Chapitre 1
Korie regardait par la fenêtre, analysant la vue qu'elle lui donnait. Il n'entendait rien des sons urbains de New York en contrebas, à plus de trente étages de là. Il ne comprenait rien de ce que ses yeux lui montraient. Les immeubles à l'infini, les voitures, les piétons, les affiches. Et il se fichait de comprendre ; cela ne faisait pas partie de ses fonctions. Tout ce qui lui importait était la vie, ici, dans cet appartement. S'il regardait par la fenêtre, ce n'était que pour donner l'impression qu'il faisait quelque chose, en attente d'un ordre qui viendra tôt ou tard.
Dehors, l'astre du jour déclinait lentement. Ses rayons passaient de part et d'autre d'un immeuble dont Korie ignorait le nom, sur sa droite. Ça aussi, il s'en fichait. Il n'avait pas besoin du soleil pour connaitre l'heure, il n'avait pas besoin de la beauté du paysage qu'il créait. Il n'avait besoin de rien.
Ou presque. De très peu de choses, dans le fond.
Un son strident le fit enfin réagir. Il redressa le dos, tourna les talons tel un soldat à une parade et alla à la cuisine. Il éteignit le four, en sortit un gros morceau de viande de porc parfaitement cuit. Il prit une assiette des armoires, la posa sur la table, l'emplie de tout ce qu'il avait fait cuir pour le plaisir de son maitre. Rôti, riz, légumes divers. Presque aussitôt, un léger bip se fit entendre dans l'appartement, indiquant que la porte venait d'être déverrouillée. Korie oublia sa prestance de militaire et se précipita devant l'entrée, les sens en alerte.
Un homme passa la porte, un chapeau brun lui couvrant la moitié du visage. Il portait un long manteau au-dessus d'un costume gris, des souliers de cuir noirs, une pipe coincée entre les dents. Il avait l'allure d'un riche homme d'affaires excentrique. La seule chose pour gâcher le tableau ; ses mains, tachées d'huile séchée.
Tout correspondait ; c'était presque lui. Presque.
- Identification, je vous prie.
L'individu retira son chapeau après avoir accroché son manteau sur un cintre, puis se tourna totalement vers Korie pour lui faire un sourire chaleureux. Enfin, le robot se détendit ; les yeux noirs, les pattes-d'oie tout autour, la mince moustache. Chaque trait du visage correspondait à cent pour cent. C'était lui.
Son ton changea radicalement :
- Bonsoir, monsieur. J'espère que vous avez passé une bonne journée !
- Elle était bonne, oui, mais pas au point de le dire sur un air aussi enjoué.
- Que voulez-vous dire, monsieur ?
L'homme haussa les épaules pour balayer l'interrogation. Korie n'était pas réellement curieux, il posait la question que pour la forme. Ça faisait partie de sa programmation.
- Votre repas est prêt, monsieur.
Korie leva inutilement le doigt vers la cuisine et son maitre regarda dans cette direction, appuyé contre le mur pour retirer ses chaussures. En voyant l'énorme rôti qui trônait au centre de la table, Owen Buchanan se retint à grand-peine de soupirer. Ce matin, avant de partir travailler, il avait laissé entendre à Korie que, ce soir, il aimerait manger de la bonne viande. Il parlait d'un steak, bien sûr, pas d'un morceau de porc suffisamment gros pour nourrir une famille entière.
Oh, Owen avait une famille, il n'était pas seul au monde. Ses parents, des vieillards maintenant, vivaient à Kingston, deux heures au nord de New York. Il leur rendait visite régulièrement, une ou deux fois par mois, quand l'envie lui permettait. Eux-mêmes avaient prévu rendre visite à leur fils prochainement, d'où la présence du rôti dans son congélateur. Mais là, bien sûr, il était gâché.
- Merci, Korie, dit Owen, s'efforçant d'être poli.
Korie hocha la tête, puis tourna les talons pour retourner en cuisine. Owen resta une seconde de plus dans l'entrée, regardant le robot s'éloigner. À cette distance, il n'y avait rien pour laisser croire que Korie n'était pas humain, pas même vivant à proprement parlé. Il avait deux bras et deux jambes, un gout vestimentaire quand même développé – il avait sa propre garde-robe assez variée, et jusqu'à présent, il ne s'était toujours pas présenté accoutrer comme un clown. Il optait généralement pour un pantalon jogging et teeshirt, prétextant que les jeans diminuaient ses capacités de déplacement à onze pour cent. Sa peau, faite d'un plastique mou et d'une peinture en aérosol de couleur beige, imitait fidèlement la texture d'un épiderme. Ses cheveux châtains, ses sourcils, même les poils de bras lui avaient été greffés.
Ce qu'il y avait de purement robotique chez lui, c'était certainement sa démarche, quelque part entre la parade militaire et C-3PO. Son vocabulaire exagérément poli envers lui, exagérément craintif envers les autres. Et ses yeux, également. Ils étaient bleus, mais l'un était plus clair que le second. Et si on regardait de vraiment près, on pouvait voir sa pupille bouger telle une caméra essayant de s'ajuster automatiquement. Puisqu'il avait, justement, une caméra à la place de l'œil droit. Le gauche n'était qu'une boule de plastique pour combler le vide.
Il secoua la tête, s'efforçant de songer à autre chose, puis alla à son tour vers la salle à manger, où l'attendait un repas de roi. Korie frottait tranquillement la vaisselle, éclaboussant le plan de travail et le sol en céramique d'eau et de savons.
J'en ai pour la semaine à bouffer du rôti, pensa Owen qui, malgré tout, ne put nier les talents de cuisinier de Korie. Lui faire enregistrer le show de Gordon Ramsey avait bien payé.
- Monsieur, vous avez bien lavé vos mains avant votre repas ?
- Oui, t'inquiète.
C'était le mensonge qui se répétait à chaque fois. Étant un fier inventeur, les mains toujours dans les pièces mécaniques et l'huile à moteur, ses doigts étaient continuellement tachés. Il pouvait les frotter autant qu'il le voulait, elles étaient inévitablement marbrées de noir à la fin de la journée. Au fil des années, il s'était résolu à ce fait, ne prenant même plus la peine d'essayer. Il se disait que, s'il mangeait avec une fourchette et un couteau, il n'y avait aucun danger.
- Vous allez bien, monsieur ? Vous semblez moins bavard qu'à l'ordinaire.
- Ce n'est rien, Korie. Rien d'important.
- D'accord, monsieur.
Owen leva les yeux au plafond, où était pendu un magnifique lustre en cristal. Il avait usé d'un ton voulant attiser sa curiosité ; en réalité, il avait envie de parler. Lui-même, l'homme qui avait créé ce robot de toutes pièces, avait oublié, pendant une seconde, qu'il discutait avec un androïde qui n'y connaissait rien à la curiosité.
- Il y a des ratés dans le nouveau système d'IA sur lequel je travaille, expliqua Owen. Il est encore pire que le tien ! Le robot test, malgré son « intelligence artificielle », est d'une bêtise incroyable. J'ai essayé de lui faire la conversation. Des sujets simples, tu vois. Dis-moi, Korie, c'était une belle journée, d'après toi ?
- Une très belle journée, monsieur ! Il faisait vingt-trois degrés à l'ombre, un facteur vent allant à seize kilomètres à l'heure. Le taux d'humidité était de...
- Oui, merci, Korie. Enfin, j'ai posé cette question au robot test, tu veux savoir ce qu'il m'a répondu ?
- Qu'a-t-il répondu, monsieur ?
- Il fait sombre.
L'inventeur pouffa de rire, puis se donna un coup de poing contre la poitrine alors qu'il s'étouffait presque avec un morceau de viande. Il avala une gorgée d'eau, avant de reprendre :
- C'est vrai, c'est un peu sombre, dans mon labo. Mais ce n'était pas du tout la question que je lui avais posée !
- Vous avez raison, monsieur. En revanche, je suis incapable de répondre quant à la luminosité de votre labo. Je ne dispose d'aucun fichier concernant ce sujet.
Monsieur Buchanan secoua la main pour balayer la problème, puis continua à manger son souper, un brin plus serein. Ça lui avait fait du bien de parler, ne fuse qu'avec ce stupide Korie qui n'y comprenait rien. En levant les yeux de son repas, toujours penché au-dessus de son assiette, il regardait Korie se remettre à la vaisselle, les bras dans l'eau jusqu'au coude, les sourcils froncés par la concentration. Les bulles de savon débordaient de l'évier par ses mouvements brusques ; il passa près d'échapper un chaudron au sol, produisant une flaque tout autour de lui.
Quelle bêtise, pensa tristement Owen, la bouche pleine de viande de porc. Et dire que j'ai gaspillé cinq mois de ma vie à créer cette chose.
D'un point de vue pratique, Owen aurait pu financer le projet et se faire des milliers de dollars. Il était un peu stupide, c'est vrai, pas plus utile que tous les autres robots ménagers, aussi répandu à cette époque, en 2050, que le téléphone cellulaire l'était en 2020. Ce qui le différenciait était son apparence humaine et son sens de la conversation. Korie était unique, mais selon son point de vue, c'était parfait comme ça. Un Korie, c'était amplement suffisant. Dans sa jeunesse, Owen était déjà passionné par la robotique, tout autant que les films robopocalypse. Pour lui, il n'y avait qu'une possibilité quant à la mise en marché d'une chose telle que Korie ; la fin du monde.
- Monsieur, dit soudain Korie en relevant la tête vers son maitre. Si votre nouveau système d'IA est, justement, plus nouveau que le mien, comment se fait-il qu'il soit moins performant ?
Owen écarquilla les yeux. C'était une question intelligente, le genre de question qui lui donnait des frissons dans le dos dès qu'elle était posée par un robot, et il n'y avait que Korie pour lui procurer cette sensation. C'était exactement ça, la réponse. Si, la plupart du temps, il était particulièrement stupide, il lui arrivait parfois de faire preuve d'une logique presque humaine.
- Parce que le tien est trop performant, Korie, dit lentement le vieil inventeur. Et ça fait peur.
- Désolé si je vous fais peur, monsieur. Là n'ont jamais été mes intentions.
Korie baissa la tête, imitant un air triste et boudeur d'une étrange perfection, avant de plonger à nouveau ses avant-bras en plastique dans l'eau.
- Souhaiteriez-vous un peu de musique pour vous détendre ?
- Ouais... allez, envoie la sauce.
- Quelle sauce, monsieur ? Voulez-vous que je vous apporte du ketchup ?
- Non, non... mets la musique.
- D'accord, monsieur.
Korie continuait de frotter. On aurait pu croire qu'il avait déjà oublié l'ordre qu'il venait d'avoir, mais, presque aussitôt, la radio Bluetooth posée sur le plan de travail se mit à diffuser une douce mélodie de guitare acoustique.
Owen leva une dernière fois son regard de son assiette pour le fixer sur son robot ménager. Il y avait une autre raison pour laquelle il ne voulait pas commercialiser le projet Korie. Encore pire qu'une apocalypse de robot, comme dans ce film avec Will Smith.
Oui, Owen avait une famille. Il n'avait pas toujours été seul dans ce grand appartement luxueux au-dessus de New York. Il avait une femme et un fils, avant qu'ils ne meurent dans un accident de voiture.
Sa femme, Violet, et son fils.
Korie.
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