73. Le champ de bataille

SOREN

Avant l'accident.

Brackston gigotait encore et encore après avoir donné notre proposition de plan pour que je puisse devenir Maire d'ici moins d'un an et cela me faisait presque rire.

Il était exactement comme Athena le décrivait. Quand il était lancé dans un projet, il avait besoin d'être à fond. Il avait besoin de se donner les moyens.

Il avait besoin d'aller au bout de ses capacités, au bout de ses moyens pour dire qu'il avait tout fait pour que ce projet réussisse.

Je cachai mon sourire derrière ma main. Nous étions assis tous les deux dans le cabinet de Benson, attendant que lui et ses associés prennent une décision nous concernant. Nous avions travaillé d'arrache-pied, Brackston et moi, pour pondre quelque chose de propre et de stable. Bien sûr que Benson m'avait mis Brackston Claythorne entre les pattes. Je savais pourquoi il l'avait fait.

Je savais aussi qu'il fallait que je continue à garder ma guerrière bien cachée pour qu'on ne me force pas à arrêter tout contact avec elle. Depuis la chambre d'hôtel, nous tenions. Nous ne nous étions pas revus, mais nous échangeons presque tous les jours. Brackston savait que je parlais avec quelqu'un dont j'étais « proche », mais il ne savait pas que c'était sa sœur. Tout comme sa sœur ne lui avait rien dit sur moi. Bien sûr qu'elle ne lui avait rien dit. Bien sûr que je lui avais dit que tout ce que Benson lui avait murmuré était faux.

Ça l'était bon sang.

Je sentis mon portable vibrer. Celui que je ne montrais jamais à Benson. Celui que Brackston voyait souvent en me faisant un clin d'œil. Je savais que Brackston était en passe de devenir quelqu'un d'important dans ma montée vers le pouvoir et j'aimais sa personnalité. Il me ferait garder les pieds sur terre tout en surveillant mes arrières. Il n'était peut-être pas un soldat, mais il était une personne loyale qui savait ce que voulait dire le mot responsabilité. Quant à moi, j'étais un fieffé menteur et un tricheur. Est-ce que cela me faisait quelque chose ?

Depuis qu'Ezra était venu la dernière fois, oui, ça me faisait quelque chose. Parce que je voyais à quel point il avait besoin d'amour, de tendresse et d'attention. Qu'il luttait contre ses propres démons, mais aussi ceux de Levi, qui était toujours en cure. Il sortirait bientôt et après ça ? Je me frottai le torse, sentant tous ses sentiments que je n'arrivais pas à trier se battre dans ma poitrine.

Je voulais Ezra.

Je le voulais tellement.

Mais tout était impossible maintenant.

Tout.

Je voulais Levi.

Mais lui, il n'avait pas besoin de moi. Il n'avait pas besoin de mes problèmes, il devait régler les siens.

Comment avais-je pu partir en les laissant ?

Comment avais-je pu partir de cette chambre d'hôtel sans protéger Athena ?

Je n'étais qu'un pauvre militaire sans réel but.

_ Il a intérêt à dire oui, cracha Brackston. Sinon, je m'énerve. Ce plan est parfait.

_ Respire, soufflai-je en posant ma tête contre le dossier.

_ Je te jure que je ferais tout pour que ce plan soit accepté, marmonna Brackston en se frottant les mains.

Cet homme était fou. Et si passionné.

Il grogna quand son portable sonna et salua sa mère d'un ton enjoué qui s'éteignit rapidement.

_ Quoi ? Comment ça à l'hôpital ? siffla-t-il, pâle comme un linge à présent.

Je me redressai dans le canapé, n'ayant pas tout entendu.

_ Dans le coma ? Elle est dans le coma ? Non. Attends-moi, j'arrive. Quel hôpital ? Putain de merde. Oui. Non, Maman, j'y vais.

Brackston bondit sur ses pieds et je fis de même, fouillant sur son visage. Elle ?

Qui ça ?

Je le suppliai silencieusement de me le dire.

_ C'est Athena. Elle a eu un accident très grave. Elle est à l'hôpital. Je dois.... Je dois y aller.

_ Vas-y. Envoie-moi l'adresse dès que tu y es, je t'y rejoindrais.

Il jeta un coup d'œil au bureau, puis revint sur moi. Je lui agrippai les épaules, à deux doigts de vomir.

Je ne pouvais pas flancher devant lui maintenant.

_ Vas-y, Brackston. Dépêche-toi.

Il ne se le fit pas dire deux fois et courut dans le couloir du cabinet.

Je me laissai tomber sur le canapé, la tête entre mes mains, respirant autant que possible.

Elle a eu un accident très grave.

Benson sortit de la pièce et m'observa un instant.

_ Que se passe-t-il ? Où est Brackston ?

_ Sa sœur vient d'avoir un accident, soufflai-je.

Benson hocha la tête, soupirant.

_ Les accidents arrivent, acquiesça-t-il en m'observant.

Je sentis mon cœur se mettre à battre plus vite.

Non.

Non ce n'était pas possible.

Ce n'était pas possible.

Pas lui.

Pas elle.

_ Reportez la décision, sifflai-je. On attend Brackston.

_ Soren ! s'écria Benson en me suivant dans le couloir.

Je pivotai et mes mains l'agrippèrent par le col. Je le plaquai contre le mur et pressai mon nez contre le sien.

_ Si je découvre un jour que tu es responsable de ça, murmurai-je.

_ De quoi parles-tu bon sang ? Tu crois vraiment que j'irais jusque-là ? Allons, réfléchis un peu.

Je le relâchai, brûlant à son contact.

_ Cependant, souffla-t-il en remettant son veston, ce genre d'évènements permet de prendre un nouveau départ, Soren.

Je clignai des yeux et le regardai, confus.

_ Sors de la vie de cette fille, murmura-t-il. Définitivement. Avant qu'elle ne meure vraiment par ta faute.

La menace n'était même pas voilée à ce stade et cela me donna envie de vomir.

Et de le tuer.

Après l'accident.

La première fois que je rentrais dans la chambre d'hôpital, je sentis tous mes espoirs mourir en voyant ce corps si fragile tenir bon, se battre pour vivre.

La seconde fois que je rentrais dans la chambre d'hôpital et que je vis Brackston pencher sur sa sœur comme si elle était le trésor de son âme, je pris la décision de ne pas le faire flancher et de ne pas briser sa vie, autant que j'avais brisé celle d'Athena.

La troisième et la dernière fois que je rentrais dans la chambre d'hôpital, je pris la décision de blesser pour la dernière fois Athena Claythorne.

Pour qu'elle m'oublie.

Pour qu'elle oublie que nous avions peut-être eu droit à un beau rêve, mais qu'il n'était pas pour nous.

Qu'il ne le serait jamais.

Brackston quitta la chambre pour aller chercher un café et je m'approchai du lit. Profitant de la dernière fois que je pourrais le faire de mon vivant, je glissai ma main sur sa nuque et la redressai doucement pour la presser contre moi.

Elle n'avait pas la même odeur que dans cette chambre.

Elle n'avait pas la même joie dans ses yeux ni le même désir.

Elle semblait vidée de toutes ses forces, luttant contre les évènements et son corps douloureux.

Quel monstre étais-je pour enfoncer le couteau dans cette plaie déjà purulente à ce stade ?

_ J'aurais aimé que ça se passe différemment, murmurai-je. Mais on ne peut pas continuer, Athena.

Elle m'observait avec de grands yeux, comme si je détruisais son monde.

Et bordel, j'étais bien en train de le faire.

Avec toute la folie qui m'habitait.

Avec toute la colère que je portais à Benson.

Avec tous les sentiments que j'éprouvais pour elle.

_ Ce qui s'est passé entre nous n'était pas une erreur, dis-je pour la rassurer. J'aurais aimé te rencontrer dans quelques années, quand tout ça n'aurait pas risqué de me détruire et de foutre en l'air la carrière de ton frère.

Car Benson avait très bien réfléchi au placement de Brackston dans mes pattes. Il avait choisi l'exact moment où je ne pourrais plus reculer et bien sûr, choisir entre Brackston et Athena. Je ne voulais faire ni l'un ni l'autre. Je ne voulais en blesser aucun, mais j'étais obligé d'en blesser une pour sauver les deux.

_ Tu es trop jeune pour moi. Trop immature.

FAUX.

FAUX.

_ Tu ne m'apporterais absolument rien.

N'y crois pas, murmurait une petite voix dans ma tête.

Le visage d'Athena commençait à se tordre de douleur.

_ Nos mondes sont entrés en collision l'espace d'un instant, mais maintenant, c'est terminé.

C'était dit.

_ Je ne t'écrirai plus et tu en feras de même.

Parce que ça nous garderait en vie tous les deux.

Et parce que nous ne pouvions pas plus nous voiler la face.

Il était temps de dire au revoir à tout ce que nous avions pu espérer de ce... truc entre nous.

Était-ce seulement quelque chose ?

Pouvais-je lui faire plus mal ?

Elle ne semblait pas me croire, voulait sûrement me dire de me taire.

Mais il fallait au bout de la sentence.

Et j'étais le juge, le bourreau et l'exécuteur.

_ Je t'ai utilisé, Athena. Pour oublier l'horreur de la guerre. Pour essayer de recoller les morceaux.

Menteur.

Je le lisais sur tout son visage.

_ Je t'ai utilisé à ma convenance et je n'en suis même pas désolé.

Parce que je voulais garder une partie d'elle avec moi.

Pour toujours.

Je voulais lui voler ça, parce que j'étais terriblement seul.

Et qu'on m'avait abandonné trop de fois dans ma vie.

Alors, j'avais abandonné les autres.

Et j'avais tenté de sauver mon pays à défaut de me sauver moi.

_ Dans quelques années, tu ne seras plus qu'un très vague souvenir. Il faut que ce soit comme ça pour toi aussi. Je travaille avec Brackston. Pense à lui. Ne gâche pas tout.

Reste loin.

Reste loin de moi.

Elle aimait son frère.

Elle l'aimait bien assez pour ne pas sacrifier son frère et se sacrifier à la place.

Altruiste, comme je l'avais toujours lu dans son regard.

Jouer sur sa culpabilité n'en était que plus facile.

Jouer et voler.

Tromper et mentir.

Blesser et tuer.

Annihiler tout l'espoir.

Détruire.

Je n'étais bon qu'à ça.

Mon père m'avait élevé pour faire ça.

Il m'avait façonné à coups de poing et il m'avait fait oublier le plus important.

L'amour des autres.

Athena ne me suivrait pas.

Tout comme Levi ne viendrait plus à moi.

Ezra allait se battre.

Sûrement même, et il faudrait que je le détruise lui aussi.

Tous, il fallait qu'ils m'abandonnent.

Que je les laisse dans le noir.

Que je les laisse souffrir à ma place.

Athena ne me lâcha pas du regard jusqu'à ce que je sorte de la pièce.

Brackston revint à ce moment-là.

_ Tout va bien ? souffla-t-il.

_ J'ai eu un appel de Benson. Il faut que j'y aille. Prends bien soin d'elle et de toi.

Il hocha la tête et entra, sans plus prêter attention à mon cri silencieux qui resta coincé derrière mes lèvres.

Je me mis à marcher, à avancer.

Si je m'arrêtais, j'allais m'effondrer.

Il fallait que je sorte d'ici.

Il fallait que je parte.

Il fallait que je m'en aille.

Il fallait que je disparaisse de la vie de certaines personnes.

Je ne pouvais pas les aider.

Je devais simplement faire mon devoir.

Je devais simplement oublier que j'avais déjà eu des désirs.

Je devais simplement oublier que j'avais déjà eu des gens qui m'aimaient.

Parce que je n'étais pas quelqu'un de bien.

Parce que je ne guérirais jamais.

Et que je traînerais toujours tout derrière moi.

Que j'avais été prêt à ruiner ma vie pour une nuit avec une jeune femme qui ne serait jamais la même après moi.

Plusieurs jours passèrent.

Je crois.

L'alcool n'aidait pas à compter les jours.

Encore moins les nuits.

La cigarette avait arrêté d'irriter ma gorge.

Alors, je fumais plus.

J'arrivais à fumer plus.

Toutes ces années à lutter pour oublier les coups.

Pour oublier mon père.

Pour oublier les garçons.

Pour oublier ce sentiment qui me rongeait.

La culpabilité.

Quelqu'un frappa à la porte.

Je ne me redressai même pas, observant le jour décliné par la fenêtre.

Je ne voulais voir personne.

Je l'avais pourtant fait comprendre à Benson, qui avait eu son petit sourire.

Avait-il vraiment pu être le responsable de cet accident ?

Je n'en savais rien.

Pourtant, pourtant une partie de moi savait.

S'il avait pu faire ça, qu'aurait-il fait si j'étais resté avec elle ?

Si j'avais continué à lui parler.

Je regardai le portable éclaté sur le carrelage.

De nouveau, on frappa.

_ Allez-vous-en ! hurlai-je.

Il y eut un bruit assez sourd et je me redressai sur mes coudes pour voir Ezra rentrer, repoussant une bouteille du pied.

_ Ren ? souffla-t-il.

Sans savoir pourquoi, le voir comme ça, avec une jupe, des bottes, et une veste, ses cheveux sur sa tête relevée autour d'une petite barbe.

Tout ça, toute cette liberté me fit mal.

Et je me mis à pleurer.

Je me mis à pleurer, laissant toute cette douleur sortir.

Tous ces regrets.

Ezra lâcha son sac et navigua jusqu'à moi pour tomber à genoux à côté de moi et me presser contre lui.

_ Tout ira bien, se mit-il à souffler. Tout ira bien.

Je m'accrochai à lui, parce que j'étais faible.

Je l'avais toujours été.

J'avais toujours cru être un bon soldat, mais la guerre avait gagné.

Je n'étais qu'un champ de bataille.

Plein de trous, plein de cicatrices.

J'étais vide.

Vide de tout.

Je n'arrivais plus à me battre.

Je ne voulais plus me battre.

J'avais tué des gens.

Mais dans le même temps, j'avais tué les dernières parties de moi qui étaient encore vivantes.

_ Je suis là, murmura Ezra. Je suis là.

Il me tint contre lui.

Et je ne savais même pas qu'à ce moment-là, il m'aimait déjà bien assez pour ne pas m'abandonner.

Jamais. 

**

Il fallait bien le pdv de Soren pour cette scène. Dur dur dur tout ça 😥😥

Encore un dernier après celui ci et ce sera l'épilogue  🙈

Allez courage ❤️

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