ouvrit à nouveau sur un Korie furieux et grognon, qui marmonna un « j'ai oublié mon sac ! » avant de disparaitre aussi vite qu'il était apparu.
- Ah, pauvre enfant, dit-elle d'un ton purement sarcastique.
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