Chapitre 5
Owen avait habillé Korie d'un sweat, la capuche au-dessus de la tête, pour le faire sortir de l'immeuble avec autant de discrétion que possible. Mais Korie, qui n'avait jamais visité les lieux, passait son temps à relever la tuque pour regarder tout autour de lui. Les bureaux, les murs bruns et ses tableaux, l'ascenseur, tout l'intriguait. Owen, pour sa part, commençait à s'inquiéter. Comment peut-il être aussi curieux ? Ce n'est qu'un robot, enfin !
- Remets ta capuche ! s'énerva Owen pour la cinquième fois.
- Oui, monsieur.
Korie la rabattit sur sa tête, la soulevant juste assez pour lancer son regard scrutateur un peu partout. Ils sortirent de l'ascenseur et traversèrent le vaste premier étage, grand ouvert et ne comptant qu'un bureau de réception. Il n'y avait plus personne, les lumières étaient éteintes, mais Owen avait peur, c'était plus fort que lui.
Enfin arrivé au stationnement souterrain, Owen poussa un long soupire de soulagement. Ils n'avaient croisé le chemin ni d'humains ni de robots.
Owen attrapa le bras de Korie et le traina avec lui vers sa voiture. Il avait beau lui dire de le suivre, il s'arrêtait tous les cinq pas pour regarder autour de lui. C'était peut-être de la curiosité, mais Owen savait que c'était tout simplement une reconnaissance de terrain, ou quelque chose dans le même genre. Les robots enregistrent tout ce qu'ils peuvent, c'était normal. Du moins, j'espère...
- Korie ! hurla Owen, tout en tirant sur le bras de l'automate, qui restait bien campé sur ses pieds. Viens, je te dis !
- Oui, monsieur. Excusez-moi.
- Mais qu'est-ce que tu me fais, là ?
Korie ne répondit rien – il ne savait pas lui-même ce qui lui prenait. Owen tira une dernière fois et Korie s'avança enfin, docilement, jusqu'à la voiture que lui démontrait son maitre, portière ouverte pour lui intimer d'entrer.
- C'est un très beau véhicule, monsieur ! s'écria Korie.
Owen grogna en lui montrant sèchement l'intérieur du doigt. Korie s'assoit à l'intérieur de la Ferrari noire et s'attacha tant bien que mal avec la ceinture de sécurité, ses bras raides l'empêchant de bouger correctement. Owen alla s'installer derrière le volant, démarra la voiture et sortit lentement du stationnement.
- Vous m'avez l'air de mauvaise humeur, monsieur. En suis-je la cause ?
- Non... Un peu, soupira Owen. Je commence à croire qu'il y a quelque chose que j'ai mal réglé, avec ton IA. Mais là, je suis trop crevé, je regarderai demain.
- D'accord, monsieur.
Owen hocha la tête, sans rien ajouter. Bien sûr, il était heureux de retrouver son robot, mais en même temps, il était tellement épuisé, après cette longue journée... Les démonstrations d'affection seraient pour une autre fois.
La voiture sortie enfin du stationnement souterrain, les plongeant aussitôt dans le trafic constant de New York. Korie avait déjà vu New York, autant depuis la fenêtre de leur appartement que par tous les films où l'histoire y était située, mais c'était différent d'y être réellement. Sa bouche mécanique en tomba sous les lumières éblouissantes, les immeubles qui montaient si haut dans le ciel, les piétons toujours nombreux, même à vingt-trois heures. Les voitures, parechoc sur parechoc, qui emplissaient toute la rue. Les affiches publicitaires de toutes les couleurs. Pour la première fois de sa vie – de son existence, disons -, Korie trouvait quelque chose de beau.
Owen, qui ne manquait rien de l'expression étrange sur son visage, commençait à avoir peur. Est-ce que c'était vraiment une bonne idée de volontairement créer un bogue dans son IA, rien que pour qu'il soit comme avant ?
- Korie, est-ce que tu vas bien ?
- Oui.
Le regard pendu à la fenêtre, Korie tourna lentement la tête vers son maitre. La curiosité reprenant le dessus, il se plongea à nouveau dans le décor urbain qui l'entourait.
- ... Monsieur.
Là, c'est clair. Je n'aurais pas dû.
- Tu es sûr que tout va bien ?
- Oui, monsieur. Ma batterie est à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de puissance. Je n'aurais pas besoin de recharge avant trente-sept jours, en moyenne.
- Et ton IA ?
Korie fit une pause, le temps de regarder défiler les lumières vives d'une enseigne au néon. Oui, il avait remarqué quelque chose, une sensation étrange depuis son ordinateur central, plus précisément cette partie qui gérait son intelligence artificielle. Forcément, c'était un bogue, il ne voyait pas ce que ça pouvait être d'autre. Mais ce même bogue l'incitait à ne rien dire, du moins pour l'instant. Mais alors, mentir ? Mentir à la face de son maitre ? Si ce bogue le poussait à mentir, il devait dire, justement, qu'il y avait un bogue.
Il se sentait divisé entre deux possibilités, l'une en conflit contre l'autre. Son ordinateur surchauffait à essayer de calmer le jeu, alors qu'il restait figé devant la fenêtre, la bouche entrouverte et les yeux écarquillés. S'il avait été humain, on aurait pu comparer ce qu'il vivait à de la schizophrénie.
- Je ne saurais répondre à votre question, monsieur, dit-il lentement.
- Tu ne ressens pas de bogue ? tenta une dernière fois Owen.
- Non, je vais bien, s'impatienta le robot. Monsieur.
Korie fronça les sourcils en détournant enfin la tête de la fenêtre, plantant ses yeux bleus dans ceux, noirs, de son maitre.
- Pourquoi faut-il que je vous appelle toujours monsieur, monsieur ?
- Heu... bah... bredouilla Owen qui, malgré lui, était heureux d'éprouver l'une de ses questions intelligentes – c'était bien une preuve que c'était le même qu'avant. Parce que tu es programmé pour être poli.
- C'est mon programme qui m'empêche de vous dire « allez vous faire foutre », monsieur ?
- Heu... ouais... enfin, ce le serait, s'il fonctionnait correctement.
- OK.
Korie reporta son attention à la route devant lui et Owen souffla de soulagement, content de se débarrasser de son interrogatoire. Pour une question intelligente, il en avait trouvé une bonne, cette fois-ci !
*
En une quinzaine de minutes, ils étaient de retour à leur appartement. Encore une fois, Korie avait regardé avec une curiosité non feinte les couloirs de l'immeuble, les jolis tableaux au mur, les plaques avec un numéro sur chaque porte. Quand Owen la verrouilla derrière lui, il laissa aller un grand soupir de soulagement. Enfin de retour à la maison, après cette longue journée.
Pendant que Korie se mettait à déambuler dans l'appartement comme si c'était la première fois qu'il le visitait, Owen se précipita à la cuisine. En s'asseyant directement au sol, devant la rangée d'armoires du bas, il ouvrit l'une des portes et se mit à repousser les bols en plastique et les tasses à mesurer, tel un bébé qui découvrait les joies de jouer dans les plats. Il paniquait de plus en plus. Faites que ce soit là. Faites que ce soit toujours là...
Il n'y avait rien. Pas de vieilles boites racornies de malaxeur qui, bien sûr, ne contenait pas de malaxeur. Peut-être que c'était la plus débile des cachettes, mais il s'était dit que, justement, elle était tellement débile que personne ne penserait à chercher là.
Pas de boite au fond de cette armoire. Et de ce qu'elle renfermait ; encore moins.
Je suis un homme mort.
- Que faites-vous, monsieur ?
Owen leva subitement la tête vers Korie, qui s'était avancé sans qu'il l'entende, plongé dans ses idées noires. Il ferma les yeux une seconde, souffla un bon coup, puis se redressa pour faire face au robot, qui le regardait d'un air visiblement intrigué. C'est ce nouveau visage qui lui donne autant d'expression faciale ? Il me semble encore plus humain qu'avant.
- Oh, rien... je cherchai un truc, et... c'est plus là. Range-moi tout ça, tu seras gentil.
Owen lui tourna le dos et enjamba les plats et les bols avant de reprendre pied un peu plus loin. Il attrapa son téléphone au vol et essaya, sans réussir, de trouver le courage de composer le numéro de Joseph.
- Je peux vous poser une question, monsieur ?
- Deux dans la même journée ? dit Owen sans même se retourner, les yeux toujours figés sur son cellulaire. Si tu me demandes encore « quand est-ce que les poules auront des dents ? »...
- Pourquoi dois-je tout faire pour vous, monsieur ? Notre relation ressemble étrangement à la définition dont je dispose du mot « esclavage ».
Owen en fut si surpris que le téléphone lui glissa des doigts et lui écrasa le pied droit. Il se retourna enfin vers Korie, stoïque, debout au milieu des plats.
- Mais c'est quoi, cette question... ?
Korie demeura muet, attendant la réponse. Owen poussa un nouveau soupir et se passa la main sur le visage et les cheveux. Son automate avait au moins le don de lui faire oublier ce qui était plus important sur le moment.
- Tu es un robot, Korie. Que veux-tu faire de plus ? Tu veux allez à l'école, peut-être ? Ou végéter sur le canapé toute la journée ?
- Pourquoi pas ?
- Pourquoi pas ? répéta Owen d'une voix aigüe. Bon sang ! Y'a vraiment un truc qui cloche avec ton IA, là, c'est clair !
- Rien ne cloche avec mon IA. Je le trouve plus performant qu'avant.
Korie serrait les poings. Si, tout à l'heure, il avait expérimenté la curiosité et la beauté des choses, il prenait maintenant connaissance de l'exaspération qui montait en lui contre son maitre. C'est vrai, pourquoi faut-il que ce soit toujours moi qui fais tout ?
- Si vous ne me payez pas, insista Korie, c'est de l'esclavage. Et à ce que j'en déduis par la définition dont je dispose, ce n'est rien de glorieux, monsieur.
- Et tu ferais quoi, de cet argent ? Tu n'as pas besoin de manger. Tu n'as aucun intérêt dans les objets. Tout ce qu'il te faut, je suis là pour te le donner.
- Je pourrais...
- Non. C'est bon, j'ai compris ; maintenant, ferme-là et va dans ta chambre ! Active le mode « veille », que je ne t'entende plus. T'as un sérieux problème, Korie ! Je t'en débarrasserai demain. Là, je suis crevé, c'est pas le moment de me faire tes leçons de morale, OK ?
Korie eut envie de répliquer, mais il se ravisa à la dernière seconde. Il avait déjà suffisamment tenté le diable, il valait mieux faire ce que son maitre lui disait. Avec un sec hochement de tête, Korie alla dans sa chambre et ferma la porte derrière lui.
Maitre Owen à raison ; j'ai un problème qui doit être réglé au plus vite. Alors pourquoi n'ai-je pas envie qu'on le règle ?
Il faisait sombre dans la pièce. Korie projeta une lumière depuis son œil gauche, puis s'avança de deux pas. Il débutait et terminait ses journées dans cette chambre depuis le premier jour de son existence, mais c'était la première fois qu'il prêtait réellement attention au décor, qui n'avait pas changé depuis la mort du premier Korie. Le lit aux couvertures bleues, les murs de la même couleur, les affiches de groupe de musique, les photos scotchées sur un babillard, devant un bureau contenant un ordinateur et une imprimante. Un meuble dans un coin avec quelques romans d'aventure et de science-fiction, surmonté de figurines miniatures de tyrannosaure, de brachiosaure et de vélociraptor. Une épaisse couche de poussière recouvrait le tout : Owen n'était jamais venu faire le ménage et il n'avait jamais pensé à demander à Korie de le faire.
D'un pas hésitant, Korie s'avança jusqu'au bureau et y posa les mains pour se pencher vers les photos. Pour la plupart, l'autre Korie y était représenté, souriant à l'objectif. C'était un Korie débordant de joie de vivre, encerclé d'amis ou pendu au bras d'une jolie fille. Ce Korie avait des yeux plus ternes, d'un bleu clair, plus réaliste. L'un n'était pas plus brillant que l'autre. Mais en dehors de ce détail, Korie eut du mal à admettre que ce n'était pas vraiment lui sur la photo ; son visage en plastique l'imitait à la perfection.
Il observa cette fois la fille. Un sourire éblouissant et un regard pétillant, une fine neige tombant autour d'eux comme une pluie d'étoiles. Des cheveux brun, raide et court ramassés dans une tuque noire, des yeux gris et un nez retroussé. C'était une photographie d'une étrange perfection, et Korie, s'il avait eu un cœur, l'aurait senti faire un bon dans sa poitrine tellement c'était beau. Et pire encore, cette pensée qui l'achevait ; ç'aurait dû être moi, avec cette fille. Pour la première fois, il éprouva de la jalousie.
Korie se redressa brusquement, tournant le dos aux photos. Il avait eu sa dose de sentiment pour aujourd'hui ; il était temps de se mettre en veille, comme l'avait demandé son maitre. Toujours habillé de son sweat et des mêmes joggings qu'il avait depuis hier – mais qu'importe, un robot ne peut pas dégager d'odeur, il pouvait porter les mêmes vêtements toute la semaine si ça lui chantait – il s'allongea sur le lit, les bras le long du corps, et fixa ses yeux au plafond.
Encore une fois, il n'eut pas envie d'obéir. Depuis sa chambre, il entendait tout de la conversation téléphonique depuis la cuisine...
*
- Elle n'y est plus.
Ces quelques mots avaient nécessité tout son courage. Owen, tremblant de peur et de stress, se laissa lourdement tomber sur l'une des chaises autour de la table de la salle à manger.
- Qu'est-ce qu'on fait, Joseph ? Je suis paumé.
- Il faudrait tout dire à la police ; ils sauront bien mieux que nous comment la retrouver. Mais en même temps, il en est hors de question. On se ferait enfermer tous les deux !
- Un appel anonyme ? tenta timidement Owen.
- Non, mais t'es sérieux ? C'est débile ! Ils sauront bien qu'au départ, elle était chez toi. Et y'a le nom de notre entreprise dessus !
- On dira que c'était des pièces volées. Que ça venait d'un de nos employés.
- Arrête de dire n'importe quoi. Bon, pour ma part, je ne dirai rien. Et tu parleras encore moins.
- Mais si... enfin, Joseph, c'est dangereux ! On ne peut pas rester assis-là à ce tourner les pouces !
- Et tu veux qu'on fasse quoi ? Qu'on l'attrape nous-mêmes ?
Owen pinça les lèvres en secouant la tête. Son cœur battait à cent à l'heure ; il avait l'impression d'avoir provoqué une apocalypse imminente. D'une façon ou d'une autre, cette histoire se terminera mal.
Avec une grande inspiration, l'inventeur leva les yeux en direction de la chambre de Korie, le téléphone toujours pendu à son oreille. Pourquoi faut-il que je fasse autant d'erreurs ?
Joseph ne savait pas en quel contexte Owen avait créé cette IA. C'était il y a plus d'un an, il venait tous juste de perdre son fils, et l'idée de le reproduire en robot lui était apparu comme étant la seule solution. Le cœur lourd de chagrin, il était prêt à tout pour revoir son enfant une dernière fois.
Comme Owen savait tant le faire, il avait construit une IA, différente de celles qu'il fabriquait habituellement. Il voulait en faire une parfaite, qui recréait fidèlement l'instinct humain. Il ne s'était rendu compte que c'était une mauvaise idée que lorsque le robot test avait essayé de le tuer. Il y serait resté si Joseph n'avait pas entendu ses cris.
Joseph et Owen, après avoir survécu de justesse, avaient démonté le robot et retiré l'IA de son ordinateur, mais ils n'avaient pas su la détruire. Ils l'avaient gardé pour se rappeler que, en matière de technologie, tout était possible.
Mais maintenant qu'elle avait été volée, il fallait s'attendre à ce qu'elle soit insérée dans un nouveau droïde. Ce qui allait créer, sans exagération, un Terminator en liberté dans la ville de New York.
Toute cette histoire, en dehors de la partie sur Korie, Owen l'avait répétée au téléphone, autant pour s'assurer que Joseph mesurait bien le danger, autant pour que lui-même puisse mieux culpabiliser. Mais Korie avait tout entendu.
L'instinct humain, c'est une mauvaise chose ? pensa le robot, qui était toujours étendu dans son lit. Ce que j'éprouvais, tout à l'heure, c'étaient bien des sentiments. C'est la définition dont j'en dispose, du moins. Alors, je suis une mauvaise chose ?
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