Chapitre XI
Le bâtiment était magnifique. C'était un grand domaine, aux inspirations gothiques du XIXe siècle, dont la pelouse était parsemée de parterres de fleurs colorés et d'arbres fruitiers qui étendaient leurs branches vigoureuses au-dessus des bancs alignés le long des clôtures.
En haut du parvis d'une quinzaine de marches, la façade de pierre blanche tendue entre deux imposantes tours cylindriques était percée d'une immense porte à double battant, dont les ferrures noires semblaient avoir été polies la veille. Deux statues identiques étaient disposées de part et d'autre du battant, comme des sentinelles prêtes à anéantir le premier intrus qui oserait pousser cette porte.
Cinq fenêtres en arc brisé perçaient la façade de chaque côté de l'encadrement, puis venaient des rangées de douze ouvertures à partir du premier étage. Elle compta cinq niveaux en plus du rez de chaussée, et une rangée de petite fenêtres pratiquées dans le toit d'ardoise.
Maïssa cherchait à deviner qui, de l'admiration ou de la surprise, pouvait dominer chez sa soeur à cet instant. Il trouva surtout un profond désarroi, et le sentiment d'être cet intrus qu'attendaient les deux sculptures pour exercer leur permis de tuer.
Sans se retourner vers lui, elle murmura :
- Je vais vraiment vivre ici, avec toi ?
Il sourit.
- Pas vraiment. Tes appartements sont là-bas.
Elle suivit son regard. Derrière les arbres qu'elle avait cru limiter le fond de la propriété se profilait la silhouette trapue d'une cabane de jardinier. Elle cligna des yeux ; quels secrets recelait-elle ?
Elle se tourna vers Maïssa qui la scrutait en coin, un sourire railleur au coin des lèvres. Il éclata de rire devant son regard sceptique.
Elle rit à son tour. Ainsi, son armoire à glace de frère pouvait avoir le sens de l'humour ? Voilà qui annonçait de fabuleux moments.
Ils se dirigèrent à nouveau vers la voiture. Une fois installés, ils avancèrent lentement jusqu'au bâtiment, puis Maïssa bifurqua dans une petite allée couverte par des croisillons de vois emmêlés de vigne vierge. Elle débouchait à l'intérieur d'un parking qui avait dû être une étable.
Il sa gara et descendit de la voiture. Il sortit la valise de Pauline du coffre, qui saisit son sac à dos et sortit par la porte passager. Elle contourna le véhicule et récupéra sa valise, que Maïssa s'apprêtait à porter. Un voile bienveillant couvrit son visage anguleux.
- Tu n'es plus une enfant... Je ne m'y ferai jamais.
Elle lui sourit, sortit la poignée télescopique et lui suivit vers une petite porte qui quittait le bâtiment. A sa surprise, elle ne communiquait pas directement avec le château et ils débouchèrent dans le jardin, à l'autre extrémité de l'étable.
Ils marchèrent jusqu'au parvis. Pauline appuya sur le bouton de la poignée de sa valise, la replia et saisit le bagage par la poignée transversale, puis suivit Maïssa jusqu'en haut des marches. Les escaliers de marbre gris montaient jusqu'à la porte qu'elle avait admirée quelques temps auparavant ; d'ici, elle distinguait le tympan sculpté en bas-relief de scènes qu'elle se promit de mieux regarder plus tard.
Ils franchirent la porte et débouchèrent au pied d'un escalier intérieur recouvert d'un tapis pourpre, également gardés par deux grandes statues, au détail près que celles ci étaient très différentes l'une de l'autre.
Toutes deux reposaient par des points d'appuis dérisoires comparés à leur taille sur des socles de grès anthracites. Celle de gauche était d'un blanc immaculé, et sa posture gracieuse reflétait bienveillance et opulence ; celle de droite était sombre, d'un noir sale et terne, prostrée. Une de ses mains semblait accueillir quelque chose et l'autre, le repousser. Les visages étaient grossièrement taillés mais l'un inspirait une bonté certaine, l'autre sadisme et cruauté et semblait profondément tourmenté.
Devant l'air incrédule de sa sœur, Maïssa déclara :
- Ces deux statues représentent deux personnages de incarnent l'équilibre précaire qui subsiste entre le bien et le mal ; l'un, que l'on appelle Io, bienveillant et axé sur sa spiritualité, et l'autre, Lei, agressif, colérique, instable et en souffrance permanente, existent l'un grâce à l'autre et l'un pour l'autre. C'est pourquoi aucun n'a jamais pu tirer totalement un être ou une chose à lui hormis lui-même, et qu'une part de chacun demeure en toute chose. Étrangement, malgré l'appellation très réductrice que nous force la langue française, aucun n'est réellement meilleur que l'autre, et chacun poussé à son paroxysme mènerait à la fois à l'harmonie parfaite et au chaos.
"Imagine ; sur cent personnes, que chacune ne s'occupe que d'elle-même, ce que commanderait Lei ; chacune a pour elle une attention complète, et les compétences absolues qui lui sont propres et prêtes à être utilisées pour survivre. Si, maintenant, tu te fies aux lois de Io, chacune divise ses soins en quatre-vingt-dix-neuf pour les offrir à chacun de ses congénères sans se soucier de lui même, il aura les quatre-vingt-dix-neuf quatre-vingt-dix-neuvièmes de soins que chacun lui offre, ce qui équivaut à un. Le résultat est donc le même.
"Pourtant, dans un cas, les compétences sont restreintes mais fortes, et chacun s'arrange avec les siennes. Si un individu ne se plait pas avec ses facilités et se prend à envier celles du voisin, en fait équivalentes aux siennes en valeur -et cela arriverait par la nature humaine-, la jalousie mènerait à la haine et l'individualisme se renforcerait à l'infini, jusqu'à ce que la chaîne reproductrice s'arrête et que les dernier individus soient mangés ou tués par d'autres animaux. Notons que notre esprit ne peut pas même envisager ce monde où chacun vivrait sans les autres, puisque nos compétences ne peuvent servir à la survie brute qu'en les vendant à autrui.
"Dans l'autre, les compétences sont variées mais minimes, et seule la communion de tous permettrait l'exploitation des compétences communes. Mais chacun s'étant oublié lui-même, il aurait un besoin physique des autres, de tous les autres à la fois pour que l'attention sur lui soit suffisante à sa survie. Une fois encore, dans notre esprit, si les individus peuvent diviser leur temps pour en offrir à autrui à tour de rôle, ils ne peuvent offrir tous à la foisdes soins à quatre-vingt-dix-neuf personnes en même temps et en permanence. Si ce monde existait, il serait tout de complétude et de simplicité, mais chacun serait frustré d'être privé de ses capacités. Ainsi, il stagnerait et finirait par disparaître.
"Ainsi, aucun d'eux ne peut modeler de monde seul. Et cet équilibre en balancier est un symbole de tous ceux qui subsistent entre deux entités immatérielles de notre monde ; Io créa le communisme, Lei riposta par le capitalisme. Lei fit la luxure, Io l'épuisement des sens, puis les animaux, et Lei les asservit.
"Ces statues ont été érigées pour que les élèves ne perdent jamais conscience du duel qui se joue perpétuellement dans leur âme, et qu'aucun de leur choix ne peut être défini comme foncièrement bon ou mauvais.
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Un gros pardon pour le retard, mais j'espère que le chapitre vous plaira.
Comme vous ne le savez peut-être pas, ce livre est un projet à deux, donc nous sommes deux sur ce compte, même si l'une est plus présente que l'autre (et propriétaire d'origine du compte) :)
Donc pour la première fois, c'est moi, la deuxième personne (que vous pouvez appeler #2 haha) qui publie le chapitre. Mais comme d'habitude, il a été écrit par nous deux en collaboration, aucune différence de ce côté-là.
A bientôt (j'espère) pour le prochain chapitre, n'hésitez pas à nous dire dans les commentaires ce à quoi vous vous attendez pour la suite !
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