Chapitre VI
Pauline resta silencieuse. Le trop plein d'informations lui tournait la tête. Elle ne put d'abord qu'adresser un faible sourire à Maïssa ; puis elle s'accouda à la portière et réfléchit.
Ainsi, ses parents l'avaient adoptée sans le savoir. Comment était-ce possible ? Un échange d'enfants ? Si elle venait des environs du Brésil, pourquoi sa peau avait-elle la blancheur de celle de sa famille slave ? Elle jeta un coup d'œil à Maïssa ; sa peau n'était pas non plus brune, à peine dorée. Mais de là à toucher à un blanc nacré...
Il avait parlé d'une prophétie. Pourtant, elles étaient bien peu répandues en son monde, et ceux qui y accordaient foi étaient des parias. À vrai dire seule, seules les plus ridicules des sciences-fictions qu'elle avait lues en faisaient mention.
Et ses -vrais- parents, au cœur de cette prophétie, auraient disparu par un quelconque hasard à quelques instants d'intervalle. Son père tué par un jaguar, et sa mère, simplement évaporée. Qui étaient les hommes en cape qui avaient assommé Maïssa ? Pourquoi avoir attendu qu'un garçon en bas-âge ait quitté la maison, laissant seules sa mère et sa sœur nouvellement née, pour tout simplement les faire disparaître ? Comme si l'absence du père ne suffisait pas. Il avait pourtant souvent dû s'absenter pour chasser, mais on avait attendu que son fils l'accompagne. Qui étaient ces hommes en manteau long, au capuchon rabattu ? Evidemment, aucun n'avait dévoilé son visage. Hormis un qui, visiblement, s'était rétracté au dernier moment. Pourquoi était-elle fascinée à la simple évocation de ce Reslei ? Qui était-il, et comment Maïssa l'aurait-il connu avant son adoption ? D'ailleurs, pourquoi avoir adopté uniquement son frère, la laissant partir à l'autre bout du monde ?
Elle se tourna vers lui. Il la toisait, l'air inquiet. Ses mains étaient serrées sur le volant de cuir neuf, son visage crispé. Il avait l'air plus dérangé qu'attristé ; hormis cela, il avait conté la mort de sa famille avec un calme olympien, presque du détachement.
Pourtant, Pauline avait l'impression désagréable d'être allée trop loin pour les nerfs de Maïssa et, dans un geste de compassion, elle posa une main sur son épaule.
Il la regarda et sourire crispé agita son visage. Visiblement ce geste l'avait surpris, voire gêné ; néanmoins, il en sembla touché.
Elle l'interrogea d'une voix douce :
- Comment s'appelaient-ils?
Il ne répondit pas tout de suite, et Pauline se sentit une fois encore mal à l'aise. Cependant elle comprit son silence et lui pardonna quelques instants d'égarement.
- Mère se prénommait Daïara et Père Heidryan.
- A quoi ressemblaient-ils ?
Les sourcils de Maïssa se froncèrent ; de réflexion ou d'agacement, mais sans doute avait-il escompté échapper à la question.
-Honnêtement, je ne m'en souviens pas. Leurs visages se sont peu à peu effacés de ma mémoire au fil du temps passé avec Reslei, comme s'ils m'échappaient. Je m'y suis tout d'abord accroché, puis je lui en ai parlé ; il m'a dit que tout cela était lié à l'achèvement de mon deuil, et qu'il était normal qu'avec la douleur s'évanouissent les images des défunts.
Pauline fut d'abord révoltée. Elle avait toujours réfuté les théories selon lesquelles la nostalgie se combattait nécessairement par l'oubli.
Puis elle s'interrogea ; comment pouvait-on oublier le visage de ses parents ? Cependant, c'était compréhensible ; ils étaient jeunes tous les deux. Elle n'avait aucun souvenir, Maïssa très peu, et ceux qui lui restaient avaient perdu de leur clarté.
Elle resserra son étreinte sur son épaule musclée. Il devenait son encre dans le monde où elle mettait les pieds.
Quelque chose la frappa alors ; ses parents n'avaient pas pu la prénommer Pauline. Ce prénom lui semblait détonnant, vide de sens sur ce décor délicat et authentique. Elle interrogea son frère.
Ses yeux glacés quittèrent la route quelques instants. Il semblait hésiter.
- Kleia. A l'origine, tu t'appelais Kleia.
A mesure qu'il redécouvrait sa sœur, le voile de tristesse qui passait dans ses yeux lorsqu'il utilisait son nouveau prénom s'assombrissait. Elle réfléchit ; si elle aimait le prénom donné par sa famille adoptive, son utilisation semblait déchirer Maïssa. Retrouver la part vivante de sa famille pour se voir imposée son absence de souvenirs lui coûtait de toute évidence. Alors elle se décida ; si le nom qu'elle avait hérité des Stavinsky devait être une souffrance supplémentaire pour Maïssa, elle l'abandonnerait. Pour une raison inconnue, elle se sentait redevable envers lui, et lui sacrifier un nom qu'elle ne portait qu'en apparence depuis des années lui semblait même une faveur dérisoire comparée à ce qu'il faisait pour elle.
Elle retira sa main de son épaule ; elle s'était décidée très vite, aussi reprit-elle le cours de la conversation, le ton détaché et enjoué.
- Eh, tu sais... Ça me plaît bien, Kleia.
Elle savoura la sonorité exotique des deux syllabes fraîche et malléables. La sensation lui arracha un sourire franc. Elle regarda Maïssa.
-Je crois même que je m'habituerais à être appelée comme ça, au quotidien.
Un contentement sincère illumina les traits de Maïssa. La beauté hypnotique du visage rayonnant de son frère vint se loger dans le trou béant de sa poitrine, pourtant loin d'être comblé.
Elle allait changer de sujet. Qu'aborder ensuite ? Si le passé s'était vaguement éclairci, l'avenir immédiat restait une jungle opaque. Un problème à la fois, songea-t-elle. Au moins celui-ci est-il réglé.
Elle demanda alors:
- Au fait, où est-ce qu'on va ? Tu ne m'as pas dit où tu habitais.
- En région parisienne. Tu devrais t'y plaire ; les bâtiments, dont un internat, sont ceux d'une ancienne résidence secondaire d'un lord britannique, une sorte de manoir relativement excentré. Cela dit, je n'ai pas à me plaindre, l'endroit est plutôt bien desservi par les transports.
Une pointe de sarcasme altérait sa voix. Il continua :
- Je vis là-bas depuis que Reslei, qui en était le directeur, m'a recueilli. J'ai repris le flambeau à sa mort, l'hiver dernier. Et j'ai rendu son existence plus... officielle.
-Un lycée de banlieue ? s'étonna-t-elle.
-Pas vraiment, sourit-il. Nous avons coutume d'appeler notre établissement l'Institut ; il est encore méconnu, mais prospère largement. Le prestige de la formation accélérée qui y est offerte en fait un lycée de choix ; généralement, nous recrutons nos élèves et ignorons les candidatures spontanées. La centaine d'élèves que nous comptons ne dépasse pas les dix-sept ans. Leur équivalent amélioré du baccalauréat leur ouvre la porte des meilleures écoles au monde, dont les représentants viennent à chaque printemps faire leur choix.
-Leur choix ?
-Il faut que tu imagines les grandes écoles, accoutumées aux interminables procédures concurrentielles pour l'accès à leurs rangs, ayant l'opportunité de s'offrir des adolescents surdoués, vingt fois meilleurs que tous les rebuts de classes préparatoires. Ils viennent inspecter les classes durant la moitié d'un cycle, à savoir une demi-douzaine de mois, à l'issue de laquelle leurs ambassadeurs nous remettent la liste des élèves qu'ils sont prêts à payer pour compter dans leurs classes.
-Comme en polytechnique...
Maïssa eut un rictus amusé.
-Un an pour l'équivalent d'un bac avec mention, un an pour un genre de prépa condensée, littéraire, scientifique et économique dans une seule filière. Deux ans au maximum pour cinq ans d'études en cursus classique; les élèves de l'Institut sont, avant leur majorité, infiniment meilleurs que tous les jeunes candidats qui avoisinent souvent les vingt-cinq ans. Penses-tu réellement que je gaspille mes élèves pour la Polytechnique ? Quand bien même je lui ouvrirais les portes, elle ne pourrait pas se les offrir.
Pauline était abasourdie. Elle allait entrer dans cette école incroyable sans le moindre mérite ; uniquement parce que son frère en était le directeur. Elle se sentait mal à l'aise. L'idée de devenir une élève de luxe que s'arracheraient les grandes écoles lui plaisait, davantage comme un jeu que comme une fin en soi.
Maïssa continua :
- Dans leurs nouvelles écoles, nos anciens élèves peuvent même s'offrir des congés payés supplémentaires à raison de cinq semaines par an, hors vacances régulières. Tu en croiseras sûrement qui viennent passer quelques jours à l'Institut, en tant que vacances.
Elle mourrait plutôt que de se l'admettre, mais tout cela l'effrayait. Elle feignit de ne pas s'émouvoir de la qualité de l'enseignement qu'elle allait recevoir et continua à le questionner.
- Comment cela va-t-il se passer pour moi ? Je vais dormir à l'Internat dont tu as parlé tout à l'heure, au bureau ?
- Non, à moins que tu ne le désires. Des appartements de fonction te sont réservés en face des miens, afin de ne pas te lâcher seule dans la nature les premiers temps.
Toute trace d'émotion avait quitté sa voix; parler de l'école lui rendait peu à peu son assurance.
- Je mangerais au self, avec les autres élèves?
Il sourit.
- Je mets un point d'honneur à le faire moi-même ; oui, mais à ma table les premiers jours.
- Et je serais libre dans mes déplacements ?
- Tant que tu respecteras ta part du contrat. Je te donnerai des plans et un peu d'argent. En attendant, allons récupérer tes affaires. Ils s'étaient garés devant le perron de la petite maison mitoyenne des Stavinsky. Elle descendit de la voiture, accompagnée de son frère, et avança vers ce qui avait été sa maison en triturant nerveusement la couture de sa veste beaucoup trop grande.
- Et tu me changeras ça, ajouta Maïssa en désignant son uniforme recouvert de la vielle veste délavée.
Elle l'ignora et s'arrêta au bas des trois marches qui conduisaient à la porte d'entrée. Elle se figea, cherchant en elle la volonté de pousser la lourde de ses souvenirs, que le trajet avec Maïssa avait commencé à étouffer.
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Salut tout le monde !
Voilà enfin le sixième chapitre ! ^^
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des bisous ! <3 <3 <3
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