Chapitre III


Une minute s'écoula. Pauline lança un regard insistant à Mme Dufour, qui finit par déclarer :

"Vos parents viennent de succomber à leurs blessures. Un accident de la route les a frappés ce matin, les médecins n'ont rien pu faire. Je suis désolée."

Pauline ne cilla pas. C'était comme si elle n'avait rien entendu, hormis ses yeux bleus qui s'étaient assombris, et son regard fou, glacé vers le bord du bureau.

On aurait cru à une statue de marbre, pâle, froide. La vie semblait avoir déserté son corps.

Mme Dufour ravala son impuissance et décida de laisser quelques instants à la jeune fille pour se ressaisir et quitta le bureau silencieusement, refermant doucement la porte derrière elle comme pour ne pas troubler la transe d'un chaman. Elle avait le temps de continuer cette conversation.

Pauline resta dans cette déconcertante attitude un quart d'heure durant. Enfin, elle bougea, fixa son regard sur ses doigts et se demanda par quel étrange phénomène elle était devenue si pâle. Appuyant ses mains sur ses cuisses, elle se leva et se dirigea vers la fenêtre du bureau. Elle regarda la ville qui s'étendait sous ses yeux ; les pavillons, l'église, le gymnase, la gare, les arbres. Tout Saint Julien s'étirait pour toucher un ciel d'un bleu presque canard, sans nuages, que seules tâchaient quelques sombres silhouettes d'oiseaux. Elle ne put réprimer un sourire amer ; elle aurait voulu hurler au loin sa détresse, arracher le papier trop parfait de ce ciel estival, arrêter le monde à sa douleur. Tout semblait impavide, comme si rien n'avait eu conscience de la perte de deux adultes responsables dans la force de l'âge. De bonnes personnes, le destin n'avait-il aucune conscience ?

Elle ne ressentait rien. A peine un grand vide, glacial, qui enflait dans son abdomen et rendait toutes ses pensées froides, sans limites, sans âme. Elle croisa les bras sur sa poitrine et fit les cents pas.

Chaque pas la rapprochait de l'évidence : elle avait besoin de se venger de quelque chose. Elle retourna près de la fenêtre. Une larme perla sur sa joue et alla tacher sa chemise blanche au niveau de son cœur. La dernière, décida-t-elle.

Des souvenirs défilent devant elle ; elle a cinq ans et a chuté de son vélo. Elle pleure, pourtant elle n'a pas mal ; c'est sa peur qui l'a emportée dans un torrent de larmes, et trop fière pour l'admettre, elle continue de pleurer, feignant plus ou moins la douleur. Son père la console, lui redonne courage, et elle remonte sur son vélo. Le soir même, elle arpenterait son quartier sur deux roues, fière comme elle ne l'avait jamais été. 

Elle revoit toute son enfance, ses parents, leurs sourires, leurs voix si douces et réconfortantes.

Quelque chose attira son attention dans la rue en face du lycée. Un homme en complet noir la fixait depuis le trottoir, droit dans les yeux, malgré la distance et la vitre qui les séparaient. Il avait l'air plutôt jeune, la vingtaine, peut-être moins. Ses cheveux bruns et gominés, qu'il portait courts, se prolongeaient en une barbe taillée à la balbo. Des lunettes de soleil noires soustrayaient son regard au sien, pourtant elle le sentait la percer de son regard d'acier. Il approcha quelque chose de son oreille. Sûrement un téléphone ; et celui du bureau sonna dans l'instant. Elle regarda l'appareil, hésitante. Lorsqu'elle se tourna à nouveau vers l'homme, il acquiesça de la tête. Tremblante et apeurée, elle se dirigea vers le téléphone et décrocha.

- Allô ?

- Bonjour, Pauline. Je m'appelle Maïssa. C'est moi qui ai appelé pour signaler la mort de tes parents adoptifs à la directrice. Étant le seul membre de ta famille encore en vie, tu es maintenant sous ma tutelle. Tu viendras habiter avec moi à partir de ce soir. Je n'ai pas le temps de tout t'expliquer, je monte dans quelques minutes pour te récupérer. Tu ne dois pas mentionner cette discussion. A personne. Tu comprends ? Je voudrais d'abord m'excuser de t'avoir fait placer, mais tu sais, je ne l'ai pas voulu. Tu étais si petite, et je n'étais pas majeur ici au moment de... Enfin, prends ton temps. J'ai la journée devant moi.

La voix était claire et posée, une voix à l'accent que Pauline n'identifiait pas, chaud et exotique.

Au bout d'une vingtaine de secondes, Pauline lui répondit d'une voix chevrotante et peu assurée.

- Mais, commença-t-elle, assommée par toutes ces révélations. 

Toutes ses certitudes d'adolescentes venaient de voler en éclats, et une tornade de question s'insinuait dans son esprit. Et ce Maïssa voulait qu'elle reste calme ! Et d'ailleurs, qu'est-ce qui lui permettait de lui faire confiance ?

- Pas maintenant, l'interrompit-il. Tu vas raccrocher ce téléphone et faire comme si cette conversation n'avait jamais eu lieu.

- D'accord."

Il avait raison. Elle préférait attendre qu'ils soient seuls pour qu'il puisse répondre à ses interrogations. et le charisme à la fois froid et rassurant du jeune homme ne lui donnait aucune envie de le contrarier.

Elle raccrocha, et les questions se firent de plus en plus oppressantes dans son esprit. Elle les écarta tant bien que mal ; elle se détendit du mieux qu'elle put et attendit, assise dans le fauteuil, l'arrivée de Maïssa.

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"Je suis trop vieille pour ces conneries."

Irène avait allumé une cigarette mentholée tirée d'un paquet qu'elle gardait dans son bureau depuis des années. Elle détestait le mélange des goûts du tabac et de la menthe, mais le moment n'était pas à la préciosité. En vérité, elle s'inquiétait pour un excellent élément de son lycée qui devait le quitter sous peu pour partir vivre chez un ami de son parrain civil, qui obtenait sa garde au décès de ses parents. 

Ami qui s'était présenté comme le Docteur en Histoire Sudaméricaine Stéphane Rézim, spécialisé dans l'étude des peuples d'Amazonie. La conversation qu'ils avaient eu au téléphone s'était en effet révélée très enrichissante et rassurante, mais Irène Dufour ne saisissait pas pourquoi le parrain de la jeune orpheline ne s'était pas déplacé en personne. Elle avait simplement reçu un courrier justifiant d'une occupation professionnelle urgente la veille, qui présentait les excuses de l'homme et plaçait sa pupille sous l'égide du Dr. Rézim pour le trajet jusqu'à la capitale, où elle serait prise en charge par l'école que ce dernier avait ouverte en région parisienne et qui dispensait des cours d'histoire renforcée à raison de six heures par semaine, que Pauline Stravinsky ne serait pas obligée de suivre. 

Elle avait tenté de joindre le parrain, mais il était demeuré injoignable. Elle s'était penchée sur les informations qu'elle détenait sur lui ; il s'appelait... Comment, déjà ? Un nom à la consonance exotique, peut-être brésilienne. Si c'était un Docteur et directeur d'école qu'il avait envoyé chercher sa filleule en dépit se ses occupations professionnelles, elle ne parvenait pas à s'imaginer l'importance des tâches du tuteur lui-même.

En contrebas, une silhouette se dessina au sortir d'une voiture de sport qui s'était garée devant le vieux portail. L'homme resta quelques secondes immobile devant la portière, comme absorbé dans une conversation téléphonique. Irène s'imagina la conversation d'une importance extrême qu'il devait tenir avec quelque maître de conférence réputé.

Lorsqu'il s'approcha, deux choses frappèrent la vieille Principale : il semblait très jeune pour un homme qui avait eu le temps de faire huit ans d'études et d'ouvrir une école. Elle termina sa cigarette et marcha à la rencontre de l'étranger.

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