Chapitre 17

Il était vingt heures. Après deux humiliants échecs dans la même journée, Owen était décidé à prendre le taureau par les cornes. Ça le tuait de l'avouer, mais il y avait pour l'heure quelque chose de plus important que Korie : l'IA volée, qu'il fallait à tout prix récupérer.

- Ça y est, je l'ai trouvé !

Avec difficulté, Owen extirpa le petit drone d'une pile de pièces usagée, dans le fin fond de son laboratoire. Un néon grésillait au-dessus de sa tête, lui agressant les rétines. En serrant le robot contre lui, il fit de grandes enjambées pour le sortir de la montagne de morceaux de métal qui étaient tombés tout autour de lui, avant de reprendre pied dans un autre couloir entre deux étagères, tout aussi encombré.

Loin devant lui, Joseph venait dans sa direction. Ils s'étaient mis à deux pour trouver le drone, chacun à une extrémité de la pièce, large comme une salle de gym.

- C'est lui, le fameux drone ? demanda Joseph, septique.

- Eh, oui. Pas mal, hein ? dit Owen en le levant devant lui.

- Il est minuscule. Et sans vouloir te vexer, il a l'air plutôt... primitif. Tout droit sortie de 2020.

Owen eut un sourire à la comparaison, baissant les yeux vers la petite sphère métallique qu'il avait au creux de la main. Il est vrai qu'elle ressemblait un peu à un drone quelconque, une simple boule avec un gros œil en guise de caméra, peinturé de motif bleu et gris. La seule différence quant à la technologie d'antan est qu'elle n'avait pas besoin d'hélice pour voler. Elle était contrôlée par la pression de l'air pour flotter et se diriger. Elle savait même atteindre une altitude de cent mètres.

- Elle est pas de moi, dit Owen en levant à nouveau le regard vers son ami. C'est Korie qui l'avait créé alors qu'il avait quinze ans. Tu te rappelle, une fois, je l'avais emmené ici, il y a plus de deux ans. Je l'avais laissé seul dans mon labo pendant peut-être une heure, pas plus. Quand je suis revenu, il s'amusait avec ça.

- Oh... d'accord, ça change la donne, dit Joe, impressionnée. À quinze ans... rien qu'en une heure...

- Tel père, tel fils.

Owen eut un sourire plein de fierté, avant d'être rapidement remplacé par une grimace de tristesse. Si seulement il était encore là, avec moi...

- Viens, il est temps de se bouger le cul.

Owen contourna Joseph et, la tête haute, traversa le labo pour sortir ensuite dans le couloir et aller dans son bureau, dans la pièce d'à côté. Il posa le drone sur le meuble et alluma son ordinateur, brancha un câble USB pour le recharger, vérifia en même temps que tout fonctionnait correctement.

Joseph l'observa travailler, nerveux. Il ne savait pas quoi faire pour aider son ami, mais le laisser s'occuper seul serait surement un manque de tact. Alors il restait là, sans rien faire, à regarder.

- Voilà, dit Owen dix minutes plus tard. La batterie est pleine et tout semble en ordre. Tu veux le conduire ?

Owen tendit une manette vers Joseph, qui souffla de soulagement à avoir enfin quelque chose à faire. Il s'approcha pour la prendre et s'assoir derrière l'ordi. L'écran était divisé en deux ; à droite, les images captées par la caméra, montrant le bureau d'Owen ; à gauche, la map de Manhattan, avec deux points lumineux. L'un était pour le drone, et l'autre, pour l'IA.

Owen ouvrit la fenêtre et y balança le robot sans délicatesse. Il chuta le long de l'immeuble jusqu'à ce que, à cent mètres, il se mit à flotter. Joseph prit les commandes et, se guidant avec les images à l'écran de l'ordinateur, le l'entraina en direction de l'IA, au-dessus des rues de la ville.

- Qu'est-ce qu'on va trouver là-bas, tu crois ? demanda Joseph. Des mafieux ? Des terroristes ? Arnold Schwarzenegger ?

Owen pouffa d'un rire nerveux, alors qu'il faisait les cent pas derrière le bureau en se tordant les mains. Quand il avait quelque chose à faire, ça allait. Mais là, à se tourner les pouces, le stress explosait comme une bombe dans son estomac.

- Faudrait que je compte les références au Terminator que tu m'as balancé dans la journée.

- Je peux te balancer toutes les références en rapport avec les robots que je connaisse, si ça peut te détendre... En dehors du Terminator, il y a aussi Astro le petit robot. J'écoutais le film en boucle, quand j'étais gosse. Oh ! En fait, ils sont peut-être en train de monter un combat de boxe, comme dans ce film avec Hugh Jackman. Ce serait quand même cool, non ? (Joseph se retourna sur son siège pour montrer un sourire enthousiasme à Owen, qui l'ignorait totalement. Il reporta son attention au pilotage du drone en grimaçant.) Tu sais, ton robot Korie... il se prend un peu pour Pinocchio.

- Pinocchio est un pantin, pas un robot.

- Mais le principe est le même.

Owen lui lança un regard noir, s'arrêtant enfin de faire les cent pas.

- Tu dis vraiment n'importe quoi, aujourd'hui.

- OK, cette histoire m'angoisse. J'ai pas besoin d'avoir douze pour dire n'importe quoi, de temps en temps. Tu devrais essayer, ça peut être très libérateur.

Owen secoua la tête et serra les poings. Pourquoi je lui ai seulement parlé de tout ça... j'aurais très bien pu m'occuper moi-même de Korie et de l'IA.

- Owen, détends-toi, dit Joseph, les yeux rivés sur l'écran. C'est un travail d'équipe, tu te souviens ? On fait tout à deux. Si tu merdes quelque part, je merde aussi... Tiens, regarde ça. Je crois que je suis arrivé à destination.

Owen perdit aussitôt ses airs marabouts pour se précipiter vers Joseph, penché au-dessus du dossier de la chaise. Sur la map, les deux points lumineux représentant l'IA et le drone se chevauchaient. Sur l'autre image, par l'œil du drone, on voyait un vieil immeuble en brique désaffecté. Les murs tombaient en ruine, toutes les fenêtres étaient éclatées et la porte défoncée. Une grille en faisait le tour et, bien visible à l'écran, on pouvait voir une pancarte annonçant la démolition prochaine de l'édifice.

Le robot s'avança lentement vers l'entrée, passant au-dessus de la clôture. Il s'arrêta un instant devant l'ouverture, mais il faisait trop noir pour y voir quelque chose.

- Je peux mettre de la lumière, sur ce truc ? demanda Joe en baissant les yeux vers la manette, entre ses doigts.

- Surtout pas ! Il y a forcément des gens, là-dedans... si tu allumes, ils vont nous repérer tout de suite et détruire le drone. Ou pire, peut-être, ils vont savoir que c'est nous et ils viendront régler notre compte !

- Comment sauraient-ils que c'est nous ?

- Ils ont bien volé l'IA chez moi, non ?

Joseph n'ajouta rien, avouant que c'était de bons arguments. Il éloigna le robot de la porte et lui fit faire le tour de l'immeuble, jusqu'à enfin trouver une fenêtre qui laissait passer un peu de lumière. Les deux hommes échangèrent un regard, puis Joe fit avancer le drone par l'ouverture, lentement. Il pénétra dans une pièce sale et glauque où les murs étaient gris, voilé d'une bonne épaisseur de poussière et troué par endroit. Un tapi miteux recouvrait une partie du sol. Aucune décoration n'était visible dans la salle.

- Vers la lumière, Joe, dit Owen, penché devant l'écran. Là, regarde.

Les images du drone suivirent la direction du doigt de l'inventeur, vers l'un des nombreux trous dans le mur, à sa droite. Le robot s'avança vers l'ouverture, la caméra braquée dans la brèche en faisant du surplace.

- On les tient... souffla Owen.

À l'écran, deux personnes étaient visibles. Ils étaient un peu trop loin pour que ce soit clair, il était même difficile de déterminer s'ils avaient affaire à des hommes ou des femmes. Mais ce qu'ils faisaient était évident ; ils construisaient un robot.

- Je le savais, dit Joseph avec un petit sourire crispé. C'est Terminator.

Il pianota un instant sur le clavier de l'ordinateur et fit disparaitre la map qui prenait toujours la moitié de l'écran. Les images du drone emplissaient maintenant l'écran en entier, leur permettant de voir à peine plus nettement ce qui se passait sous leurs yeux. Owen tourna ensuite un bouton pour augmenter le volume. Un bruit de soudure se fit aussitôt entendre, agaçant pour Joseph, mais laissant Owen indifférent.

- Et c'est tout, dit Joseph en s'appuyant sur sa chaise. Deux personnes de dos, qui font du bricolage sur un robot tout à fait banal...

- Un robot qui vient clairement de chez nous. C'est illégal de démonter soi-même l'une de mes créations, dit Owen en fronçant les sourcils.

- C'est prétentieux, pouffa Joseph.

- C'est une règle de sécurité à ne pas prendre à la légère ! Je suis le premier à savoir qu'un tout petit bogue peut emmener à de très gros problèmes.

- Je le sais bien. C'est quand même prétentieux. Et puis, qu'est-ce qui te dit qu'il a été volé ? Peut-être que c'est un vieux modèle qui ne fonctionne plus.

- Ce n'est pas un vieux modèle. Bon sang, regarde ! Rien que la forme qu'il a...

Joseph se pencha un peu plus vers l'écran pour observer attentivement le robot. Il avait bien une forme humaine, comme la plupart de leurs créations. Ses membres gris et métalliques avaient un côté réaliste, mais tous ses câbles gâchaient l'effet.

- Je n'arrive pas à reconnaitre le modèle, avoua Joseph.

- Regarde là.

Joseph suivit des yeux le doigt d'Owen à l'écran. Il pointait une table poussiéreuse, derrière les deux personnes qui s'activaient autour du robot.

- C'est un sac bleu... avec M&B imprimé dessus.

- Ce n'est pas n'importe quel sac, s'impatienta Owen. Ce sont ceux que j'utilise pour ranger les peaux en plastique. Si tu ne reconnais pas le modèle de ce robot, c'est parce qu'il n'est pas complet. C'est...

- Oh, mon Dieu ! s'écria Joseph, qui avait enfin compris. C'est le même modèle que ton Korie.

- Il ne ressemblera pas à Korie, dit Owen en pinçant les lèvres. Mais il aura bien l'air humain. Tu vois, ce n'est pas un modèle ancien. J'ai créé ces robots il y a deux ans et j'y ai mis une garantie de cinq ans. Et les gens qui auraient le moyen de s'en payer un ne squatteraient pas un lieu aussi glauque !

- Tu penses à quoi, alors ?

Owen garda le silence, essayant de trouver une explication logique. Voler un robot dernier cris, ça peut se comprendre. C'était un peu comme voler une voiture ou un téléphone. Mais il avait également dérobé son IA, et ça, ce n'était pas la même catégorie. Et d'ailleurs, qui, en dehors de Joseph et lui-même, pouvait connaitre l'existence de cette IA dans sa cuisine ?

- Je pense que je n'ai aucune idée de ce qui se passe...

À l'ordi, les bruits de soudure s'arrêtèrent enfin. Owen reporta son attention aux images pour voir que l'homme avait terminé de travailler sur le robot.

- Encore combien de temps, avant qu'il soit prêt ? demanda une voix de femme.

- Si tout va bien... peut-être demain, ou après-demain.

- Cette voix me dit quelque chose, dit lentement Joseph. J'arrive pas à mettre un nom dessus.

- Si seulement ils pouvaient se tourner vers le drone, je pourrais lancer une reconnaissance faciale, pesta Owen.

- Il peut faire ça, ton drone ? Il a pourtant l'air très primitif.

- Je te rappelle que c'est Korie qui l'a fait, pas moi ! Et tout ce qui lui importait, c'était la qualité de l'image. La caméra peut faire bien plus que tu ne le crois.

- Elle peut les forcer à regarder dans notre direction ?

- Elle sait parler, mais ce serait peut-être une mauvaise idée de se faire repérer. Elle a que des phrases préenregistrées par Korie. « Puis-je vous prendre en photo ? » et « souriez ! ».

- Ouais, mauvaise idée, dit Joseph en secouant la tête.

Owen approuva d'un long silence, observant toujours la scène qui se déroulait sous leurs yeux. L'homme ramassait son matériel dans un grand sac à même le sol, la femme regardant le robot, sans bouger. Encore là, il était impossible de voir leurs visages. Pour le peu qui était visible, il aurait pu s'agir de n'importe qui.

- Oh, tant pis, souffla Joseph. Il va nous falloir des heures avant qu'ils ne se tournent.

Joseph empoigna la manette de commande et le drone reprit vie, s'éloignant du trou dans le mur pour trouver, un peu plus en retrait, une porte qui menait à la salle.

- Eh, t'approches pas trop, s'ils voient qu'ils sont espionné, ils sauront peut-être que c'est nous !

- Je croyais que tu avais choisi le drone de Korie parce qu'il n'y avait pas notre logo M&B dessus. Que ce soit moins évident que c'est nous, justement, si l'on se faisait avoir.

- Je l'ai pris parce que Korie me fait trop de misère, dit Owen en pinçant les lèvres. S'il est temps que je tourne la page, il faut aussi que je me débarrasse de ses choses.

- En utilisant ses jouets ? dit Joseph, qui ne comprenait pas sa logique.

- Si le drone se fait prendre, il y a une fonction d'autodestruction.

- Oooh...

Le drone débarqua dans la pièce. De sa taille minuscule et le bruit presque inexistant de son moteur, il passa totalement inaperçu. Il s'approcha un peu plus, avant de se cacher derrière un vieux meuble qui tombait pratiquement en morceau.

- Alors, je le fais ou pas ? demanda Joseph. On reste là comme des imbéciles à attendre patiemment de voir leur visage, ou je m'élance devant eux pour que tout soit fait beaucoup plus rapidement ?

- Dès qu'on les verra en face, ils nous verront aussi.

- D'où le bouton d'autodestruction. Tu comptes déjà t'en débarrasser, de toute façon.

Owen secoua la tête, pestant contre lui-même. L'une ou l'autre de ces options revenaient au même résultat ; rien du tout. Ils sauraient qui est - ou sont - le voleur... mais ensuite quoi ? Rien. La journée se terminerait là, avec toujours plus d'angoisse pour lui comprimer l'estomac.

- Laisse tomber, Joe. Fais demi-tour.

- Mais... sans connaitre qui ils sont ?!

- Qu'importe leurs noms ? Nous savons où ils sont, nous savons qu'ils ne sont que deux...

Owen détacha son regard de l'écran pour croiser celui de son associé, écarquillé. Il avait compris une seconde avant qu'il ne termine sa phrase.

- Si on veut récupérer cette IA, il faut qu'on aille la chercher nous-mêmes.

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