Chapitre 20
- C'est drôle, j'arrive pas à me décider si la journée a été trop longue ou trop courte, chuchota Tobias en se penchant légèrement vers son coéquipier.
- Pour sûr, il y avait trop de quelque chose, renchérit Levis dans un hochement de tête.
Le blond et le brun échangèrent un regard complice, avant de reporter leur attention à leurs devoirs de technologie. Ça faisait plus d'un mois qu'ils travaillaient sur cet exercice : construire quelque chose, n'importe quoi... les deux amis s'étaient mis le défi de reproduire le drone qu'avait un jour créé Korie, en son honneur, mais quatre semaines plus tard, ils se demandaient encore comment ce fils de génie avait réussi. Pour eux, ce n'était que des échecs à répétition. D'abord, comment le faire voler sans hélices ? Et comment insérer un moteur suffisamment puissant dans un objet aussi petit ? Mystère.
Levis bidouillait avec les câbles, à la recherche d'inspiration, pendant que Tobias fouillait dans ses notes.
- Tu crois que le robot pourrait le faire à notre place ? demanda Tobias au bout d'un moment. Lui, il saurait surement comment faire.
- Tu crois qu'un robot pourrait construire un autre robot ? dit Levis en pouffant. Nah, c'est pas comme si sa mémoire était revenue pour se loger dans le cerveau du Korie 2.0.
- Pourquoi pas ? Ça lui faisait mal quand tu jouais avec ses neurones, hier. Quel robot peut avoir mal ?
- Un robot avec plein de bogues. C'est ce qu'il est : un paquet de bogues, et c'est tout.
Tobias n'osa pas répondre : il savait que son ami avait raison. Un paquet de bogues. Alors, pourquoi avaient-ils trainé avec lui toute la journée d'hier ?
Un petit coup sur l'épaule fit sursauter Tobias, qui se retourna sur sa chaise. Sur la table derrière lui, une fille aux cheveux noirs et abondamment frisés s'était presque allongée sur le bureau au-dessus des pièces métalliques pour l'atteindre. Malgré sa peau foncée, il put presque la voir rougir quand elle se rendit compte dans quelle position elle était.
- Salut, dit-elle en se redressant sous le regard intrigué des deux garçons. Euh, vous étiez avec Emma, hier, hein ?
- Une partie de la soirée, seulement, dit Levis. Pourquoi tu demandes ?
- Eh bien, je comprends rien à ce que je dois faire... et j'ai besoin de ma coéquipière ! Mais elle est partie aux toilettes il y a plus d'une demi-heure, là. Vous sauriez pas ce qu'elle a ?
- Ce qu'elle a, tu veux dire pire que d'habitude ? dit Tobias dans un petit ricanement. Oh, elle est surement en train de pleurer dans les chiottes...
À côté de lui, Levis lui donna une claque derrière la tête en même temps de lever la main, attirant l'attention du vieux professeur à l'abondante moustache grise.
- Faut que j'aille aux toilettes, monsieur !
- Qu'est-ce que tu fais ? s'étonna Tobias en se frottant la nuque.
- Allez-y, monsieur Chandlers, répondit le prof en reportant son regard à l'ordinateur portable devant lui.
Levis bondit de sa chaise et quitta la pièce en coup de vent. Tobias resta interdit, sans comprendre ce qu'il lui prenait. Pourquoi Levis se sentait-il si concerné, maintenant ? Il n'en avait pas assez, de recevoir des baffes ?
- Eh, Valérie, dit Tobias en se tournant vers la fille, qui était aussi intriguée que lui par la réaction de Levis. Est-ce qu'Emma était bizarre, aujourd'hui ?
- Bof, dit-elle dans un haussement d'épaules. C'était l'une de ces journées où elle n'avait pas le moral. Mais ça va, ça faisait un bon moment que ça ne lui avait pas repris !
Tobias hocha la tête en se mordant la lèvre, pensif. Lui et Levis savaient que revoir Korie ne pourrait que lui faire du mal, mais sur le long terme, ça allait forcément lui faire du bien. Non ? Mais peut-être qu'ils avaient tout faux. Après tous, ils pouvaient se prendre pour n'importe quoi, mais des psychologues ? On y repassera.
- Tobi, dit Valérie en se penchant légèrement au-dessus de la table. Ce qu'on a vu, hier... est-ce que c'était vraiment lui ? Genre... un fantôme ?
Il n'avait pas besoin de précision pour savoir de quoi elle parlait. Et tous les élèves de la classe assez proche pour entendre leur conversation tournèrent précipitamment la tête dans leur direction, avide d'écouter les explications du blond. Tobias frotta nerveusement ses mains moites sur son jean : il détestait être le centre d'intérêt, et pire encore, il était un piètre menteur. Même le prof, qui avait remarqué la messe basse qui se jouait dans le fond de la salle, préféra de pas reporter l'attention de ses étudiants à leur travail. Il était aussi curieux que les autres à savoir ce qui s'était passé hier.
- C'était pas un fantôme, dit Tobias à regret.
Il murmurait pour n'être entendu que par Valérie, mais le silence de la classe portait sa voix dans tous les recoins. Il baissa le regard vers la table de la brune, où était éparpillé toutes sortes de matériel tel que des morceaux de métal, des câbles, un moteur minuscule, des bouts de bois, des cordes de caoutchoucs et du plastique.
- C'était un robot, en fait, avoua-t-il enfin.
Valérie écarquilla les yeux. Tous les autres élèves de la classe retinrent leurs souffles, même les nombreux qui avaient deviné juste.
J'aurais peut-être dû mentir.
- Un robot à l'apparence de Korie ? T'es sérieux ? dit Valérie, reflétant les pensées de tout le monde. Et qu'est-ce qu'il faisait là, hier ? Ne me dis pas qu'il bogue !
- Il n'est pas dangereux, si c'est ce que tu veux savoir, dit Tobias qui, pour une fois, essayait d'être convaincant dans ce qu'il disait. C'est seulement que... il est curieux. Mais c'est tout !
- Un robot curieux. Tu te fous de moi !
- Il n'est pas dangereux, répéta Tobias en fronçant les sourcils. Crois-moi.
Juste au bon moment, son téléphone, dans la poche de son pantalon, se mit à vibrer doucement. Il le sortit et regarda le message qui y figurait, s'attendant à des explications de la part de Levis.
Ses yeux s'écarquillèrent quand il prit conscience de ce qui était écrit.
Oh... mon... Dieu...
RDCD KORIE : J'ai tué un homme.
*
Un peu plus loin dans les couloirs de Stuyvesant, Levis arrivait devant les toilettes pour filles les plus proches. Il figea à la porte blanche avec un grand cercle noir et une croix par en bas, symbole des femmes. Ou dans un terme plus large pour les LGBT+ et comme l'avait spécifié un professeur assez particulier l'année dernière : « où aller quand vous ne voulez pas utiliser un urinoir ». Il n'y avait aucune interdiction pour les garçons d'aller dans les toilettes des filles ou vice versa, les trans avaient fait leurs révolutions sur le sujet plusieurs années passées, mais c'était plus fort que lui, ça rendait Levis nerveux. Si, il y a deux ans, il était un fier membre du trio infernal à faire les pires mauvais coups imaginables, il était maintenant dans un simple duo qui appliquait la marche à suivre. Rejoindre clandestinement l'ex de son défunt meilleur ami dans les toilettes des filles, c'était au-delà de ses capacités.
- Emma... tu es là-dedans ? demanda-t-il d'une voix douce.
Aucune réponse, mais des sanglots étouffés la trahissait. Prenant son courage à deux mains, Levis poussa la porte et fit un pas dans la pièce. Il fit le tour de la salle du regard, sur les quatre cabines longeant un mur. Il se pencha pour chercher une paire de jambes dépassant d'une d'entre elles et les trouva dans la dernière du fond, celle qui était plus grande que les autres. D'ici, ses pleurs étaient assourdissants pour Levis, lui plombant le moral comme une sirène chantant son malheur. Pendant un instant, il eut presque envie de sangloter avec elle, mais il se ressaisit de justesse, alors qu'il sentait ses yeux s'humidifier.
- Emma, je sais que c'est toi. Tu m'ouvres ?
- Non.
La voix vibrante à souhait, Levis avait plutôt entendu « gnon », ce qui le fit sourire, même rire un peu. Emma, de l'autre côté de la porte, arrêta de pleurer pendant une seconde et remonta son regard vers l'entrée de la cabine, comme pour tenter d'apercevoir ce grand brun qui se cachait derrière.
- Ça te fait rire ?! s'écria-t-elle en se levant d'un bon de la toilette.
- Si tu savais. C'est hilarant.
- C'est quoi, cette technique ? Tu veux me pousser à bout, maintenant ?
- Si c'est le seul moyen de te faire réagir... je vois pas ce que je pourrais faire d'autre.
Folle de rage, Emma s'élança pour ouvrir la porte et envoya une gifle bien placée sur ce visage qui en avait déjà reçu une vingtaine de sa part. Mais pour la première fois — enfin ! s'écria Levis intérieurement – il avait vu le coup venir et avait attrapé sa main juste à temps, à trois centimètres du point d'impact, et la repoussa et tordant son poignet. Emma cria de douleur en tirant pour échapper à sa poigne.
- Tu m'as fait mal ! plaindra Emma, la larme à l'œil.
- Oh, je suis désolé de t'avoir un peu pincé la peau en tentant d'éviter ta énième gifle, dit Levis, la mauvaise humeur commençant à prendre le dessus. Tu sais que t'es une hypocrite, parfois ?
Emma resta bouche bée devant son culot, au point qu'elle en oublia totalement pourquoi elle était triste deux secondes plus tôt. Il m'a vraiment traité d'hypocrite ?!
- Oui, je l'ai dit, et ça fait longtemps que je le pense ! Je sais pas pourquoi je me suis retenu durant tout ce temps, mais là, autant t'as besoin de pleurer, autant j'ai besoin de gueuler. Enfin, Emma, je sais que ça t'affecte, tout ça, mais t'en as pas marre, de pleurnicher à tout bout de champ ? Je comprends même pas pourquoi t'es pas déjà morte de déshydratation.
- Alors qu'est-ce que tu fiches, à me suivre partout, depuis hier ? répondit-elle d'un ton cassant. C'est quand même la troisième fois qu'on vit cette scène en vingt-quatre heures, t'en as pas eu assez ?
- Apparemment, non. J'ai comme une impression qu'il faut te garder à l'œil, et c'est ce que je vais faire. Je vais te coller aux basques, que tu le veuilles ou non.
Comme pour appuyer ses dires, Levis tourna les talons et s'assit sur le long meuble entre deux lavabos, les bras croisés sur les genoux et le regard rivé sur celui, flamboyant, d'Emma.
- En quoi tu veux me garder à l'œil ? Et ça t'avance à quoi, tout ça ?
- Je sais pas trop. Pour t'éviter de devenir folle, peut-être. Ou si tu le deviens quand même, ce sera ma faute et non celle de Korie. Tu vois, je suis un bon pote comme ça.
- C'est toi qui es fou.
Levis pouffa de rire, levant les yeux vers les dalles du plafond. Malgré le ton toujours aussi furieux d'Emma, lui commençait à se ressaisir. S'il lui arrivait d'être susceptible, il ne restait jamais en colère bien longtemps.
- Oui, je m'en fou que tu sois si triste alors que le drame est survenu il y a, quoi, dix-sept mois ? Dix-huit ? Je sais plus. Tu en deviens ridicule, et ça me déprime. Mais vu que je suis un bon gars, je vais faire tout mon possible pour t'aider.
- J'arrive même plus à déterminer si ce que tu dis est... gentil, ou particulièrement insultant.
- Tu vois, c'est une preuve de ta santé mentale défaillante ? C'était insultant.
- Tu m'aides pas.
- Alors tu consens à ce que tu veuilles que je t'aide ?
- C'est pas ce que j'ai dit !
- C'est ce que j'ai compris.
À force d'écouter les débilités sorties de sa bouche, Emma s'était ressaisie sans même s'en rendre compte. Elle continuait la guerre pour le simple plaisir de gagner, appuyé contre le coin de la cabine et les bras croisés sur la poitrine.
- Je te hais.
- La barrière est mince, entre l'amour et la haine. Tu devrais bien le savoir, pourtant !
Le sourire arrogant de Levis se figea quand il réalisa ce qu'il venait de dire, alors qu'Emma restait toujours aussi sérieuse en face de lui. Dans un flashback, il s'était souvenu d'une scène qui s'était déroulée non loin d'ici, dans les corridors de Stuyvesant, entre Korie et lui deux ans plus tôt. Après plusieurs jours à agir de façon vraiment étrange, son ami avait fini par avouer, dans un murmure coupable : « Mec... je crois que je suis amoureux... mais l'autre, elle me déteste ! Elle a essayé de me gifler ! » Une semaine plus tard, c'était les bisous baveux et limites qu'ils ne s'envoyaient pas en l'air dans la cour de l'école.
Pris de doute, Levis posa la question qu'il s'était efforcé de garder pour lui pendant de nombreuses secondes, avant de perdre le combat :
- Pourquoi tu me détestes, en fait ? En dehors de maintenant, où je te tombe volontairement sur les nerfs.
Emma baissa les yeux, essayant de trouver de l'inspiration. C'est une bonne question, ça. C'est vrai, pourquoi je le déteste ?
- Tu es arrogant, dit-elle enfin. Tu te crois toujours meilleur qu'un autre.
- Moi, meilleur qu'un autre ? s'étonna Levis. Comment pourrais-je me croire meilleur qu'un autre après avoir côtoyé un Buchanan ? Je ne suis pas beau, riche et intelligent, moi.
- C'est pas vrai, dit Emma en secouant la tête.
Puis ce fut son tour de figer. Levis, toujours assis sur l'évier devant elle, haussa les sourcils bien haut.
- Je suis riche, d'après toi ? Ou intelligent ?
Il essayait de se retenir, mais son sourire s'étirait de lui-même. Malgré le mutisme soudain d'Emma, il en était convaincu, elle avait avoué qu'elle le trouvait beau.
- Si ça peut te rassurer, moi aussi, je te trouve belle, dit Levis d'un air nonchalant, comme s'il ne faisait qu'énoncer une couleur. Enfin : en général, mais pas aujourd'hui. Ce qu'il y a de plus beau chez toi, Emma, c'est ton sourire, et ça fait un sacré bout de temps que je l'ai pas vu.
Emma aurait voulu le prendre du mauvais côté, rien que pour ses tendances pessimistes et renvoyer les gentils compliments à la face de ce pauvre Levis. Et mon visage, lui, tu le trouves laid ? Mais elle n'en avait pas la force. Elle ne fut même pas assez forte pour réprimer le rictus qui lui venait aux lèvres, rien que pour démontrer à quel point elle était nulle comme actrice. Il faut être stoïque ? Vas-y que je me mets à sourire comme une conne.
Juste au bon moment, pour ajouter au malaise, une fille minuscule poussa la porte des toilettes, portant un gros sweat bouffi et des jeans skinny. Elle se figea une seconde devant l'entrée, dévisageant de ses yeux noircis de khôl Emma qui se cachait la bouche, incapable de se débarrasser de se sourire, puis Levis, le poing sous le menton et le regard rivés au plafond d'un air absent.
- Faites comme si j'étais pas là et embrassez-vous, allez. Vous en mourrez d'envie.
La nouvelle s'avança jusqu'à l'évier à côté de Levis, alors que les deux autres se mettaient à leur tour à l'observer.
- Ah ! Quoi ? s'écria Emma d'une voix aigüe. T'es qui, toi ?
La fille regarda son reflet un instant, passa une mèche de cheveux rose au-dessus de son oreille et leva les yeux vers Emma, avant de dire sur un ton mystérieux :
- Je suis l'écrivaine de votre vie.
- Toi, t'es bizarre, dit Levis.
- Je sais, merci.
Puis elle tourna les talons et alla s'enfermer dans une cabine. Il y eut ensuite un long silence, alors qu'Emma et Levis se dévisageaient, l'air de ne plus trop savoir quoi en penser.
- Et si on retournait en cour ?
- Bonne idée ! s'écria Emma.
Levis sauta en bas du meuble et s'élança vers la porte, alors que la voix fluette de la fille retentissait derrière eux :
- C'est ça, continuer de vous voiler la face ! Ça ne fera qu'ajouter des péripéties !
- Sorcière ! siffla Emma.
Elle ouvrit la porte à la volée, assommant presque Levis qui la suivait de près, puis s'engagea dans le couloir. Levis du presque courir pour la rattraper.
- Elle disait n'importe quoi ! dit Emma, les poings serrés.
- Je pense pareil. Enfin ! Pourquoi aurais-je envie de t'embrasser ? Tu es tellement... pessimiste !
- Et toi tellement optimiste, dit Emma dans une grimace de dégout.
Ils s'arrêtèrent de marcher pour échanger un regard intrigué, le temps d'une seule seconde, puis reprirent leur route de plus belle en rougissant sévèrement.
Enfin de retour en classe, ils avaient l'esprit si préoccupé qu'aucun ne remarqua l'absence de Tobias.
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