Chapitre 15

Tandis que, un peu plus loin, Korie avait repris sa course folle contre les policiers, attirés à lui comme des ours à un pot de miel, Levis passait un moment agréable, les fesses bien enfoncées dans la chaise en bois rembourré d'un petit coussin rouge. Autour de lui, chaque membre de la famille d'Emma mangeait sa part de saumon, préparé par Nathalie, la cheffe de la maison. Levis n'en revenait toujours pas, alors qu'il savourait le poisson. Un être humain a fait ce délice. Purée que c'est bon.

En toute discrétion, la bouche pleine de viande rosée, Levis dévisagea la mère d'Emma avec admiration. Comment une femme, aussi naturelle soit-elle — en dehors du maquillage — puisse être plus performante qu'un robot ayant couté il-ne-savait combien de dollars à fabriquer ? C'était illogique.

Levis sursauta, étonné d'un coup de pied qu'il venait de se prendre sous la table. Il considéra Emma, assise en face d'elle et lui faisant des gros yeux. Il n'avait pas été si subtil que ça, finalement.

Remarquant la drôle de tension entre les adolescents, Nathalie fit claquer sa fourchette contre son assiette, attirant sur elle tous les regards.

- Alors, Levis. Tu apprécies ton repas, j'espère ? Si j'avais su qu'on avait un invité, j'aurais peut-être préparé un gâteau.

Levis écarquilla les yeux, s'étouffant presque avec ce qu'il avait dans la bouche. Purée, cette femme est folle. Préparer un gâteau, sans robot pour le faire à sa place...

- Oh, ne... non, c'est pas la peine, bredouilla-t-il en se redressant sur la chaise. Vraiment, c'est... votre poisson était déjà sacrément bon ! Dites, vous travaillez dans un resto, hein ? Le genre super chic, où il faut réserver trois mois à l'avance ?

- Je suis comptable.

Sous le choc, Levis laissa échapper une flopée de jurons. Malcom, le père de famille, s'étrangla sous le langage coloré, alors que Chloé, la petite sœur blonde d'Emma, avait l'air de se demander ce que ça voulait dire. Emma, pour sa part, se donna le plaisir de lui foutre un nouveau coup de pied sur la jambe.

- Oh... purée, je suis désolé, c'est sorti tout seul !

- Ta mère devrait te laver la langue à coup de savon, dit Emma en lui lançant un regard meurtrier.

- Ouais... elle l'a déjà fait, dit Levis en baissant les yeux vers son assiette, honteux.

- Sérieux ?

Levis hocha la tête, avant de se permettre un petit sourire contrit.

- Avec du Palmolive et une brosse à patate. Mon beau-père me tenait par les cheveux au-dessus de levier pendant que ma mère frottait.

- Bon sang, ta famille est dingue ! s'exclama Emma.

- J'ai eu un gout de merde dans la bouche durant toute la semaine. (Levis grimaça, avant de rectifier :) Un gout hideux, disons. De Palmolive et de patate.

- C'est pour ça que tu dis toujours purée.

- Probablement, dit Levis en hochant pensivement la tête.

Ne pouvant se retenir, Emma pouffa de rire avant de se cacher la bouche de sa main. Qu'est-ce donc ? Serait-ce du bonheur que je vois sur ce visage habituellement dur et sévère ? Levis eut envie de lancer une pique, dans le genre « qui êtes-vous et qu'avez-vous fait d'Emma Mendez ?! », mais se ravisa à temps, songeant que les risques de plomber l'ambiance étaient trop grands.

Sans même avoir eu le temps de faire une blague, Emma s'était déjà arrêtée de rire. Elle était à nouveau sérieuse, concentrée sur son assiette. Le silence était revenu, et cette fois, il semblait être là pour de bon.

Encore une fois, Levis se mit à dévisager tout le monde, avec autant de subtilité que possible. Chloé, la petite sœur, le lorgnait tout autant, l'air de se demander qui était ce mec bizarre. Elle ne devait pas avoir plus de dix ans, avec une innocence qui réussit presque à attendrir son cœur de pierre. Levis lui lança un clin d'œil, qu'elle répondit aussitôt avec un sourire.

Je l'aime bien, celle-là. Un peu trop jeune pour moi, mais je suis quelqu'un de patient.

Une sonnerie retentit soudain, et encore une fois, tous les regards se tournèrent vers Levis. Il rougit, embarrassé.

- Désolé... ce doit être ma mère, je l'avais même pas avertie que je venais ici, et...

Levis s'interrompit, les yeux écarquillés sur le message. Il leva le téléphone devant lui, se coupant au reste des convives autour de la table.

« Korie est parti, il a sauté de la fenêtre comme un foutu superhéros. La police est encore après lui, je sais pas comment, mais ils l'ont retrouvé. T'en fais pas, je crois qu'ils n'ont aucun soupçon sur moi. Et nous, qu'est-ce qu'on fait ? »

- Tout va bien ? s'inquiéta Nathalie.

- Quoi ? Oh, oui, c'est juste... ma mère qui s'affole. Je vais l'appeler.

Levis se leva, dans l'idée d'aller se cacher dans un coin pour répondre à Tobias, mais Nathalie l'empêcha de faire un pas de plus, une main sur l'épaule.

- Oh non, je m'en voudrais que tu te fais gronder à cause de moi ! Passe-la-moi, je vais tout lui expliquer.

Levis dansa d'un pied sur l'autre, ne sachant plus quoi dire. Oui, si ç'avait vraiment été sa mère, il lui aurait donné le téléphone avec un « débrouille-toi avec elle ! », il se serait rassis à la table et aurait continué de manger son délicieux poisson.

- Mmh... c'est tentant, mais vaut mieux que ce soit moi. J'ai jamais eu de... je veux dire... je me fais rarement inviter comme ça, je sais pas comment elle va réagir, vous voyez ?

Nathalie lui lança un petit regard en coin, alors qu'elle se demandait comment une mère pourrait être en colère contre son fils pour si peu. Mais avec ce qu'il avait dit un peu plus tôt, en rapport avec le Palmolive, tout était possible, avec cette femme. Elle haussa finalement les épaules et retira sa main du bras de Levis, qui profita de l'occasion pour filer, le téléphone pressé contre son ventre. Il s'arrêta devant l'entrée, puisque personne ne lui avait fait visiter la maison et qu'il n'osait pas ouvrir n'importe quelle porte.

- Levis.

Il se retourna aussitôt dans un sursaut. Mais ce n'était qu'Emma, mélancolique comme elle l'était toujours, les mains enfoncées dans ses poches arrière. Elle avisa le portable d'un mouvement de menton, avant de lever à nouveau les yeux vers le brun.

- Est-ce que c'est ce que je pense ?

Levis pinça les lèvres puis, résigné, lui montra le message. Emma le lut rapidement, sans aucune émotion ne trahissant son visage parfaitement stoïque. Elle lança un regard en direction de la table, où toute la famille mangeait en les observant à la dérober.

- Monte, ma chambre est là-haut.

Elle agrippa d'une main la rambarde de l'escalier. Levis pouffa, un peu malgré lui. Cette histoire avec Korie le rendait nerveux.

- Dès notre premier rendez-vous ?

- Oh, bon sang, tu changeras jamais... allez, avant que je ne change d'avis !

Préférant ne pas jouer avec le feu plus longtemps, Levis se précipita dans l'escalier. Arrivé en haut, il n'y avait qu'un petit couloir et des portes tout autour de lui. Il attendit Emma, qui montait derrière lui. Elle le dépassa et lui montra le chemin : la porte blanche avec une note « Ne pas déranger ! », surmonté d'une tête de mort. Dans la pièce : un désordre sans nom. À côté de ça, Tobias aurait pu passer pour un maniaque de la salubrité. Levis pinça les lèvres, les yeux rivés au sol pour éviter de trébucher sur les vêtements qui trainaient. Pas possible que Korie ait pu tomber amoureux de ça. Lui, il aimait la propreté. Ou au moins, il avait un robot pour faire le ménage de sa chambre.

- Ne fais pas attention, bredouilla timidement Emma. Je comptais nettoyer un peu ce soir...

- Juste un peu ?

Emma lui lança un regard noir et Levis entra la tête dans ses épaules, se préparant à une baffe qui ne vint pas. Bon sang, je suis un homme soumis. Emma alla s'assoir au pied de son lit aux couvertures entortillé et Levis, après un long moment à juger de la témérité de son acte, alla enfin la rejoindre. Il prit une grande inspiration, ouvrit à nouveau son cellulaire pour faire apparaitre le message. Il lança un regard en coin à Emma, songeant au simple mot « Korie », bien visible dans le texte.

- Tu vas pas me frapper si un certain prénom revient continuellement dans la conversation ?

- Non. Ou dis-toi que je fais de gros efforts.

Levis secoua la tête, souffla un bon coup par le nez, puis appuya sur l'icône du téléphone au coin de l'écran, puis un autre, inscris « jumeler ». Aussitôt, la petite télévision au coin de la chambre, au-dessus d'un meuble de vêtement, s'alluma d'elle-même pour présenter Tobias. Ils le virent avec son portable en main, mais à l'angle de la vidéo, tout était filmé depuis sa télévision à lui. Il était penché à la fenêtre, sans même prêter attention à l'appel.

- Eh, Tobi. Il s'est passé quoi, au juste ?

- La police est arrivée, et puis Korie a sauté.

Il s'éloigna enfin de la vitre pour regarder vers l'écran. Ses yeux s'écarquillèrent en reconnaissant Emma et il se cacha aussitôt la bouche derrière les mains.

- Je veux dire... le robot... a sauté.

- Arrêtez de me prendre pour une conne ! s'énerva Emma. Le robot s'appelle Korie, je sais. Alors, appelons-le Korie.

- Non, mais tu te fous de moi ?! s'écria Levis. Tu m'as encore frappé y'a pas une heure parce que j'ai dit son nom ! Et même, j'avais seulement dit « Kor » que j'étais déjà bien sonné !

- Oh, fait pas ta chochotte, je t'avais à peine effleuré !

- Tobias ! dit Levis, impatient de changer de sujet. Qu'est-ce qu'il en est de KORIE ?

Levis tourna précipitamment la tête vers Emma, attendant une réaction. Tant pis pour la baffe, tout ce qu'il voulait, c'était avoir raison. Il remarqua aussitôt les mains d'Emma tressauter, désireuses de lui casser quelques dents, mais elle se retint. Elle croisa les bras devant la poitrine et se pencha par en avant, imitant la posture d'une folle en camisole de force. Levis ne put cacher son rictus, alors qu'il se disait que ce look lui allait plutôt bien.

- Euh... je sais pas, dit Tobias, les regardant tous les deux nerveusement. Mais à vingt heures, il allumera son signal, et on pourra le retrouver, s'il ne s'est pas fait attraper entre temps.

- Quoi, tu veux qu'on le retrouve ? Si la police l'a trouvé une deuxième fois, ils le feront encore une troisième fois.

- Ouais, probablement... mais on peut toujours aller le voir, cinq minutes, et mettre notre plan d'action au point. Et puis, je sais pas, si ça devient trop risqué, on aura qu'à laisser la police le coincer. C'est qu'un robot, de toute façon...

- Non ! s'écria Emma en se levant d'un bon.

Levis, qui avait attendu une réaction depuis le début de cette conversation, se cacha le visage derrière ses mains. Il resta ainsi une dizaine de secondes avant de relever la tête, voyant qu'aucune attaque n'était lancée. Il remarqua Emma et Tobias qui le dévisageaient, mais fit comme si de rien n'était.

- Non... répéta Emma en s'asseyant à nouveau. On le dénoncera pas.

- Qu'est-ce que tu veux faire, alors ? demanda Levis en se tournant pour lui faire face. Allez au resto avec lui, comme dans le bon vieux temps ?

- Levis, gronda Tobias.

Levis leva les yeux vers l'écran, croisant le regard noir de son ami. Tu joues avec le feu, semblait-il lui communiquer, et avec raison.

- J'ai dit... d'arrêter de me prendre pour une conne ! s'écria Emma en serrant les poings.

- Eh bien, explique-moi ce que tu es !

Emma en resta bouche bée. Elle savait que Levis avait du culot, mais à se point ? Il veut vraiment que je le frappe, c'est pas possible. Il est masochiste.

- Je... je crois que je vais vous laisser, dit Tobias. Je t'enverrais un message à vingt heures.

Dans un duel de regard entre Levis et Emma, aucun ne remarqua la télé s'éteindre.

- Ce n'est pas assez évident pour toi ? dit Emma dans un murmure. Je sais que ça date. C'était il y a dix-neuf mois, déjà. Mais ça me fait toujours autant mal de penser à lui.

- Et moi, alors ? répliqua Levis, essayant d'adopter le ton le plus doux possible. Moi aussi, je l'aimais. Pas de la même manière que toi, mais c'était mon pote. Tu l'as peut-être pas remarqué, trop focalisé sur ton petit nombril, mais moi aussi, j'ai souffert, et je souffre encore en pensant à lui. Tu n'es pas seule au monde, et arrêtes de t'en prendre aux autres !

- Je ne m'en suis jamais pris aux autres !

- Ah, ouais ?

Levis baissa les yeux vers les poings d'Emma. Ils tremblaient légèrement, les phalanges étaient blanches.

- Pourquoi tu me gifles si souvent, si tu ne fais jamais de mal aux autres ? Ou bien je ne suis qu'un moins que rien, pour toi ?

Emma garda le silence, retenant ses larmes avec peines. Bien sûr que non, je ne te déteste pas. Tu es l'un des rares amis qui me supportent encore. Mais elle n'avait pas le courage de dire quelque chose de gentil, même si peu. En réalité, si elle se lâchait si souvent contre lui, c'était parce que lui, contrairement à elle, avait du cran. Il osait dire ce qu'il fallait pour la faire réagir, il essayait de la faire revivre. Il se prenait pour son psychologue et, autant elle aimait avoir l'impression de compter pour quelqu'un, autant elle détestait que cette personne ne fût pas Korie.

- Emma, tu l'as dit toi-même, dit Levis en secouant doucement la tête. Ça date. Il est peut-être temps de reprendre gout à la vie, non ? Ou commencer par les petits ?

- Qu'est-ce que tu suggères ? dit-elle en reniflant.

- Parler à Korie une dernière fois et lui dire tout ce que tu as sur le cœur.

- Je l'ai déjà fait sur sa tombe.

- Oui, mais cette fois, il pourra te répondre. Purée, tu pourrais au moins essayer...

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