Chapitre 8
Treize heures. Owen savait qu'il était dans la merde ; inutile d'en rajouter une couche en ignorant un ordre de la police. La tête basse, les mains tremblantes de stress et le cœur pompant à toute vitesse, il se présenta au commissariat le plus près.
En entrant dans le bâtiment, il alla directement voir la réceptionniste, tout près de l'entré. Il s'y avança lentement, le pas hésitant. Je suis mort, je suis mort, je suis mort...
- Bonjour, monsieur, répondit la femme derrière son bureau. Que puis-je pour vous ?
- J'ai un rendez-vous avec... heu... l'agent Perry ?
La dame baissa ses yeux cerclés d'une paire de lunettes rouge sur l'écran de son ordinateur et tapa quelque chose sur un clavier.
- Oui, dit-elle enfin. Vous le trouverez derrière la porte A-7. C'est dans le couloir, là, à votre droite.
Owen hocha la tête, prit une grande inspiration pour un peu de courage, puis s'avança dans cette direction. Après le bureau de réception, le chemin se coupait en trois : il s'engagea dans celui de droite. Chaque porte bleue affichait la lettre « A », il trouva rapidement la septième. Il frappa doucement trois coups.
- Entrez.
Owen tourna la poignée, dévoilant de l'autre côté une petite pièce simple, contenant une table rudimentaire - l'endroit même où il avait ouvert le crâne de Korie, deux jours plus tôt. Le fameux agent Perry y était assis, portant fièrement son costume du NYPD. Ses allures menaçantes firent voler en éclat le peu de confiance qu'il avait réussi à emmagasiner. L'air sévère, les petits yeux sombres et perçants, les cheveux noirs et courts – c'était angoissant.
- Owen Buchanan ? dit l'agent en se levant de son fauteuil pour serrer la main de l'inventeur. Je suis Ethan Perry. Asseyez-vous.
Owen se laissa lourdement tomber dans la chaise devant la table. Perry en fit de même, portant une tasse de café à ses lèvres.
- Vous êtes seul ? Où est votre robot ?
- Il... heu...
Owen toussa, le poing devant la bouche.
- Il ? insista l'agent, un sourcil en l'air. Il n'avait pas envie de venir ?
Il a un sens de l'humour, c'est déjà ça !
- Il... (Owen ferma les yeux, honteux.) Il s'est enfui, monsieur.
- Il s'est enfui ? répéta Perry en pouffant. Je ne parle pas de votre chien, mais de votre robot.
- Oui, mon robot s'est enfui ! s'énerva Owen, qui commençait à reprendre d'aplomb. Je suis pas stupide, je sais que j'ai enfreint la loi, et j'ai eu une journée de merde, et hier tout autant, et avant-hier soir encore plus, et j'ai pas envie d'en passer une de plus à m'expliquer !
L'agent Perry leva une main pour l'apaiser, ne pouvant se retenir de pouffer à nouveau de rire. C'était ironique que cette malchance tombe justement sur le grand Owen Buchanan, spécialiste en création d'IA, et qu'il perde le contrôle d'un IA trop sophistiqué pour lui. Aussi stupide que si Steve Jobs était venu se plaindre parce qu'il se serait fait voler son iPhone.
- OK, monsieur, allez-y simple, pas la peine de vous énerver. Mais expliquez-moi tout depuis le début.
Owen soupira en s'aplatissant dans sa chaise inconfortable. Les yeux rivés sur ses mains, Owen raconta l'évènement aussi rapidement que possible. La mort de sa femme et de son fils, puis l'idée qu'il avait eu de faire un robot à l'image de Korie. Pas de sa femme, non – c'était beaucoup trop dur pour lui. Son enfant, déjà, c'était plus supportable : il n'aurait pas à partager son lit avec un automate qui l'appelle monsieur.
Dans sa version de l'histoire, l'IA qu'il aurait intégrée en Korie était le premier modèle – celui qui, en réalité, avait été volé deux jours plus tôt. Owen n'était pas encore résigné à parler de cette partie. Il termina en soulignant que la balle avait abimé son IA et qu'il avait dû en fabriquer une autre, ce qui lui avait pris toute la journée. À la fin, il était exténué et avait « oublié » de vérifier si tout était en ordre.
C'était presque parfait, comme version. Presque.
- Il a dit vouloir arrêter un homme avant de se prendre cette balle, signala le policier, un sourire en coins sous sa future victoire. (Il prit nonchalamment une petite gorgée de café, puis relança :) C'est tordu de recréer un mort en robot, mais j'y peux rien, y'a aucune loi qui vous en empêche. Ce qui est illégal, et vous le savez parfaitement, c'est d'intégrer dans un androïde fonctionnel une IA qui n'est pas conforme aux règles de sécurité. Votre robot n'a clairement aucun sens qui fait de lui une machine particulièrement dangereuse. Vous en avez conscience, n'est-ce pas ?
Owen marmonna un petit « oui », comme un enfant qui se fait gronder par ses parents. Nier était impossible, supposer une erreur encore moins : il était célèbre pour son job, qui consistait justement, en partie, à éviter ce genre d'erreur.
J'aurais peut-être dû emmener mon avocat avec moi...
- Vous allez me coller un procès ? demanda piteusement Owen en relevant enfin la tête.
- Vous pouvez en être sûr ! Mais on a plus important, sur le moment, et j'aurais besoin de votre coopération. Pour commencer : retrouver votre robot. Vous pourrez retracer son signal et savoir où il se trouve exactement sur l'ile ?
En entendant l'idée, Owen se frappa le front de toutes ses forces contre le plat de sa main. Quel con ! Bien sûr que je peux faire ça ! Je me suis foutu dans la gueule du loup pour rien !
L'agent éclata de rire devant le comportement de l'inventeur. Il en avait la preuve : les célébrités sont toutes des excentriques.
- Il va me falloir un ordinateur, dit Owen, une grande plaque rouge sur le front. Et en une heure, max, je l'aurais trouvé.
*
Il était quatorze heures. Près de six heures que Korie était assis sur ce banc, ses yeux filant de droite à gauche à identifier chaque visage à porté de vue. Encore une fois, c'était d'une incroyable diversité, mais il s'y était fait. Maintenant, tout ce qu'il voulait, c'était cette fille.
Korie ayant une patience sans limites, comme tout robot qui se respecte, il n'avait pas bougé d'un poil en six heures. À un point qu'il s'était, sans s'en rendre compte, mis en veille. En dehors de ses yeux qui analysaient tous les nouveaux visages, son corps dormait. Il n'avait pas remarqué la foule qui s'était créée autour de lui.
Korie sortit de son mode « économie de batterie » quand il ressentit une étrange vibration dans sa tête. C'était un peu comme s'il essayait de capter un poste radio malgré les interférences. Qu'est-ce que c'est ? Ce n'est pas moi ; je n'ai rien fait...
Le robot s'interrompit dans ses réflexions : à ce moment précis, il avait remarqué la foule. Attroupés entre les grandes portes de l'école, la pelouse, le chemin de pavés unis, la courte clôture de fer devant le fleuve Hudson, tout autour de son banc, des élèves et mêmes des profs l'observaient avec curiosité et, semblait-il, de la peur. Certains tremblaient, d'autres pleuraient, tous murmuraient entre eux en examinant le robot.
Mais qu'ont-ils tous à me dévisager ?
Korie se retourna lentement pour regarder la rivière, derrière lui. Hormis quelques petits bateaux, il n'y avait rien de spectaculaire là. En dehors de la vue prenante sur le New Jersey, de l'autre côté du fleuve, mais tous ses élèves avait cette vue tous les jours. Alors, c'est vraiment moi qu'ils dévisagent. Pourquoi ?
Puis l'évidence lui vint. Pour un robot, je suis incroyablement crétin. Il n'était pas le véritable Korie, mais pour toutes ces personnes, à moins de s'approcher suffisamment et de le regarder directement dans les yeux, de l'entendre parler, de le voir marcher comme un militaire, il n'y avait aucun moyen de savoir qu'il n'était pas la réincarnation, pour tous ces gens, ces camarades de classe, d'un étudiant mort l'an dernier.
Parmi toutes ces nouvelles émotions, Korie sentit maintenant la gêne d'être le centre de l'attention. Il eut une soudaine envie de prendre ses jambes à son cou, mais se retint, sachant que ce serait une réaction stupide. Finalement, il se leva de son banc, sans oser faire le moindre mouvement en plus. Il ne voulait pas montrer, pas pour l'instant, qu'il n'était qu'un robot, une pâle copie de leur ancien ami. Il eut une grande inspiration, essayant de reproduire un timbre de voix régulier, moins robotique. Plus humain.
- Je cherche une fille, dit-il pour son public. Elle a des cheveux bruns aux épaules, des yeux gris et un nez pointu.
Certains dans la foule pouffèrent d'un rire nerveux à la dernière remarque. Les chuchotements devinrent deux fois plus forts, mais les murmures qui embarquaient l'une par-dessus l'autre étaient impossibles à déchiffrer pour Korie. Il resta immobile un moment, se demandant s'il ne devrait pas relancer une description un peu plus précise, quand quelqu'un fondit la masse au pas de course pour s'enfuir en direction de la rue pour se mêler aux piétons. Elle était passée si vite que Korie n'avait eu le temps de remarquer qu'une seule chose : des cheveux bruns. Et court.
C'est elle. Et elle part.
Korie fit un pas dans cette direction, dans l'idée de la prendre en chasse, mais une main se referma sur son bras. Korie tourna la tête dans la direction du nouveau venu : un garçon de seize ou dix-sept ans, au-devant d'une foule beaucoup plus petite que la première, composé d'une dizaine d'autres personnes du même âge.
- Korie... est-ce que c'est vraiment toi ? demanda le jeune d'une voix tremblante.
Korie l'observa attentivement. L'ado avait d'épais cheveux blonds et des yeux aussi bleus que l'œil droit du robot, mais des taches de son gâchaient un peu le tableau. Il le reconnut aussitôt : il était sur l'une des photos, sur le babillard de la chambre. Un ami de l'autre Korie.
- Je réponds au nom de Korie, mais je ne suis pas celui que tu souhaiterais rencontrer, dit Korie d'un ton de regret. Je suis désolé.
Le blond écarquilla les yeux : il retira vivement sa main du bras de Korie et recula d'un pas, fonçant dans l'un de ses amis derrière lui.
- C'est un robot ! s'écria-t-il soudain.
- Purée ! fit un autre. C'est pas possible !
Korie baissa la tête, subissant les exclamations incrédules, puis la tourna en direction de la rue. La fille avait disparu. Il leva à nouveau ses caméras vers le groupe devant lui, résigné. Maintenant, il lui fallait un plan B.
- Peut-être pourrez-vous m'aider à retrouver cette fille. Quel est son prénom ?
- Purée, répéta un garçon aux cheveux bruns, remontant les bretelles de son sac à dos sur ses épaules. C'est Emma. À sa place, on se serait tous enfuis en courant. Même, je me demande pourquoi je l'ai pas déjàz fait. Écoute, l'autre Korie et Emma, c'était l'amour fou. La cicatrise est encore fraiche : on se prend des baffes à mentionner ton nom. Alors que tu apparais comme ça, sérieux... tu vas la rendre cinglé. Tu ferais mieux de retourner chez ton propriétaire. Si t'es qu'un robot, t'as que ça à faire, de toute façon.
- Je ne suis pas qu'un robot ! s'énerva Korie. Et si j'ai autre chose à faire, c'est de fuir mon maitre et trouver cette fille, Emma.
Personne n'osa répondre quoi que ce soit. Le grand retour d'un ami décédé, un automate qui veut se rebeller : il y avait de quoi paniquer. Tous commençaient à avoir bien peur de ce qui risquait d'arriver. Même les profs, qui assistaient à la scène depuis un coin reculé et un peu plus sécuritaire, ne voulaient pas s'approcher.
Korie fronça les sourcils, prenant un air menaçant qui fit frémir les garçons devant lui.
- Aidez-moi à retrouver Emma.
- Heu... bah, on n'a pas le choix, on dirait, dit le blond au brun. Je crois qu'il va nous arracher la peau, sinon.
Korie hocha la tête. Tous déglutirent avec difficulté.
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