Chapitre 12
Emma avait flâné dans les rues de Manhattan une bonne partie de la journée en écoutant les chansons les plus tristes de sa playlist, la nostalgie de ses seize ans lui plombant le cœur. Elle n'avait cessé de penser à Korie, aux meilleurs moments passés ensemble et d'autre plus banals, quand ils n'étaient que deux ados amoureux et pleins de vie. Ça, c'était le bon temps. Beaucoup plus que présentement. Pour Emma, l'année entière avait été d'un profond ennui, une longue monotonie... mais c'était peut-être mieux ainsi.
Aujourd'hui, il s'était passé quelque chose, c'était certain. Elle ne s'était pas ennuyée, mais elle aurait de loin préféré.
Bien sûr que Korie lui avait manqué, et il lui manquera toujours. Mais il était mort, elle s'en était résolu. Maintenant que c'était fait, il valait mieux qu'il y reste. Elle n'était pas prête à revoir Korie en version zombie malgré lui. Et pourtant, c'était bien ce qui était en train de se passer : Korie était un robot malgré lui. Et quoi, ensuite ? Tout au long du film, il allait devenir de plus en plus humain, jusqu'à ce que son cœur se remette miraculeusement à battre ? Ce serait trop beau pour être vrai. Owen savait faire des merveilles de technologie, mais il n'était pas Dieu pour autant. Emma avait eu du respect pour le père de son ex-petit ami, mais avec ce qu'elle avait vu aujourd'hui, elle le méprisait. Il s'était pris pour le Créateur, il avait tenté de faire revivre son fils malgré l'ordre de la nature, et maintenant, les choses se retournaient contre l'inventeur. Tant pis pour lui.
Il était plus de dix-huit heures quand Emma arriva enfin devant le balcon de sa maison, les jambes engourdit et les pieds en sang d'avoir autant marché, le visage crispé et les yeux secs d'avoir autant pleuré. Elle prit une grande inspiration, sortit les clés de son sac à main qu'elle portait en bandoulière et s'avança vers la porte, à petit pas résigné. Elle n'était pas prête à affronter les questions de ses parents.
- Emma ! Eh, Emma !
Levis. Il avait une voix particulière qui ne pouvait pas tromper, comme s'il essayait tant bien que mal de s'empêcher de lâcher toute sorte de jurons. Ce qui était vrai, en sommes : c'était bien pourquoi il disait tout le temps « purée ». C'était pour éviter de dire d'autres synonymes un peu moins glorieux qui lui échappaient souvent.
Emma se retourna en soupirant, regardant le garçon qui courait sur le trottoir en sa direction. Ici, les rues étaient beaucoup moins animées qu'en centre-ville, il n'y avait pas dix-mille voitures et dix-mille piétons. Il n'y avait que de jolies maisons, toutes identiques, avec un balcon et un toit brun, deux étages et une cave et des murs en tuiles beiges, de chaque bord du chemin.
- Emma ! répéta Levis en arrivant enfin devant elle, une main sur un point de côté et l'autre sur le genou, essayant de reprendre son souffle. Purée... euh... je peux te parler ?
- C'est pas le moment, Levis.
Levis se redressa, remarquant le ton cassant de son amie. Elle semblait à deux doigts se mettre à pleurer, ou plutôt, comme il ne manqua pas de le réaliser, qu'elle avait déjà pleuré toutes ses larmes.
- C'est important, dit-il en faisant quelques pas vers elle. C'est à propos de Kor...
Il n'eut même pas le temps de terminer la phrase que la gifle était déjà parti. Sa joue gauche la reçue avec tant de force que sa tête pivota pour frapper un poteau en bois soutenant le toit du balcon.
- Aïe...
Emma se mordit la lèvre pour s'empêcher de s'excuser. Il ne le méritait pas. Personne ne le méritait. Mais pour son malheur, des témoins de la scène se manifestèrent. La porte de la maison s'ouvrit à la volée sur une femme d'une quarantaine d'années en chemise blanche, jupe bourgogne et talon haut, les cheveux bruns ramassés en un chignon négligé sur le sommet du crâne. Elle se précipita vers le garçon en marmonnant des « oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! »
- Est-ce que tu vas bien ? Bon sang, Emma ! Pourquoi tu as fait ça !
Emma ne répondit rien, honteuse. Elle se serait retenue si elle avait su que ça mère regardait, c'était certain.
- Tu vas bien ? répéta-t-elle doucement pour Levis.
Elle lui prit le menton et fit pivoter sa tête pour vérifier le point d'impact pendant qu'il était toujours trop sonné pour comprendre le sens de la question. La quarantenaire remarqua une plaque bien rouge sur la joue gauche et une autre sur la tempe droite quand il revint enfin à la vie :
- Eh, oui, eh... un peu étourdi. Mais ça va, j'ai l'habitude, avec Emma.
La femme fit de gros yeux avant de se retourner vers sa fille, cherchant une explication. Levis se maudit intérieurement : ça lui avait échappé. Et dire qu'il était venu pour s'assurer qu'elle tenait le coup... il ne réussissait qu'à lui rendre l'existence encore plus compliquée.
- C'est pas ce que je veux dire : elle ne m'a jamais giflé avant, s'empressa-t-il d'ajouter. Ce que je veux dire, c'est que... euh...
- On se taquine, dit Emma dans un haussement d'épaules. Verbalement.
- On se fait des blagues, dit Levis en hochant vigoureusement la tête. Sans aucune violence.
- Mais pourquoi tu l'as giflé ? insista la mère en lançant un regard noir à la fille.
Derrière elle, Levis fit de gros yeux à Emma. Ne dis rien à propos de Korie. Elle prit une grande inspiration, essayant de se trouver une explication banale. Avec ou sans le consentement de Levis, elle n'avait pas eu l'intention de parler de son amour passé, de toute façon.
- Il avait un moustique sur la joue.
La mère fronça les sourcils, pas du tout convaincus. Mais devant les deux ados qui hochaient la tête d'un seul mouvement, il était difficile de crier au mensonge. Elle soupira en levant les yeux au ciel, avant de les baisser à nouveau sur sa fille pour lui lancer d'un ton menaçant, tout en agitant l'index :
- Que je ne te revois plus faire de mal à quelqu'un comme ça, jeune demoiselle ! Allez, invite-le à diner, pour te faire pardonner.
Emma gonfla les joues, indignée. Inviter Levis à diner ? Et puis quoi ? Ce garçon représentait tout ce qu'elle détestait chez les hommes : vulgaire, arrogant, sans aucun but dans la vie. Si elle lui parlait encore de temps en temps, c'était bien parce que lui parlait en premier, et qu'elle était assez polie pour répondre. Mais ils n'avaient strictement rien en commun... en dehors de Korie.
Levis, se prêtant aux jeux, se planta devant Emma, la posture droite et les mains derrière le dos, attendant l'invitation. Pourquoi le sort s'acharne-t-il autant sur moi ?
- Levis... dit-elle d'un ton désintéressé, le regard fixé sur les voitures qui passaient lentement dans la rue. Tu veux bien nous faire l'honneur de ta présence dans notre humble demeure ?
- OK.
Emma pinça les lèvres, irritées. Je prends la peine de trouver de jolis mots et toi, tu réponds juste OK ?!
Levis, un petit sourire triomphant, contourna une Emma bouillante de colère pour entrer le premier. Arrivé sur le seul, il regarda autour de lui. Malgré qu'il connût Emma depuis de nombreuses années et qu'il savait depuis aussi longtemps où elle habitait, il n'était jamais venu dans sa maison. C'était tout simple, avec le salon d'un côté et la cuisine et salle à manger tout au fond. Devant lui, un escalier qui montait. Quelques décorations et des couleurs tirant entre le brun et le rouge ajoutaient une touche chalereuse.
- C'est joli, chez vous.
- Merci, répondirent la mère et la fille en même temps.
Levis s'avança enfin, libérant le passage. La mère entra en dernier pour refermer la porte derrière elle, puis alla vers la cuisine pour terminer de préparer le repas. Levis écarquilla les yeux et se pencha légèrement pour observer la femme qui vérifiait la cuisson de quelque chose dans une casserole, relâchant une bonne odeur de légumes bouillis.
- Ta mère cuisine ?! Vous avez pas de robot, ici ?
- Ça sert à rien, les robots, quand on aime cuisiner.
- Et le ménage ?
- Ça se fait vite, quand on est quatre.
- Ouah... on se croirait de retour en 2020.
Emma rit doucement, avant que la tristesse ne revienne en force. Korie avait eu la même réaction, la première fois qu'il était venu ici, il y avait déjà un peu moins de deux ans. Lui qui avait vécu avec la plus haute technologie, ça lui avait fait un drôle de choc de se rendre compte qu'on pouvait survivre sans robot pour préparer à manger à sa place.
- Je veux pas avoir l'air d'un con, alors dis-moi maintenant... c'est quoi, le nom de tes parents ?
- Ça vaut pas vraiment la peine que je te le dise, tu es un gros con. Ils le remarqueront assez vite.
- Oh, s'te plait...
Emma leva les yeux au ciel avant de s'appuyer contre le mur pour retirer ses souliers.
- Malcolm et Nathalie Mendez. Et ma sœur s'appelle Chloé.
- Ah, je savais pas que t'avais une sœur ! Elle a quel âge ? Et elle est jolie ?
- Levis, si tu veux pas une autre claque, tu vas la fermer !
- Je le saurais bien tôt ou tard, de toute façon, dit Levis avec un haussement d'épaules décontracté, un sourire arrogant aux lèvres.
Emma se redressa pour lui faire face, faisant de son mieux pour avoir l'air menaçante malgré les vingt centimètres qu'il avait de plus qu'elle.
- Je te le redis, Levis, et prends-le pour un avertissement. Tu la fermes ! Parce que je ne suis vraiment pas d'humeur à t'endurer, aujourd'hui, et c'est pas la présence de ma mère qui va m'empêcher de te foutre un coup et pied ou je pense.
- Oh, mais calme-toi, un peu ! (Levis souffla entre ses lèvres avant de baisser le ton, lançant un regard nerveux vers la mère à l'autre bout de la maison.) J'ai pas fait tout ce chemin en courant juste pour te faire chier, figure-toi. Je voulais m'assurer que tu tenais le coup, et...
- Et me parler de Korie, continua Emma en hochant la tête d'un air sarcastique. De l'autre Korie. Le robot. Qu'est-ce que tu imagines, que je vais retomber amoureuse d'un robot ? Tu me crois si désespérée que ça ?
- Bien sûr que non, laisse-moi parler !
- J'ai pas envie d'en entendre parler ! Je commençais à peine à m'en remettre, Levis, dit-elle, et elle sentit les larmes menacer de couler.
Emma pinça les lèvres, les yeux fixés sur ceux, bruns, de Levis, essayant tant bien que mal de garder le contrôle de ses émotions. Lui, la voyant sur le point de craquer, ne savait plus quoi dire. Il avait bien voulu se préparer un petit discours avant de venir ici, mais il n'avait rien trouvé de cohérant. Rien qui ne saurait empêcher la pauvre Emma de se mettre à pleurer comme une madeleine.
Gauchement, il ouvrit les bras, réclamant un câlin avec son éternel sourire en coin. Emma fronça les sourcils, leva les yeux vers Levis, puis craqua en s'élançant vers lui.
En remarquant sa fille pleurer, Nathalie quitta la cuisine pour observer la scène, une spatule à la main et un tablier noué autour de la taille. En croisant le regard de Levis, celui-ci secoua lentement la tête et posa un doigt sur ses lèvres. C'est bon, je gère. Il attendit qu'elle s'éloignât à nouveau pour approcher sa bouche de l'oreille d'Emma.
- Je le sais bien, que c'est dur, murmura-t-il doucement. Mais dis-toi que c'est une occasion de lui dire adieux. Ensuite, crois-moi, tu te sentiras beaucoup mieux.
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