Chapitre 28

En sortant de l'immeuble où habitait Tobias, Korie vit Levis, Valérie et Emma, tous trois les attendant patiemment sur le trottoir. Il y eut un moment de flottement, où tout le monde se dévisageait, appréhendant la suite. Levis et Tobias semblaient parier muettement lequel avait eu raison, puis Levis échangea un regard avec Emma pour s'assurer qu'elle allait bien. Tobias fit de même avec Valérie, hochant la tête d'un même mouvement pour confirmer qu'ils connaissaient bien leur rôle de la soirée. Puis Valérie se tourna vers Emma, vérifiant qu'elle était prête. Puis il y avait Korie, dont les yeux passaient de l'un à l'autre sans saisir les conversations télépathiques qui s'étaient jouées devant lui.

- Pourquoi êtes-vous tous silencieux, à secouer la tête comme pour répondre à des questions, alors qu'aucune n'a encore été posée ?

- C'est comme ça quand on est amis, pas besoin de mots pour se comprendre, dit Tobias en tapotant l'épaule du robot. C'est un superpouvoir qui s'acquiert avec un peu de temps.

- Oh, d'accord. J'ignorais que les superpouvoirs étaient quelque chose de réel.

- Le monde est plein de surprises.

Korie ne répondit rien : jusqu'à maintenant, le monde avait plutôt quelque chose d'ennuyant, qui se répétait chaque jour, inlassablement. Mais tout ce qui lui importait — ou qui devait l'importer — était le moment présent, soit Emma, bien droite devant lui, les mains cachées derrière son dos et les yeux filant dans toutes les directions.

- Es-tu prête ? demanda Korie.

Emma hocha la tête en pinçant les lèvres. Elle avait surtout hâte d'en finir. Combien de temps allait durer la soirée ? Et qu'allait-il lui réclamer ? Heureusement qu'elle avait ses trois amis pour veiller au grain.

- Ouais. Allons-y, dit-elle d'une voix qu'elle espérait posée. Tu veux aller où ? Ciné, resto ? Boite de nuit ? Bateau de croisière ?

Korie pouffa de rire. Emma et Valérie écarquillèrent les yeux, ne s'attendant pas à une telle réaction d'un robot.

- Je ne veux aller nulle part. Marchons simplement, d'accord ?

- Euh... d'accord.

- Seuls.

Emma lança un regard vers ses amis, un peu en retrait. Tous semblaient nerveux, mais beaucoup moins que l'était Emma.

- OK. Marchons, rien que nous deux.

Emma prit une grande inspiration, puis fit un premier pas hésitant, puis un deuxième. Korie la rejoignit aussitôt, synchronisant ses foulées sur les siennes. Dans un silence embarrassant, Levis, Tobias et Valérie les observèrent partir sur les trottoirs, jusqu'à être trop éloigné pour les entendre.

- J'ai peur pour elle, avoua Valérie.

- Il ne lui fera aucun mal, assura Tobias, d'une voix un peu trop tremblante pour être crédible.

- S'il lui fait du mal, ce sera toi que je vais tuer, dit Levis avec un regard menaçant.

- Oh, calmez-vous, dit Valérie. Je voulais dire... j'ai peur pour sa santé mentale.

- J'avoue que là...

- Si elle retombe en dépression, je vais encore te tuer, dit Levis.

Valérie leva les yeux au ciel, entre chien et loup, puis soupira lassement. La soirée va être longue, avec ces deux abrutis.

- Venez, plutôt de vous chamailler comme des gamins. Il vaut mieux les avoir à l'œil, ces deux-là.

*

Korie avait attendu d'être assez loin, hors de portées des oreilles indiscrètes, pour oser parler. Mais après vingt mètres parcourus, il avait peur. Peut-être pas pour les mêmes raisons qu'Emma, mais cet entretien le mettait sur... peut-être pas sur les nerfs, disons plutôt sur les câbles. Si, hier, il n'avait que ça en tête, aujourd'hui, il ne savait plus vraiment quoi en penser. C'était une idée stupide et impulsive, digne de son enveloppe style « adolescent » qu'il incarnait. Mais maintenant qu'il en était arrivé là...

- Je suis désolé.

Emma, le regard autrefois perdu droit devant elle, leva les yeux vers Korie, intrigué. Elle s'était attendue à une déclaration d'amour, à se faire appeler « bébé » plusieurs fois par phrase — comme le vrai Korie avait l'habitude de faire, rien que parce qu'il savait qu'elle n'aimait pas ça. Mais pas à un « je suis désolé », sortie de nulle part.

- Je suis désolé, répéta Korie devant le manque de réaction d'Emma. Hier, tout ceci me semblait être une bonne idée. Aujourd'hui, je réalise que c'est idiot, et cruel envers toi. J'ai peur de te faire souffrir, alors je t'affirme dès à présent que là ne sont pas mes intentions.

Emma garda le silence une seconde de plus, évitant toujours le regard du robot. C'était rassurant à entendre, dans un sens, mais décevant de l'autre. J'ai passé la journée d'hier et d'aujourd'hui à pleurer comme une folle pour me préparer à cette soirée... et maintenant, il regrette ?!

- Mais maintenant qu'on est là, j'aimerais aller jusqu'au bout.

Emma pesta à mi-voix. Si près du but...

- Alors, dis-moi, dit-elle en reportant enfin son attention vers le robot à l'effigie de son ex. Tu voulais quoi, exactement ?

- Tu as déjà deviné, je crois, et c'est pourquoi tu redoutais tant ce moment.

Tout en continuant de marcher, Korie baissa la tête vers Emma, beaucoup plus petite que lui. Malgré l'appréhension, elle ne put décrocher son regard de ses grands yeux bleus qui lui avait tant manqué. Ils étaient un peu différents, l'un semblait plus brillant que l'autre, mais la ressemblance restait frappante.

- Je ne suis qu'un robot, j'en ai conscience. Je ne devrais pas éprouver toutes ces émotions qui m'assaillent depuis deux jours. Mais il se trouve que, oui, j'ai des sentiments. Et pour la première fois, je me sens vivant, comme faisant partie de ce monde et ses habitants. D'un autre côté, j'ai l'impression d'y être encore plus éloigné qu'avant, car l'espèce humaine vit en société, et je suis seul sans personne sur qui compter. Owen ne compte pas réellement, il n'est que mon maitre, et moi, son serviteur. Ce que je veux, c'est être égal à quelqu'un d'autre... tel le premier Korie l'était envers toi.

- Ce que tu veux, résuma Emma d'une voix tremblante, c'est l'amour.

- Je sais que c'est une demande ridicule, continua Korie, indifférent aux larmes qui pointait aux yeux d'Emma. Je ne peux pas choisir d'aimer ni d'être aimé. Mais ce que je désire, c'est d'au moins avoir un aperçut de ce à quoi cela ressemble.

Korie se tut, considérant les voitures et les taxis sur la route, tous en jolie courbe futuriste malgré les modèles différents. Des piétons passaient autour d'eux sans leur prêter la moindre attention, des écouteurs dans les oreilles et les yeux scotchés à l'écran de leur téléphone.

Emma, elle, regardait ses pieds avancer au même rythme que ceux du robot, avec une démarche plus souple et naturelle que celle presque militaire de l'autre. Elle essayait de réfléchir à la situation, comment en sortir, ou comment l'accélérer pour s'en débarrasser au plus vite. Elle n'arrivait pas à se faire de plan, elle était incapable de se figurer ce qui était le mieux.

- Es-tu d'accord ? demanda Korie après un silence embarrassant.

- Je suis pas bonne menteuse, avoua Emma dans un murmure. Et actrice encore moins. Je serais pas crédible du tout, et au final, tu n'aurais rien appris sur l'amour, venant de moi. Tout ça, c'est inutile.

- Peut-être pourrais-tu faire comme si j'étais Korie. Le vrai.

Emma manqua de s'étouffer à la demande. Elle porta une main à sa gorge, les larmes se remettant à couler doucement sur ses joues. Elle s'était efforcée d'ignorer la ressemblance au robot avec son ex, et maintenant, il voulait assumer pleinement son apparence. Je pourrais jamais survivre à la soirée, c'est pas possible...

- Si j'étais lui, que me dirais-tu ?

Tout un tas de choses. Malgré l'envie de refuser de se prêter au jeu, les mots sortirent d'eux-mêmes de sa bouche, dans un chuchotement à peine audible :

- Que tu me manques... (Elle prit une grande inspiration, avant de lancer avec un peu plus de hargne :) mais je te déteste de m'avoir abandonné.

- Je ne crois pas qu'il ait choisi de partir.

- Bien sûr que non ! s'énerva Emma. Il n'est pas question de suicide, ici. C'était un accident. Mais je le... je te déteste parce que tu es quand même partit. C'est plus fort que moi. Il faut bien que je rejette la faute sur quelqu'un. Sa mère était trop gentille pour mériter ça, et l'autre qui lui est entré dedans, je sais pas c'était qui, donc... je peux pas en vouloir à un inconnu.

- J'ignore si c'est possible ou non, dit lentement Korie dans un haussement d'épaules. Mais tu aurais pu en vouloir à Owen.

Emma leva innocemment les yeux vers le robot, étonné de ses paroles.

- Pourquoi ? Ce n'était pas lui qui conduisait.

- C'était pour lui que Violet et Korie étaient dans la voiture. Ils devaient se rendre à une conférence de presse. C'est ce que m'avait raconté Tobias.

- C'est vrai, soupira Emma, enfonçant ses poings dans son blouson de cuir noir et haussant les épaules. Mais je peux pas... j'ai perdu un amour d'adolescent : lui a perdu sa femme et son enfant. Ça ne se compare même pas. Il est bien plus à plaindre que moi.

Korie pinça les lèvres, préférant ne pas commenter son avis. Lui, tout ce qu'il avait connu d'Owen était cette relation de maitre et d'esclave. Il n'avait jamais vu aucune trace d'amour en lui. Ou plutôt, aux innombrables fois où Owen avait craqué, pleurant et serrant le robot dans ses bras en oubliant, l'espace d'un instant, que ce n'était pas son fils, Korie n'avait pas encore la connaissance des sentiments à ce moment-là.

- Si tu le dis, dit finalement Korie pour briser le silence. Sinon, comment contes-tu me montrer l'amour ?

- Eh bien, si tu poses la question comme ça, je n'arriverais à rien pour toi.

- Pourquoi ?

Emma soupira en levant les yeux vers le ciel, de plus en plus sombre. Qu'est-ce que j'ai fait pour me mériter ça...

- L'amour, premièrement, ça vient des deux côtés. C'est pas juste quelqu'un qui aime quelqu'un d'autre... enfin, ouais, mais... ce que je veux dire, c'est que, pour que ça marche vraiment, faut que les deux s'aiment. Tu ne peux pas simplement dires « montre-moi l'amour » et vas-y qu'on se roule une pelle.

- Je ne comprends pas, dit Korie en plissant les yeux. Où était-il question de rouler une pelle ? Est-ce une expression ?

- Ça veut dire « s'embrasser ». Mon Dieu... et dire que Korie — mon Korie — était un expert en ce qui était de sortir toute sorte de sous-entendus.

- Je suis désolé... d'être aussi nul.

- Oh non, ne le sois pas. Ce n'est pas ta faute, allons...

Korie n'ajouta rien, préférant ne pas déverser sa mauvaise humeur sur sa victime du soir. Si ce n'est pas ma faute, c'est celle d'Owen, pour avoir emmené son fils à la mort et m'avoir créé, moi et mes sentiments. Et maintenant, je suis avec Emma. Sa présence me rend-il heureux ? Non. Ma présence la rend-elle heureuse ? Ça fait une demi-heure qu'elle se retient de pleurer.

- Emma, dit Korie en posant une main sur son bras pour l'arrêter dans sa marche. Tout ceci est une perte de temps. Je ne comprendrais jamais l'amour avec ton aide. Peut-être que, malgré mes émotions que j'expérimente pour la première fois, l'amour me reste interdit. Peut-être un code ou un algorithme...

Emma leva les yeux pour croiser ceux du robot, qui semblait étrangement triste. S'il avait eu des glandes lacrymales quelque part à l'intérieur de son enveloppe de plastique, peut-être aurait-elle aperçu son regard humide. Korie semblait résigné à la vie artificielle qui lui était soumise, telle une fatalité.

- Korie... soupira-t-elle, résistant à la tentation de détourner la tête. Tu es peut-être un robot, mais bien sûr que tu peux éprouver de l'amour. Je le vois clairement. Tu veux que je t'apprenne une autre expression ? On dit qu'il n'y a rien de plus près de l'amour que la haine. Et visiblement, tu en as dans le corps, de la haine. Pour Owen.

- Serais-tu en train de supposer que je suis amoureux d'Owen ?

- Non, dit-elle en pouffant de rire. Bien sûr que non... mais lui, il t'aime. Tu es venu jusqu'à nous pour te rendre compte que c'est lui qui t'aime...

Korie garda le silence un long moment, dégouté des paroles d'Emma. Au loin, le soleil acheva de se cacher derrière les immeubles, les plongeant d'un coup dans la pénombre. Les lampadaires se chargèrent d'illuminer la place, faisant briller les yeux d'Emma comme deux étincelles sur fond gris.

- J'ignorai qu'Owen était homosexuel, dit enfin Korie.

- Non, idiot ! Je parle d'amour paternel.

- Oh...

Korie baissa la tête et enfouis ses mains dans les poches du jogging qu'il portait depuis hier - malgré le relooking de Tobias, le blond avait refusé de le changer de pantalon. Le robot continua sa marche sur les trottoirs de la ville, aussitôt suivi par Emma.

- Alors, ce que tu veux, c'est que je retourne chez moi.

- Ce serait mieux pour tout le monde, oui.

- Pour toi aussi ?

Emma pinça les lèvres. Elle avait l'impression que tout ce qu'elle disait était compris à l'envers. Fort malheureusement, pour cette fois, il avait mis le doigt exactement sur le problème.

- Pour toi, surtout. Korie, il faut que tu retournes chez Owen. Ce n'est pas contre toi, mais je... je n'ai pas de place pour toi dans ma vie. Tobias et Levis non plus. Nous sommes en dernière année à l'école, ensuite c'est l'université, tu vois ? On a plein de choses à étudier et à planifier...

- Oui, marmonna piteusement Korie, les yeux rivés au sol devant lui. Je comprends...

Il risqua un petit regard en direction d'Emma, avant de l'abaisser à nouveau. Vraiment, tout cela était la pire perte de temps qu'il n'avait jamais vu. Pourquoi ai-je fait tout ça, rien que pour en arriver là ? Emma ne veut pas de moi : elle ne cherche qu'à se débarrasser de moi depuis le début.

Korie s'arrêta à nouveau de marcher. Il en avait marre : il ne voulait plus d'Emma à ses côtés. Tout ce qu'il voulait, c'était réfléchir, seul dans son coin. Mais alors qu'il s'apprêtait à partager son ressenti, une déflagration énorme lui fit relever la tête en même temps qu'Emma sursautait. Ils observèrent autour d'eux à la recherche de l'origine du bruit et leurs regards se fixèrent sur un vieil immeuble désaffecté, de l'autre bord du chemin. Stationné juste en face, une magnifique Ferrari noire, à moitié embarquée sur le trottoir.

Les yeux d'Emma s'écarquillèrent : ceux de Korie se plissèrent.

- C'était un coup de feu ? demanda nerveusement Emma.

- C'est la voiture d'Owen, ajouta Korie, sans faire attention à sa question.

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