Chapitre 31

Contrairement à Emma et Korie qui vivaient toute sorte d'émotions, Tobias, Levis et Valérie passaient une soirée ennuyante. À force de les suivre dans le silence, ils avaient fini par les perdre de vue, sans même se rendre compte que les deux tourtereaux n'étaient plus devant eux. Valérie, les yeux rivés sur ses pieds, supportait les débilités des garçons alors qu'elle se demandait bien pourquoi, plus tôt dans la journée, elle trouvait Tobias si craquant.

- OK... dit Levis en regardant partout, en guise d'inspiration. Je paris que... t'oserais pas quémander vingt dollars à ce vieux monsieur pour t'acheter de la vodka.

Tobias haussa un sourcil, pouffa de rire et s'avança vers l'homme en question, quelque pas devant eux pour faire sa requête. C'était leurs moyens pour passer le temps : se lancer toute sorte de petits défis stupides. Ils avaient bien essayé d'inclure Valérie dans leur jeu, mais dès le premier round, elle avait abandonné. Mettre son soutien-gorge au-dessus de son manteau ? Trop pour elle. Tobias avait bien proposé de mettre son slip au-dessus de son jean par solidarité, mais c'était toujours non. Sans façon.

- Si seulement tu savais... avait dit Levis devant son refus. À la belle époque où Korie était là pour lancer ses défis, il ne s'agissait pas juste de poser une question à un monsieur dans la rue, non ! Lui, il a sauté avec les otaries, au zoo de central Park, pour ne nommer que ça.

Valérie n'avait rien répondu. De toute façon, elle avait déjà entendu l'histoire : Korie n'était pas si bien connu à l'école rien que pour son nom de famille. Il était complètement timbré, et ça, tout le monde le savait.

Quand elle leva les yeux, Tobias revenait enfin, les mains vides, mais le visage crispé sous le fou rire qu'il retenait.

- Le défi n'était pas de lui piquer vingt dollars, mais vraiment de lui faire comprendre que j'en voulais pas, de son fric ! Ce vieux, il en était rendu à me raconter ces déboires de jeunesse, avec sa chère et tendre Tatiana... il est fou, ce monsieur.

- T'aurais dû prendre l'argent quand même.

- Non, allons, c'était juste pour rire...

- Oui, mais je le voulais, ce billet, ragea Levis.

Valérie soupira longuement, découragée. Au moins, Tobias était plus raisonnable que ce qu'elle croyait. Il n'était pas si désespéré que ça, finalement.

- OK, ton tour, dit Tobias pour changer de sujet. Tu vas, heum...

Pendant son moment de réflexion, alors qu'il se tapotait doucement le menton du bout de l'index, Valérie daigna enfin regarder devant elle. Elle vit le long trottoir qu'ils suivaient depuis déjà plusieurs dizaines de minutes, les immeubles de chaque côté et les voitures qui avançaient lentement. Les piétons, tous enfermés dans leurs propres bulles sans se soucier de ce qui se passait autour. Valérie leva la tête pour voir aussi loin que possible, à la recherche d'Emma et Korie. Son cœur fit un bon douloureux dans sa poitrine quand elle réalisa qu'ils étaient hors de vue.

- Hé... vous les voyez ?

- Qui ? demanda innocemment Tobias.

- Emma et Korie, ducon ! Ils sont plus là !

Levis perdit aussitôt son petit sourire amusé, remplacé par un visage inquiet. Il sauta à plusieurs reprises, essayant de voir au loin une tête de cheveux bruns aux épaules, accompagnées d'un châtain au corps raide comme s'il avait un balai dans le cul — littéralement.

- EMMA ! hurla-t-il, attirant sur lui les regards intrigués des piétons. EMMA !

Levis ragea en donnant un coup de pied dans une canette et se mit à sprinter en slalomant entre les passants.

- Levis, attends-nous ! s'écria Tobias. Oh, je déteste courir...

- Viens ! dit cette fois Valérie.

Elle le prit par la main pour l'entrainer avec elle à la suite de Levis, mais se pétrifia dans son geste en réalisant ce qu'elle avait fait. Je lui ai pris la main. Elle retira aussitôt ses doigts et, malgré la situation, Tobias pouffa de rire.

- Allez, je vais pas te bouffer, dit-il en resserrant doucement sa prise.

Valérie avait complètement oublié pourquoi il fallait se dépêcher. Elle avait oublié que Levis était avec eu une seconde plus tôt. Tout ce qu'elle voyait, c'était les yeux bleus de Tobias, qui semblait plutôt terne dans le peu de lumière venant des lampadaires au-dessus d'eux.

- Heu... on y va, ou pas ? demanda Tobias.

- Où ça ?

- Emma... ?

- Oh, oui ! Elle... ouais, OK. Allons-y.

Toujours main dans la main, ils coururent pour rattraper Levis. Malgré la haine que Tobias éprouvait contre l'activité physique, il fut le premier à fendre le trafic et à bousculer les gens, jusqu'à retrouver Levis qui s'était immobilisé quelques mètres plus loin. Tobias lui entra presque dedans, réussissant à freiner à temps. Pour la minute entière de course, il était rouge en plié en deux sous l'effort, alors que Valérie souriait, heureuse de faire un peu travailler ses mollets.

- Pourquoi tu t'es arrêté ? demanda-t-elle à la place de Tobias qui était encore incapable de parler. Ils sont où ?

- Ils ont dû entrer quelque part, sinon je les aurais déjà rattrapés, dit Levis, les sourcils froncés et les lèvres pincées d'inquiétudes. Ils sont peut-être allés dans le dépanneur qu'on a dépassé, ou même dans l'autre resto mexicain, je sais pas... y'a surement pas de raison de s'alarmer !

- Tu crois que Korie aurait faim de Mexicain ? dit Valérie d'un air sarcastique. Je connais un robot qui aime bien le tabasco...

Tobias, dans un grand effort pour faire redescendre son rythme cardiaque, secoua la tête de gauche à droite et pointa un doigt devant lui. Il avait vu deux personnes traverser la route, trop rapidement pour les distinguer clairement. Mais maintenant qu'ils étaient plus près, il reconnaissait, pour sûr, la voiture de l'autre côté de la rue. Un Buchanan était passé par là. Mais il repoussa l'idée aussitôt : pourquoi Emma serait-elle entrée dans ce vieil immeuble à l'abandon ?

- Bon, y'a pas trente-six solutions, dit Valérie en sortant son téléphone de sa poche. Je vais lui envoyer un message pour lui dire qu'on l'a perdu.

Elle pianota quelques instants sur l'écran tactile, mais s'immobilisa dans son geste en entendant un bruit étrange. Ça ressemblait vaguement à un hurlement, bref et étouffé. Valérie releva la tête pour regarder autour d'elle, puis remarqua les garçons qui faisaient de même.

- C'était quoi, ce bruit ? On aurait dit un...

Elle s'interrompit, les yeux écarquillés. Là, devant elle, quelqu'un marchait au centre de la rue, faisant paniquer les voitures qui donnaient des coups de roues et crier leurs klaxons pour l'éviter. L'une d'elles, ne le voyant pas à temps, se détourna de la route si rapidement qui embarqua sur le trottoir et frappa une femme, qui s'effondra dans un nouveau hurlement.

- Oh, mon Dieu ! s'écrièrent Valérie et Tobias en même temps, alors que Levis s'acharnait sur son habituelle « purée ! »

Les quelques piétons sur le trottoir se précipitèrent pour venir en aide à la femme, alors que les trois ados restaient complètement figés. Le conducteur sortit lentement de son auto, l'air hagard, et baragouina de vagues excuses. Quelqu'un d'autre, en retrait, s'occupait d'appeler le 911.

- Merde, il s'est passé quoi ?! s'écria Tobias.

- Regardez...

Levis leva un doigt vers l'homme qui marchait toujours sur l'autoroute, faisant fit des autres voitures. En passant près d'eux, son visage fut visible et chacun put le détailler en une seconde où leurs yeux se croisèrent : en dehors d'une apparence assez typique — un mètre soixante-dix, cheveux bruns légèrement bouclés et vêtement basique —, tous purent admirer l'énorme trou qu'il avait sur le front. Si Valérie crue un instant qu'il s'agissait d'un Bindi, ce point rouge que portaient parfois les femmes indiennes, Levis avait compris au premier coup d'œil. Premièrement, ce trou n'était pas rouge, mais gris. Ce qu'on y voyait en dessous était sans conteste un bout du métal dont était constitué son crâne.

- C'est un robot, dit-il en déglutissant nerveusement.

- Un de plus... soupira Tobias. Ça sent la merde.

- Rassurez-moi... vous n'avez pas d'autres amis décédés qui seraient, par hasard, le fils d'un inventeur en robotique ?

- Non, encore heureux, dit Levis en secouant la tête.

- Mais il est bien possible que ce soit lié, dit Tobias.

D'un discret mouvement de doigt, il désigna la Ferrari stationnée de l'autre côté de la route. Si Levis écarquilla les yeux en la reconnaissant, Valérie préféra garder son attention sur l'androïde. Elle n'était pas assez fan de voiture pour même distinguer une Ferrari quand elle en voyait une, ou alors seulement quand le nom était clairement visible sur sa carrosserie.

À force d'observer le robot, qui dû sentir son regard bruler dans son dos, il se retourna vers Valérie pour la fixer d'un œil noir. Elle se figea complètement, la peur au ventre et le souffle court, mais les jambes trop raides pour songer à s'enfuir. Déjà, il s'avançait vers elle, les poings crispés.

*

Megan était toujours penchée à la fenêtre, observant attentivement ce qui se passait. Mais Emma, songeant à ses amis dehors, se précipita vers elle pour regarder. Son cœur fit un bon en reconnaissant Valérie, sur le trottoir, encerclé des garçons. Le robot allait droit vers eux.

Korie ! s'écria-t-elle en se retournant vers lui. Toi, tu peux faire quelque chose ! Vous êtes pareil, alors... si quelqu'un a une chance contre lui, c'est toi !

Si nous sommes à armes égales, mes chances sont plutôt à cinquante pour cent, répliqua Korie, impassible.

— Peut-être même... quarante... trente pour cent, dit Jordan. Je l'ai modifié pour qu'il soit plus résistant.

Emma en avait assez entendu. La vie de sa meilleure amie était en danger à cause de lui ? C'était trop pour sa mince patience. Sans retenue, elle s'élança vers lui, toujours assis au sol et sonné par le coup à la tête, et lui donna la plus grosse gifle qu'elle n'avait jamais osé refiler à quelqu'un, pas même à Levis. Et dire qu'elle avait déjà de la puissance dans le poignet à force de pratiquer le mouvement, la joue de Jordan en ressortit rouge homard alors que tout le monde la regardait avec des yeux écarquillés. Même Megan, qui aimait son mari malgré tout, préféra ne pas s'interposer. Elle devait bien avouer qu'il l'avait cherché, de toute façon.

T'as de la chance que je sois une gentille fille, parce que c'est pas qu'une gifle que j'ai envie de te refiler, siffla-t-elle d'un air meurtrier. Maintenant, vous allez faire quelque chose, ou que je ne donne pas chère de la peau de Valérie ! C'est peut-être une ninja, mais elle peut pas envoyer de prise de karaté à un foutu robot !

Depuis la fenêtre, un second hurlement se fit entendre. Cette fois, l'origine de la voix ne pouvait pas tromper : c'était celle de Valérie. Emma avait beau essayer de paraitre forte, elle peina à retenir ses larmes.

S'il vous plait ! Korie... dit-elle en se tournant vers lui. S'il te plait, aide-là. Elle et Levis, et Tobias... ils sont en danger.

Tobias. Malgré le peu de temps passé avec lui, il était ce qui se rapprochait le plus d'un meilleur ami, aux yeux de Korie. Indifférent à la crise que faisait Emma, c'était bien ce prénom qui le fit réagir. Il s'élança à son tour pour juger la situation de lui-même sous le regard étonné d'Owen.

Plus bas dans la rue, le robot semait la panique. Tobias, Levis et Valérie étaient en son centre, coincé entre le Terminator et le mur d'un bâtiment. En zoomant avec ses caméras, Korie put remarquer qu'une trainée de sang couvrait déjà le visage de la brune.

Korie sentit une bouffée de chaleur se répandre dans ses circuits. S'il n'en avait rien à faire de Valérie, qu'il avait rencontré au début de cette soirée, il avait peur pour Tobias. Il devait agir.

Il se retourna dans l'intention d'aller en guerre, mais il eut à peine le temps de faire un pas qu'Owen s'était déjà précipité pour le prendre à nouveau dans ses bras. Il se doutait bien que Korie partait affronter le robot.

— Je suis désolé, Korie, dit-il doucement à son oreille. Désolé pour tout. Pardonne-moi...

Korie roula des yeux, ce qui réussit à faire pouffer Joseph nerveusement, qui observait de loin. Pardonne-moi sonnait un peu trop comme un ordre, selon Korie.

— J'y penserais, répondit-il.

Sans plus de cérémonie, il se dégagea de ses bras et quitta la pièce sous le regard peiné d'Owen, intrigué de Joseph et jaloux de Jordan. Celui-ci se redressa, passa une main sur sa joue toujours bien rouge, pour dévisagea tour à tour les présents dans la salle.

Faut croire que je vous dois des excuses ? marmonna-t-il piteusement pour Owen. Vous aviez raison depuis le début : mon Jonas est... disons, dysfonctionnel. Pourquoi le vôtre fonctionne et pas le mien ?

Owen se pinça le nez en soufflant. Korie reparti, la tentions s'évaporait peu à peu. Même si, il le savait... affronter un robot ne le laissera pas sans séquelles.

On ne peut pas contrôler l'esprit de quelqu'un qui à un plus gros QI que soit, dit-il simplement. Je te l'avais dit vingt fois : cette IA était trop performante... Il se croit meilleur que son maitre, et peut-être bien qu'il a raison.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda cette fois Emma.

Owen, qui dévisageait Jordan avec un regard meurtrier, tourna les yeux vers Emma. Tant de choses arrivaient en même temps — Terminator ; la découverte du grand coupable ; le retour inattendu de Korie — qu'il avait complètement oublié Emma. Sa colère s'évapora aussi vite qu'elle était venue, remplacée par la honte et la tristesse. Il poussa un bref soupire, essayant de se ressaisir.

Emma, je suis tellement désolé... j'ignore comment il a pu te connaitre — je ne lui ai jamais parlé de la vie de Korie... de mon fils — mais... (il leva les yeux vers Jordan, qui se fit petit dans son coin. Il le pointa d'un doigt accusateur, avant de continuer :) cet homme s'est infiltré chez moi, tel un voleur, et lui a tiré dessus, atteignant son disque dur. J'ai essayé de le réparer, mais j'ai dû faire une erreur quelque part, parce que... eh bien, il s'est enfui. Et tu sais la suite.

Emma hocha vaguement la tête : c'était une explication logique, et même une raison de plus de gifler de Jordan. Mais ça ne répondait pas à sa véritable question.

Ce que je voulais dire était plutôt : pourquoi avoir créée ce... robot ? Vous ne pouviez pas vous contenter des photos souvenirs et des vidéos ? Dieu sait qu'il y en a des millions, pourtant, il se prenait pour un top-modèle, il n'allait jamais loin sans sa caméra. Vous auriez pu faire un hologramme, ç'aurait été beaucoup plus simple, non ?

Owen pouffa d'un rire nerveux à la proposition. Un hologramme ? J'avoue que je n'y avais pas pensé ! Mais c'était tout de même une mauvaise idée. Il n'aurait jamais pu le serrer dans ses bras. Et une image trouble en trois dimensions, au couleur inexactes, lui aurait cruellement rappelé un fantôme. Pour un mort, c'était d'une ironie plutôt morbide.

Je suis désolé... dit-il platement en secouant la tête. J'avais besoin de lui... d'un Korie en chair et en os.

— Mais ça, ce que j'ai vu, c'était un Korie en plastique et en métal, répliqua Emma d'un ton froid. Ce n'est pas Korie. Il ne ressemble en rien à celui que j'ai aimé. Et vous ? Il ressemble au souvenir que vous aviez de votre fils ?

Owen secoua la tête, essaya de marmonner un autre « je suis désolé », mais ne parvint qu'à produire un étrange gargouillis avant d'éclater en sanglot. Il serra Emma contre lui et, malgré son dégout, elle jugea préférable de se laisser faire.

C'était bien elle, un peu plus tôt dans la soirée, qui expliquait à Korie pourquoi elle ne pouvait pas en vouloir à Owen. Mais l'avoir devant elle l'avait fait revenir sur ses positions : le méchant était sorti, il ne lui manquait plus que la gifle, mais elle ne se sentait pas en droit de le faire. Malgré ses mauvaises décisions, Owen ne méritait pas ça : il en avait déjà vécu assez.

Assistant silencieusement à la scène, Jordan, Megan et Joseph n'osaient pas intervenir, et tout le monde y comprenait quelque chose de différent. Joseph dansait d'un pied sur l'autre : il voyait clairement sur le visage d'Emma ce qu'elle pensait vraiment d'Owen, à ce moment précis. Megan était plutôt attendrie : elle voyait les retrouvailles hautes en émotions de deux personnes qui avaient vécu la même perte, de deux façons distinctes. Et Jordan, enfin, après s'être remis de la rébellion de son robot à peine cinq minutes après son activation et la magnifique gifle que lui avait refilées la petite brunette, il regardait une scène inutilement trop longue qui l'empêchait de songer à ce qu'il devrait faire.

En soupirant d'impatience, il tourna la tête vers la fenêtre, où Jonas le Terminator était parfaitement visible. On verra bien ce que ça donne, de ce côté... et on jugera du meilleur plan d'action en fonction du gagnant.

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