Chapitre 26

Emma avait accepté, sous le regard suppliant de Tobias qui l'avait suivi toute la journée. Autant elle appréhendait le moment, autant elle en avait marre de ce petit blond et ses airs de chien battu. D'un autre côté, Levis essayait de la rassurer, disant qu'elle n'avait pas à le faire aujourd'hui si elle n'était pas prête, elle n'avait même pas à aller le voir si elle n'y tenait pas. Mais elle s'était résignée. Alors, à dix-huit heures trente, elle était déjà habillée et maquillée, comme un samedi soir tout simple à aller au ciné ou au resto avec Korie. Le vrai.

- Tout va bien se passer, dit Valérie tout en faisant le ménage dans la chambre de son amie qui en avait grand besoin. Je suppose. Ouais, tout va se passer super bien.

- Arrête, tu m'aides pas !

- Bah, quoi ? Je te fais des paroles encourageantes !

Emma grogna pour toute réponse, hésitant entre deux paires de boucles d'oreilles. Une simple bille argentée, faisant ressortir le gris de ses yeux, ou une autre quand même plus belle, mais un peu trop selon elle, reflétant les petites folies économiques de Korie : de minuscules diamants reliés en plusieurs cordes formant un triangle vers le bas. Avec un sourire, Emma se rappela le moment, son anniversaire, quand elle avait eu seize ans. Il lui avait apporté ça à l'école, comme si de rien n'était.

- Mon Dieu ! combien t'as dépensé pour ce truc ?! s'était-elle écriée sous les regards à la fois admiratifs et envieux de ses amies.

- Oh, c'est rien, à peine quatre-cents, avait répondu Korie d'un air un peu désintéressé. J'avais trouvé plus beau, mais ma mère avait menacé de me renier... Désolé.

- Tu vas vraiment mettre ça ? dit Valérie, la ramenant de force au moment présent. C'est pas un peu too much ?

Emma leva les yeux vers elle, puis les baissa à nouveau vers ses accessoires. Elle haussa les épaules et souris doucement à son reflet, avant de les enfiler.

- C'est rien. Ça ne vaut que quatre-cents dollars.

- Ma chère, tu n'as aucune idée de la valeur de l'argent.

- Bien sûr que oui ! J'ai surement réussi à empêcher Korie de dépenser au moins un million, dans le temps. Je crois même que c'est pour ça que sa mère était si gentille avec moi.

Valérie ne répondit rien à ça, mal à l'aise. Mentionner pas un, mais deux Buchanan trépassés, ce n'était pas rien, venant d'Emma. Elle semblait perdue dans ses pensées, assises devant son miroir à fixer ses boucles d'oreille extravagante pour un habit tout simple, en jean et blouson noir au-dessus d'un débardeur mauve échancré. Valérie leva les yeux pour observer son propre reflet : pour sa part, aucun maquillage, en dehors du fond de teint pour cacher un vilain bouton qui pointait sur le bord de sa mâchoire. Elle s'était vêtue de noir dans son entièreté, telle la ninja afro-Américaine qu'elle était.

- Tout va bien aller, répéta-t-elle en posant délicatement sa main sur l'épaule de son amie. Je suis là pour te protéger, en cas de pépin.

Emma hocha doucement la tête, les lèvres tremblantes. Voyant le tsunami sur le point de ruiner son maquillage, Valérie se pencha pour se mettre à sa hauteur et l'enlaça avec force entre ses bras. Emma resta de marbre, les yeux dans le vague.

- Je crois pas que c'est une bonne idée, tout ça...

- Moi non plus, avoua Valérie. Mais hé, si tu abandonnes, t'en auras peut-être plus jamais l'occasion de vérifier par toi-même. Allez, même à moi, Tobias me tombait sur les nerfs, tout à l'heure quand il insistait... Demain, il sera de mauvaise humeur, et je pourrais jamais profiter de la faiblesse du moment pour me rapprocher de lui !

- Donc tu m'utilises ? dit Emma en levant innocemment les yeux vers elle.

- Bien sûr, qu'est-ce que tu crois ? Ça sert à ça, les amies, non ?

- Ah bon... J'ai comme une petite envie de te contredire, mais j'oserais pas tant que tu es déguisé en ninja.

- Sage décision, dit Valérie avec un sourire chaleureux.

Juste au bon moment, son téléphone, qu'elle avait laissé sur son bureau, vibra deux coups. Emma se leva de sa chaise et le prit pour lire un message de Levis : « Je suis devant chez toi ».

- Bon... c'est l'heure, souffla Emma en glissant l'appareil dans sa poche, oubliant de répondre.

*

Un peu plus loin dans la ville, Korie aussi se préparait, sous les conseils de Tobias. Hors de question de laisser Emma rencontrer un Korie avec du sang séché sur son sweat : il l'avait retrouvé à errer dans la ruelle et l'avait entrainé avec lui jusqu'à son appartement, après s'être assuré que ses parents n'étaient pas là. Il l'emmena dans la salle de bain et s'occupa de lui, se donnant plutôt l'impression de lustrer un meuble que d'aider un ami à se faire présentable. Avec une serviette mouillée et d'un savon, il lui frottait le ventre pour retirer les taches pourpres, un peu gêné d'en faire autant pour un robot.

- Je sais pas si c'est pervers ou simplement perfectionniste qu'Owen t'ait même dessiné des titines et un nombril.

- Je l'ignore, Tobias. Mais je pencherais plutôt vers la seconde option, car Owen n'a jamais abusé sexuellement de moi.

- Eh bien... c'est bon à savoir.

Enfin débarrassé des taches sanglantes, Tobias passa rapidement avec un linge sec pour essuyer l'eau, puis lui présenta le vêtement qu'il avait choisi de sacrifier pour la cause : un t-shirt noir tout simple avec un dessin imitant un costar. Korie fronça les sourcils, intrigué. Il n'arrivait pas à comprendre s'il avait affaire à un chandail ou à une chemise et cravate.

- Qu'est-ce ?

- Ta tenue de soirée, insista Tobias en secouant légèrement le tissu. Bon, c'est tout ce que j'ai, et je te donne pas mon smoking, j'en ai un seul et il...

Tobias se mordit la lèvre, préférant ne pas terminer la phrase. C'était celui qu'il avait porté pour assister à l'enterrement de Korie.

- Bref, tu l'auras pas. Effile ça, plutôt. Tu sais comment enfiler un vêtement par toi-même, ou t'as besoin d'aide ?

- J'ai une mobilité suffisante pour y parvenir.

- Parfait ! Je reviens.

Tobias quitta la salle de bain, refermant la porte derrière lui. Enfin seul, Korie baissa les yeux sur l'habit entre ses mains. Même selon ses critères, il le trouvait laid. Mais puisqu'il n'avait pas le choix, il le passa au-dessus de sa tête, puis tira pour l'ajuster correctement sur son corps. Il était à la bonne taille, la fausse cravate juste en dessous de son cou et descendant jusqu'au niveau de son trou en forme de nombril.

Korie observa son reflet dans le miroir avec l'impression d'être particulièrement ridicule. Autant il avait hâte de voir Emma, autant il avait hâte d'en avoir terminé. Il avait la certitude d'avoir fait tout ça pour rien. Pour satisfaire sa propre personne, alors que d'autres problèmes bien plus graves rôdaient non loin.

J'ai le droit de penser qu'à moi, de temps en temps. Ce n'est pas un crime de chercher le bonheur. Mais était-ce un crime si son bonheur faisait le malheur des autres ? Owen, pour commencer, et Emma, tout particulièrement. Levis et Tobias ? Étaient-ils heureux de le voir, ou non ? Korie l'ignorait et, pour une dernière part d'égoïsme, préférait encore ne pas le savoir.

Demain, je ne serais plus là. Profitons de la soirée.

Tobias débarqua soudain dans la salle de bain, ouvrant la porte à la volée et faisant sursauter le robot. Il s'éloigna aussitôt du miroir, troublé d'avoir été surpris en pleine méditation sur son reflet.

- Regarde ce que j'ai trouvé pour toi ! dit Tobias avec un grand sourire, sans remarquer l'embarra de Korie. Des souliers ! T'auras déjà beaucoup moins l'air d'un vagabond avec ça dans les pieds.

Korie leva les yeux vers la paire de chaussures de marche toute simple que lui présentait le blond, d'une banale couleur brune. Il grimaça de dégout, fissurant presque sa peau de plastique autour de sa bouche.

- C'est hideux.

- C'est tout ce que j'ai, répliqua froidement Tobias. Ou pour sûr, c'est tout ce que t'auras de moi. Si tu veux meilleurs, t'as qu'à aller l'acheter toi-même !

- Je peux parfaitement marcher sans chaussure.

- Non. Tu te fais déjà assez bien remarquer comme ça, alors n'abuse pas ! Tiens, assieds-toi là...

Résigné, Korie s'installa sur le rebord d'un bain et se pencha pour atteindre les souliers que Tobias avait posés devant lui. Mais le robot fut incapable de se plier suffisamment, par manque de souplesse.

- Ah, mon Dieu, jura Tobias en levant les bras au ciel. À quoi te sert toute cette technologie si elle ne peut même pas t'apprendre à lacer tes chaussures...

Sous le regard un poil irrité de Korie, Tobias se laissa tomber à genoux devant lui et fit le travail lui-même en grognant. J'espère qu'Owen me donnera un beau chèque pour avoir baby-sitter son robot...

- Bon, voilà ! T'as presque l'air normal, maintenant ! Allez, souris, pour voir ?

Korie plissa les yeux, étonné de la demande, puis étira les lèvres en une parfaite banane retournée. Tobias resta interdit devant le spectacle, puis éclata de rire en se tenant les côtes.

- OK, si tu veux pas qu'Emma hurle de peur en s'enfuyant, évite de faire ça !

- Pourquoi ? Je m'y prends mal ?

- Disons que... c'est pas très charmant.

Tout en parlant, Tobias retira son téléphone de la poche arrière de son jean pour lire un message qu'il venait tout juste de recevoir. Il eut un petit sourire en coin, avant de remettre l'appareil à sa place.

- J'espère que t'es satisfait de ton look, parce qu'ils sont dehors et nous attendent.

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