Chapitre 10

- Viens, suis-nous.

Korie grimaça. Libéré de son maitre, et encore des ordres ? Pourquoi tout le monde voulait-il toujours lui donner des ordres ?

Devant lui, le groupe de garçons s'était divisé. La plupart avaient profité du fait que le robot avait les yeux fixés sur le blond et le brun en première ligne pour s'enfuir subtilement et retourner dans l'école. Les deux restants, eux, prenaient la menace au sérieux. Korie ignorait s'ils voulaient réellement l'aider, mais au moins, ils étaient là.

- Allez, purée ! s'énerva le brun. Bouge tes fesses et suis-nous. On va chez... euh, non, on va pas chez moi ! Ma mère ferrait une crise si elle te voit.

- Chez moi, dit le blond. À cette heure, y'a personne à la maison.

- Allons chez toi, renchérit l'autre.

- Pourquoi devons-nous... commença Korie.

- ARG, PURÉE, BOUGE-TOI !

- OK ! hurla en retour le robot. Et purée, comme tu dis !

Le brun mit une main devant son front, comme pour l'empêcher de surchauffer, puis tourna les talons et s'engouffra sur le chemin en pavée unie. Korie, renfrogné, le suivit à bonne distance. Le blond, qui prenait un peu mieux la chose, synchronisa son pas sur celui de Korie.

- Pourquoi allons-nous dans cette direction ? dit Korie alors que le garçon s'engageait à gauche sur le trottoir bourré de monde. Emma avait emprunté le chemin de droite.

- Emma se sauve de toi, dit le blond, les mains dans les poches et la tête enfoncée dans les épaules. Lui courir après ne servirait à rien. Si tu veux la retrouver, il faut y aller par étape. (Il pouffa de rire, avant de reprendre :) Pas la retrouver. Plutôt la rencontrer. Tu n'es pas Korie. D'ailleurs, ça veut dire que tu ne nous connais pas !

- J'ai déjà vu vos visages sur les photos présentes sur le mur de ma chambre.

- Korie avait une passion pour la photographie, dit-il, un sourire nostalgique aux lèvres. La programmation aussi. Un jour, il avait volé des pièces dans l'atelier de son père et avait construit entièrement un petit drone qui prenait de super belles photos. (Le blond se tourna à moitié vers le robot et lui tendit sa main droite, la gauche toujours enfoncée dans ses poches.) Je suis Tobias. Et lui, là-bas, c'est Levis.

- Je m'appelle Korie, répondit-il en serrant vigoureusement celle de Tobias.

- Mais je le sais bien ! Ouïe, t'as une de ses poignes, dit-il en reprenant sa main.

- Excusez-moi.

Tobias haussa les épaules en se frottant les phalanges. Korie l'observa du coin de l'œil et ralentit encore un peu sa marche, il vouta légèrement le dos, la tête par en avant d'un air désintéressé. Il enfonça ses poings dans les poches avant de son sweat. Tobias, le voyant faire, éclata de rire.

- Tu essaies de m'imiter ?

- J'essaie de marcher comme un humain.

- Tu marches comme un gangster, là !

- Qu'est-ce qu'un gangster ?

Tobias pouffa à nouveau. Si Korie lui avait énormément manqué dès le début, il avait purgé sa peine depuis longtemps, quand même beaucoup moins extrême que celle d'Emma. Maintenant, découvrir un robot à l'effigie de son ancien meilleur ami n'était rien qu'autre qu'absurde, pour lui. Drôle et irréaliste.

- Eh, Tobi ! dit Levis en s'arrêtant de marcher pour se remettre à la hauteur du blond. Tu vois ce que je vois ?

Il donna un petit coup de tête en direction de la rue. Au loin, des voitures de police, les sirènes hurlantes, passaient d'un sens et de l'autre, comme s'ils ne savaient pas exactement où était l'urgence. C'était presque comme si...

- Ils cherchent mon signal ! s'écria Korie.

Arrêtant sa démarche de gangster, le robot prit ses jambes à son cou, bousculant les piétons autour de lui. Toujours derrière, Tobias et Levis s'échangèrent un regard et un haussement d'épaules.

- Et si on se sauvait dans l'autre direction ? dit Levis.

- On ne peut pas faire ça ! s'écria Tobias. Enfin, c'est Korie, quoi. Il faut l'aider.

- L'aider à bousiller le peu de santé mentale restante chez Emma ? Non, merci ! Et puis c'est pas Korie, juste le robot de son papa ! Et ce n'est pas son papa, c'est son créateur !

- Tu veux qu'on se fasse un remake de Frankenstein ? dit Tobias, un grand sourire au visage.

- Non. Hors de questions.

Levis croisa les bras et haussa les épaules, l'air boudeur. À côté d'eux, sur la route, les voitures prirent enfin une direction : droits vers Korie, qui s'éloignaient toujours en bousculant tout sur son chemin.

- Pourquoi il n'éteint pas son signal, s'il sait que la police le retrace avec ça ?

- C'est un robot. Il ne l'éteindra jamais. C'est comme si on te demandait d'éteindre ton QI.

- Tu vois, c'est pour ça que ça sert à rien de l'aider. La police va le retrouver et ils vont — j'espère ! — le démonter.

- Mais t'es pas content de revoir Korie ? Même si ce n'est qu'une copie, c'en est une sacrément bien réussie !

- Ce n'est pas Korie, purée ! Il ne nous connait même pas.

Korie, pour sa part, continuait à courir, loin du champ de vision des deux garçons. Il prit une ruelle entre deux immeubles, déboucha dans une seconde rue.

- Je persiste à dire qu'il faut l'aider, insista Tobias.

- Arrête, tu fais chier. C'est un robot.

- Et toi, t'es bien un imbécile, et je suis quand même là, à t'endurer. C'est pareil !

Korie stoppa à une impasse. Devant lui, une longue grille barrait l'accès de la ruelle. Ici, il faisait sombre, il avait sur lui l'ombre des grands immeubles de bétons. Des poubelles contre l'un des murs, des déchets un peu partout en dépassant. Korie tourna aussitôt les talons et s'enfuit dans une autre direction. Derrière lui, les voitures de police le cherchaient, scrutant la foule et suivant les indications par radio d'Owen, resté au poste.

- Y'a rien qu'on puisse faire, de toute façon, dit Levis avec un petit air victorieux. On l'a perdu de vue depuis trop longtemps. Je sais pas à quelle vitesse peut courir un robot, mais tout de même...

Tobias ouvrit la bouche, s'apprêtant à répliquer, quand son téléphone portable, dans la poche de son pantalon, se mit à vibrer doucement. Il le sortit, lut le message et pouffa d'un rire nerveux avant de tourner l'écran vers son ami.

« RDCD invité — Korie : pourquoi vous ne me suivez pas ? Rejoignez-moi. »

Juste en dessous du texte, un carré emplissant presque tout l'espace représentait le plan de Manhattan Sud. Quelque part en son centre, un point rouge clignotait, suivant les mouvements du robot.

- Mais ce qu'il est con, purée ! s'écria Levis en éclatant de rire.

Il prit le téléphone des mains de Tobias et écrivit « éteins ton signal ! »

- Tu veux vraiment l'aider ? C'est le robot le plus stupide que j'ai jamais vu. Comment veut-il qu'on le retrouve avec son signal, si la police le suit de la même façon ? On se fera coincer tout autant que lui, et nous serrons mis en prison pour complicité de je sais pas quoi...

Tobias baissa la tête vers son appareil pour y lire un nouveau message.

- « Si j'éteins mon signal, je ne saurais plus où aller ». T'as raison... il est con.

- En même temps, t'as déjà vu un robot éteindre son signal ? Pas moi !

- Et t'as déjà vu un robot se rebeller de la sorte ? répliqua Tobias en agitant le téléphone sous le nez de son ami. À ce qu'il laisse croire, il est plus humain que robot. Ou au moins, il essaie.

À plus de deux kilomètres de là, Korie courrait toujours. Heureusement pour lui que la fatigue ne faisait pas partit de ses nouveaux sentiments ; tant qu'il avait de la batterie, il se savait capable de continuer ainsi jour et nuit, sans jamais faire de pause. Son GPS toujours activé, Korie savait exactement où il était ; sur Washington Street, un peu avant le croisement de Clarkson Street. Mais peu importe où il était, le paysage ne voulait jamais changer. Immeuble, piétons, voitures, les bruits, encore des immeubles, et encore plus de piétons. Si, au début, Korie avait adoré ce qu'il voyait de New York, il commençait à en avoir marre. Il voulait un coin tranquille, quelque part où il n'y aurait pas de lumières rouges et bleues qu'il percevrait du coin de l'œil peu importe la direction qu'il prendrait.

De sa démarche toujours aussi maladroite, même pire quand il courait, Korie fonça droit dans une dame. Sans avoir le temps de s'arrêter, les deux chutèrent pour s'écraser au sol, noyé sous une mer de jambes de piétons indifférents.

- Vous pourriez faire un peu plus attention, jeune homme ! s'énerva la femme.

Korie releva la tête et observa pendant une seconde la femme d'une quarantaine d'années, la peau caramel et les vêtements totalement roses. Elle pouffa d'un air indigné, repris son sac à main et continua son chemin, la tête haute.

Ai-je comparé sa peau à du caramel ? Où bien avait-elle réellement cet aliment enduit sur la peau ? Oh, les humains sont tellement étranges, parfois.

Sous les regards intrigués de quelques passants, Korie se remit debout, manqua trébucher à nouveau sous ses deux pieds gauches, puis se recommença à courir alors que les sirènes se rapprochaient dangereusement.

Devant lui, comme un mirage flottant dans l'air, des mots apparurent, cachant partiellement sa vision. « On s'en fou d'où tu es, on te retrouve plus tard. Pour l'instant, tu n'échapperas jamais à la police si tu laisses ton foutu signal ouvert ! »

Bien sûr, il n'avait pas tort. Mais Korie n'avait jamais éteint son signal, et pour ce qu'il en savait, c'était comme déambuler dans une foule les yeux bandés, les bras tendus devant lui, sans plus connaitre le nord. Il avait peur de tenter l'expérience, quelque part dans le sud-ouest de Manhattan, la ville la plue peuplée d'Amérique.

Avec la peur vient le courage, à ce qu'il parait. C'est ma seule chance de m'en sortir.

Korie s'arrêta de courir. Toujours caché au centre des piétons, il ne se faisait pas plus remarquer qu'un autre. Il ferma les yeux, pencha la tête en avant, prit une inspiration pour emplir d'air ce qui faisait office de poumon : un ventilateur servant à refroidir le métal en surchauffe. Sous ses paupières closes, le robot se représenta un interrupteur, qu'il abaissa d'une pression du doigt. Aussitôt, tout ce qu'il voyait dans le noir - les réseaux WIFI et Bluetooth, telles des toiles d'araignée brillant de fils d'or, cherchant à se connecter à toutes formes de technologie autour de lui - s'éteignirent d'un seul coup. Korie ouvrit les yeux, regarda nerveusement de gauche à droite, prit une seconde inspiration. Son ordinateur tenta automatiquement d'autoriser la connexion, mais il l'en empêcha, malgré l'envie.

Si Korie avait déjà une impression de schizophrénie, partagé entre sa rébellion et son programme de politesse, il l'était maintenant encore plus qu'avant, partagé entre son instinct humain et de survie, et l'instinct robotique de connexion. Cette fois, il n'était plus ni l'un ni l'autre. Il en était conscient plus que jamais : il ne lui fallait plus qu'une petite poussée pour basculer complètement d'un côté.

Humain, pensa aussitôt Korie, étourdi par son ordinateur en surchauffe. Humain : c'est ce que je veux être.

Tremblant de peur et d'excitation, Korie enfouit ses mains dans ses poches, baissa la tête et continua son chemin tranquillement. Les voitures de police passèrent à côté de lui à pleine vitesse sans le remarquer. Il leur faudra une dizaine de secondes avant de se rendre compte qu'ils avaient perdu sa piste : un temps amplement suffisant pour Korie pour s'éloigner de la zone. Il tourna les talons et revint sur ses pas, vers Stuyvesant.

Enfin, il s'autorisa un sourire en coin.

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