Chapitre 24

Après avoir quitté le bureau de son supérieur, Jordan souffla un bon coup, faisant redescendre la pression dans ses muscles. Il était ensuite allé voir son deuxième patron, Joseph, qui s'occupera de commander le matériel manquant, soit le tellure. Lui, il était trop facile à convaincre : il n'y connaissait rien en chimie, physique ou technologie. À peine s'il lui avait prêté un regard avant de signer les papiers, lui assurant que ça arrivera en fin de journée, car il y avait un entrepôt ici, à New York, mais qu'il n'avait pas pour autant besoin de commencer aussitôt.

Maintenant, profitant de ce moment de répit, il était retourné chez lui. Ou plutôt chez son père, à Harlem.

Jordan baissa les yeux sur sa montre en même temps de remonter ses lunettes : presque quinze heures. Joseph lui avait dit que d'ici dix-huit heures, ce serait arrivé. Confiant, Jordan frappa à la porte de la petite maison, puis ouvrit avant d'avoir une réponse. Il essuya ses bottes sur le tapis et s'aventura dans la demeure tout en long couloir aux murs gris clair, presque blancs, remplis de cadres de tous les membres de sa famille. À chaque pas, c'était un nouveau visage qui se présentait à lui : tantôt sa tante et son oncle, tantôt ses trois cousins et cousines, tantôt ses parents, tantôt lui-même. À la photo de son petit frère, Jordan y prêta un peu plus attention. Il lui ressemblait beaucoup : les cheveux bruns courts et ébouriffés, impossibles à coiffer ; ses yeux bruns surmontés de lunettes, qu'il avait bleu nuit et non noir ; le sourire de travers qui lui donnait l'air de préparer un mauvais coup. Il avait deux ans de moins que lui, et ça faisait tout aussi longtemps que Jordan ne l'avait pas vu. On avait beau dire qu'entre frères, on se déteste quand on est face à face, mais à une telle distante, on remarquait bien qu'en réalité, Jordan aimait son frère et qu'il lui manquait.

- Jordan, c'est toi ?

- Ouais, je suis là !

Détournant le regard du portrait, il continua son chemin jusqu'à déboucher dans un petit salon tout en cuir et en couleur chaude. Au milieu de la pièce trônait une table de billard, où il trouva son père à jouer seul, frappant les boules au hasard, alternant entre les rayés et les pleines.

Le pauvre manque cruellement de compagnie, pensa son fils en s'appropriant une queue qui pendait au mur.

- Alors ? demanda monsieur Moreno, un homme partiellement chauve avec une grosse pipe purement décorative coincée entre les lèvres.

- Ils ont accepté. Owen a un peu hésité, mais il avait l'esprit tellement ailleurs qu'il a laissé tomber et qu'il a approuvé mon projet. Joseph, lui, c'est à peine s'il a marmonné quelque chose. Ils sont si accaparés par... tout ça, dit-il avec un geste vague des bras, qu'ils n'arrivent plus à penser correctement, je crois. Enfin, c'est triste, quand on y pense...

Jordan s'arrêta là, perdu dans ses idées. Son père ne prit pas la peine de terminer la phrase à sa place : de toute façon, il n'avait pas envie de l'entendre. Les yeux baissés sur les boules de billard qu'il poussait avec les mains pour démarrer une nouvelle partie à deux, il avait bien mieux à faire que de ressasser le passé.

Le futur, en revanche, semblait bien plus attrayant.

- Donc, tu vas avoir le tellure ? Il arrivera quand ?

- Ce soir, si tout va bien.

- Ce soir... répéta son père.

Il leva enfin le regard vers son fils, un regard comme Jordan en avait rarement vu sur le visage rond de son géniteur.

- Ce soir, ton frère rentre à la maison.

*

- Quoi ? Tu peux répéter ?!

- J'ai dit... qu'il veut la voir, ce soir, dit Tobias, fuyant le regard de son ami. Enfin, il faut bien passer par là, alors, que ce soit aujourd'hui, demain, la semaine prochaine, qu'est-ce que ça change ? Et lui, il s'impatiente ! Depuis ce matin, il m'a envoyé six messages. Six ! S'il doit ouvrir son signal chaque fois, ce ne sera pas long que la police lui mette la main dessus.

Levis, assis en face du blond sur leur table de la cantine à grignoter quelques biscuits entre deux cours, dévisageait Tobias d'un air meurtrier. Il y eut un silence, pour que le message muet passe bien, avant d'enchainer avec un autre un peu plus bruyant :

- Mais t'es con, purée ! Qu'il continue de t'envoyer des textos. Si la police le choppe, c'est un problème en moins sur nos épaules !

- Ouais, et s'il réussit à s'échapper, comme il l'a déjà fait trois fois ?! Il sera en colère contre nous de l'avoir ignoré et il va tous nous tuer !

- T'as pas fini, avec tes plans apocalyptiques ? Il ne va pas nous assassiner pour si peu ! On dira seulement qu'elle n'était pas prête !

Tobias soupira en secouant la tête. Il ne lui avait toujours pas avoué que Korie avait tué un homme, la nuit dernière. Maintenant que le robot s'était découvert capable de pareil geste, quand bien même en légitime défense, qu'est-ce qui l'empêcherait de recommencer ?

- Allez, Levis... je veux pas me faire réveiller en pleine nuit par Cyborg et ses envies de vengeance. Ou s'il ne le fait pas, pour sûr, j'en ferrais des cauchemars.

- Est-ce que tu penses seulement à Emma, là-dedans ?

Tobias laissa tomber son poing sur un biscuit, qui se répandit en miette sur la table. Il passa son autre main sur son front et ses cheveux, au désespoir.

La santé mentale inexistante d'Emma ou la survie de son meilleur ami ? Il a les priorités à la bonne place, ce couillon.

- Levis... je cours un réel danger, là-dedans ! Réel ! Tu peux comprendre ça, ou pas ?!

- Mais qu'est-ce que t'as, bon sang ? Hier, t'étais le premier à dire qu'il fallait l'aider à la mémoire de Korie, qu'il était certainement inoffensif, que ce n'était qu'une âme en peine et tout ce que tu voudras. Aujourd'hui, le seul mot que t'as en bouche, c'est « danger ! ». Je dois saisir quoi, là-dedans ? Et en plus qu'il y aurait un quelconque danger, tu veux y lancer Emma tête première !

Que répondre à ça ? Sous le regard mi-frustré, mi-incompréhensif de Levis, Tobias se sentait coincé. S'il avouait la vérité, Levis refuserait encore plus fort. Et s'il mentait... pour dire quoi, exactement ? Qu'il se découvrait des tendances paranoïaques pour aucune raison apparente ?

Levis refusera.

- Et si on demandait son avis à Emma, plutôt que comploter dans son dos ?

Levis lança un regard vers l'autre bout de la cantine, où Emma discutait tranquillement avec Valérie et deux ou trois amies en plus. Elle semblait de bonne humeur, ce qui était si rare... Levis avait envie de tout, sauf voir son sourire disparaitre encore une fois. Tobias, lui, ne pensait même pas à ça. Sans aucune gêne, il se leva et beugla le nom d'Emma à travers la salle, les mains en portevoix. Toutes les têtes se tournèrent vers lui, puis vers Emma qui en était restée figée pendant une seconde.

- Vous n'avez pas fini de me faire honte ?! répondit-elle à son tour.

- Viens ici !

Emma, frustrée, se laissa retomber sur sa chaise, avant de regrouper le courage nécessaire pour se lever à nouveau et d'aller à leur rencontre. Elle n'avait pas fait la moitié du chemin que Valérie la rejoignit en courant, balançant ses boucles de tous côtés. Emma la dévisagea un instant, puis reprit la route un peu plus lentement.

- Qu'est-ce que tu fais ?

Valérie ne répondit rien, un petit sourire narquois aux lèvres. Emma redoutait la suite, mais puisqu'il serait malpoli de la repousser, elle préféra prier en silence. Une prière qui, pour son plus grand malheur, ne fut pas écoutée.

À peine arrivée à la table des garçons que Valérie s'était déjà penchée vers Tobias pour chuchoter à son oreille. La mauvaise humeur du blond s'évapora partiellement, lui donnant la force de sourire et de hocher la tête.

- Hé ! s'écria Levis. Vous parlez de nous, là ?

- C'est mignon, dit simplement Valérie en s'asseyant sur la chaise à gauche de Tobias. Tu aurais pu supposer qu'on parlait de toi ou d'Emma. Mais forcément qu'on parle de vous deux en même temps, comme si vous formiez un tout.

- C'est tordu, dit Levis en fronçant les sourcils. C'est sur que vous parlez de nous, il n'y a personne d'autre à dévisager comme vous le faites.

- Valérie est amoureuse de Tobias ! s'écria Emma, comme dernière tentative de détourner le sujet. Et elle veut embrasser Levis ! Et... elle aime tes cheveux et tes taches de rousseur. C'est vrai que t'es plus mignon que Levis ! Même si c'est vrai aussi que t'es moins intelligent !

Les trois autres se dévisagèrent, ne sachant plus comment réagir face à ce flot d'information. Puisque tout avait été entendu tout à l'heure, ce n'était une révélation pour personne. Emma ne réussissait qu'à s'attirer la honte toute seule, comme une grande.

- Bon sang, souffla Tobias en clignant bêtement des yeux. T'as pas pris tes médicaments, aujourd'hui ?

Les joues bien rouges, Emma donna un coup de pied sur le genou de Tobias, qui sursauta sur sa chaise sous la douleur, les larmes aux coins des cils tout en riant à pleine gorge.

- T'es tellement violente, mais tellement drôle que c'est impossible de te détester ! dit-il avec une grimace amusée.

- Tu fais chier.

- T'as pas fini ?! dit cette fois Levis, qui semblait sur le point de lui en coller une également.

- Oh, ça va ! C'était pour plaisanter ! Faut pas tout prendre au premier degré !

- Mais non, continua Valérie avec un sourire fier. Il en fait dix-huit, aujourd'hui.

Tobias pouffa de rire à la blague pourrie, qui laissa Emma et Levis parfaitement stoïque. Ouep, ils sont faits l'un pour l'autre, pensa Emma, désolée pour son amie.

- Bon, tu me voulais quoi, là ?

La gaité de Tobias fut aussi intense que passagère. À l'instant où la question fut posée, ses airs amusés se transformèrent en des airs marabouts, tel un patient en fin de vie et résignée à en finir une bonne fois pour toutes. Il lança un regard en coin à Valérie, se demandant un instant s'il pouvait tout dire devant elle, puis haussa les épaules avant de balancer :

- Il veut te voir aujourd'hui. Je veux dire, il veut avoir ce qu'il était venu chercher.

Toutes émotions quittèrent aussitôt le visage de la brunette, qui fixa ses yeux vides sur les miettes de biscuits sur la table.

- Aujourd'hui ? répéta-t-elle piteusement.

- T'es pas obligé ! intervint Levis. Vraiment pas. T'as tous les droits de dire non ! Je vais même t'encourager dans cette voie !

- Ça ne sert à rien de toujours repousser, ça ne fera que te ronger encore plus ! dit Tobias. Tu devrais t'en débarrasser au plus vite.

- Vous parlez de quoi, exactement ? demanda Valérie.

Ils se retournèrent d'un seul mouvement vers la basanée, chacun avec une idée de réponse différente. Dire la vérité ? Préserver son innocence ? La tirer par les chevilles vers le fond de cette histoire tordue ?

- Korie le robot veut devenir un vrai petit garçon, dit Tobias, le premier à oser ouvrir la bouche. Et il veut suivre les traces du premier Korie pour y parvenir. Et il veut le faire ce soir. Il en a marre d'attendre. C'est depuis la veille qu'il erre d'un bout à l'autre de la ville en se tournant les bouts de métal qui lui servent de pouces.

Valérie resta de marbre une seconde de plus, jusqu'à ce que l'information entre dans son cerveau. Ses yeux lui sortirent des orbites et sa bouche tomba jusqu'au sol.

- Quoi ? Naaaah ! C'est pas vrai !

- Je t'avais déjà avisé que c'était un robot qu'on avait vu, hier devant l'école, dit Tobias dans un haussement d'épaules.

- Mais, mais... putain !

- Purée, c'est moins vulgaire, la corrigé Levis.

- Putain ! s'écria-t-elle encore plus fort. Emma, merde ! T'aurais pu me le dire ! Pourquoi tu le dis à eux et pas à moi ?!

- Je ne leur ai rien dit, s'empourpra Emma. C'est plutôt eux qui m'ont averti.

- Et d'ailleurs, il faut bien avouer que c'est un sujet quand même assez... sensible, dit Levis en cherchant ses mots.

- Mais... continua Valérie en se mordant anxieusement la lèvre inférieure. Tu vas... te faite courtiser par un robot ?

- Oh, arrêtez ! s'énerva Emma, dont les yeux semblaient plus brillants de secondes en secondes. Arrêtez... je veux pas parler de ça. Lâchez-moi, bon sang...

À bout de nerfs, Emma se leva et quitta la cantine au pas de course. Il n'en fallut pas plus longtemps à Levis pour se précipiter à sa suite, ce qui ne surprit personne. Tobias souffla du nez en s'adossant à sa chaise, s'appropria le dernier biscuit sur la table et croqua dedans.

- Tu sais, Val... je peux t'appeler Val ? Nous deux, là, on est destiné à se faire abandonner par nos amis. Arg, c'est frustrant, à la fin !

- Il est amoureux.

- Ah ? Comme ça, du jour au lendemain ? Avant l'arrivée de Korie 2.0... oui, Levis et Emma se connaissent depuis... quatre ans ! Ouah, c'est que ça passe vite ! Je veux dire... mon Dieu, je peux même plus penser droit. Je sais plus du tout ce que je racontais... Avant le robot...

- Avant la concurrence, précisa Valérie, Levis ne se sentait pas le besoin de regrouper son courage pour lui parler. Il avait encore du temps pour réfléchir sur ses sentiments.

- Mais non ! Ils discutaient de temps en temps. Je veux dire, comme deux personnes qui se croisent tous les jours, mais sans plus, tu vois ? Des « saluts, ça va ? », mais pas de grandes conversations philosophiques. Enfin, un peu comme nous deux.

- Lequel d'entre nous a une tête de philosophe ?

- Euh... la question serait plutôt, lequel d'entre nous est le plus con ?

Valérie eut un petit sourire en coin avant de tapoter doucement le bras de Tobias, qui essayait encore de comprendre quelque chose là-dedans.

- Tout est dit, Tobi. Mais le plus con, c'est probablement toi.

Accompagnée de ses meilleurs airs énigmatiques, Valérie se leva à son tour pour rejoindre son prochain cours, qui allait commencer dans quelques minutes. Tobias se retourna sur sa chaise, regardant la fille s'éloigner en se tordant volontairement les fesses, sachant parfaitement que de beaux yeux bleus étaient braqués dessus.

- Eh, attend ! s'écria désespérément Tobias. Explique-moi, j'ai pas compris !

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