72. Les protéger

EZRA

Son message disait tout et rien. Un pavé de mots et de questions. De doutes et d'une colère mêlée de tristesse.

Il me disait de ne pas m'alarmer, je crevais d'inquiétude. Comme à chaque fois. Mes yeux passaient sur les lignes, cherchant une interprétation cachée, une sorte de message subliminal.

Je repassais sur les incertitudes de Levi, sur son âpreté.

« Je lui ai dit de rentrer chez elle. »

« Je ne suis qu'un connard. »

« Elle n'avait pas le droit de parler de ça. »

« Je m'en veux. »

« Chez elle ! Mais c'est ici chez elle, non ? »

« Je suis trop attaché ? Trop amoureux ? »

« Quand il s'agit de Soren, c'est toujours la même chose. »

Je soupirai et appuyai mon téléphone contre mon front, fatigué alors même que la journée n'avait pas vraiment commencé. Chef ne cessait de se frotter contre moi, en quête d'attention que je ne pouvais pas lui donner.

Je n'aurais pas cru que tout ça arrive si vite. Un échange aux allures d'une simple dispute. Qui était bien plus que ça. Qui me renvoyait tout ce pour quoi je me battais, tout ce pour quoi je vivais. Et ce, depuis plus de dix ans. Comment avais-je pu croire que tout serait si facile ? Si exempt de complication ? Comme si rajouter une inconnue à une équation se faisait si facilement ! Pas besoin d'être un génie des maths.

Je m'en voulais. Terriblement. Depuis toujours je faisais balance entre Soren et Levi et c'était de cette manière que nous avions trouvé notre équilibre. C'était de cette façon que tout avait pu se bâtir à la seule force de notre détermination. Mais voilà que les fondations vibraient, prêtes à s'effondrer.

À cause d'une seule personne.

« J'ai été dur. Et idiot. »

« Elle ne sait vraiment pas de quoi elle parle. »

« Je suis un monstre ? »

J'avais espéré que Levi ferait office de balance en ce qui concerne Athena. Que ce serait à lui de la gérer comme moi je le faisais avec Soren et lui.

Une erreur de calcul ?

Nous nous étions tous laissés porter. Ne prenant pas en considération les conséquences à long terme de tout ça. Ou à court terme.

La grenade, à peine dégoupillée, nous retournait dans l'explosion. Levi restait le plus durement atteint et je le comprenais.

J'avais vu son attachement pour Athena. La rapidité avec laquelle il était tombé amoureux. J'étais resté spectateur, l'observant se dévoiler, observant cette facette de lui qui me plaisait, qui me titillait.

Mais voilà qu'il était tombé dans son propre piège, trop impliqué pour se modérer, pour se contrôler. Athena ignorait tout de Levi et de ses sombres démons. De ce qui l'avait habité pendant des années, faisant de lui un être dépendant que j'avais dû tirer à bout de bras.

Que j'avais sauvé.

Je ne me sentais pas l'âme d'un héros pour autant, ou alors juste celui de Levi. J'aimais cet homme d'un genre d'amour qui aurait pu effrayer, qui aurait pu le contraindre à ma domination. Levi avait déjà tant perdu. On lui avait déjà tant pris, le laissant au sol, les ailes ravagées et l'âme carbonisée.

Que ce soit sa famille.

Que ce soit Soren.

Toujours, je l'avais protégé. De lui-même, des autres, de nous.

Mais voilà que j'avais laissé entrer Athena dans nos vies. Et à la manière d'un cataclysme sans précédent, il y avait eu des signes, mais tout s'était déchaîné. Sans commune mesure et c'était à moi de régler le problème. Parce que je le faisais toujours.

Pour moi.

Pour eux.

Pour Athena ?

La nouvelle inconnue de notre équation.

« Je crois que... je suis fou amoureux. »

Oh, il l'était. J'ignorai pourquoi Athena. Ce qu'il avait vu chez elle, ce qui l'avait poussé à se transcender de cette façon.

Sans Levi, je n'aurais pas prêté grande attention à Athena. J'aurais vu mon envie d'elle comme un truc passager, mais logique. J'aimais le sexe.

J'aimais le fait de ne pas me définir via un genre.

Garçon. Fille.

J'aimais la personne.

J'appréciai sa présence.

J'étais non-binaire. Et je prenais ce que je ressentais comme ça venait. Sans me poser de questions, sans m'interdire d'éprouver ou de détester.

Levi, lui, c'était tellement différent. Et je l'aimais d'autant plus pour cette raison.

Mon homme. Mon Levi.

« J'ai merdé et maintenant, je m'en veux. »

« Qu'est-ce que je dois faire ? »

Je protégeai Levi. Depuis aussi loin que je m'en souvienne. Je prenais soin de lui quand il était incapable de le faire. Je nous le devais. C'était la seule façon que je n'avais jamais eue de le garder près de moi, avec moi.

J'aurais dû être plus attentif.

Mais moi aussi, après coup, j'étais devenu dépendant d'Athena. Tout comme Soren avant nous. Nous étions pris dans ses filets, pauvres pécheurs. Mais je devais faire quelque chose. Avant qu'elle ne commette une autre boulette devant Levi et qu'elle ne le tire vers ses plus sombres pensées sans même le savoir.

Finalement, c'était à moi de régler tout ça. Comme toujours.

— Tu ne peux pas prendre cette décision pour lui, dit Soren, debout près de la baie vitrée.

J'ignorai comment il avait réussi à trouver du temps pour venir, surtout au vu de son planning chargé, mais il était là, avec moi. Sa mine soucieuse se heurtait à ma froide détermination.

Cette fois, j'étais le monstre. Ou alors l'avais-je toujours été.

— Tu sais que je connais Levi mieux qu'il ne se connait lui-même, répondis-je d'une voix douce. Je sais ce qui se cache derrière son sourire et sa joie presque candide.

— Je pense, commença Soren, cherchant ses mots, qu'Athena a changé la donne. Il évolue, Ez. Il change et s'éloigne un peu de toi, de nous. Ce n'est pas une mauvaise chose.

— Je ne dis pas le contraire, mais s'il a été si virulent avec elle, ce n'est pas sans raison.

— Quand ça me concerne, il l'est toujours, trancha Soren.

Cette réalité ne semblait pas l'émouvoir plus que ça.

— Tu dois le laisser gérer tout ça par lui-même. Nous ne serons pas là à chaque instant de sa vie.

— Si, répliquai-je. Je ne compte pas le lâcher en cours de route. Ce serait trop facile, sinon.

Soren soupira :

— Ce n'était qu'une dispute, Ez. Entre elle et lui. C'est à eux de régler tout ça. Nous n'avons rien à–

— Levi a raison ; elle ne sait rien de notre fonctionnement.

— Si personne ne lui en parle en même temps, grogna Soren. À quoi bon la pousser à fonctionner avec nous si dès qu'elle commet une petite erreur, nous lui en tenons rigueur ? C'est humain. Se tromper, mettre les pieds dans le plat, pousser quelqu'un dans ses retranchements. Tout ça, c'est la base d'une relation, qu'on soit deux ou quatre.

J'entendais. Chacun de ses arguments, sa façon même de penser. Je la comprenais. Mais Soren était encore moins objectif que Levi quand il s'agissait d'Athena.

— Je crains d'être allé trop vite. Sa venue dans notre intimité était peut-être, je ne sais pas, précipitée ? Je sais que c'est moi qui le voulais, que c'est moi qui me suis jeté dans la bataille, mais, je ne sais plus. Je crois que, peut-être, nous aurions dû être plus attentifs et plus... réfléchis.

Soren coula un regard dans mon dos.

— Au moins je sais ce que tu penses, résonna la voix d'Athena.

Je n'avais pas entendu l'ascenseur. Lorsque je me tournai, j'avisai ses cernes et sa mine triste. Ses vêtements débraillés et son sac qui ne cessait de glisser de son épaule.

Je me retins de justesse de lui fondre dessus pour la serrer contre moi et m'excuser. Je me retins de lui dire que tout ça, ce n'était que des bêtises et que rien ne comptait autant qu'elle et nous.

— Je sais bien que tu n'avais aucune idée de l'impact qu'auraient tes mots sur Levi, commençai-je. Mais–

— Vous savez pousser les autres à se dévoiler sans en faire de même, me coupa-t-elle, sans une once de méchanceté dans son ton. Vous maniez les mots comme un marionnettiste le fait des fils de ses poupées.

— C'est un reproche ? m'entendis-je demander.

Elle secoua la tête, un sourire triste aux lèvres.

— Une constatation. Jusque-là, ça ne me dérangeait pas, parce que tout le monde a le choix de dévoiler ou non tout de lui. Mais alors, qu'on ne m'attaque pas sur des sujets dont j'ignore l'impact sur vos personnes.

— Tu n'es avec nous que depuis quelques mois, répliquai-je, tu ne peux pas t'attendre à ce qu'on te dise tout, qu'on s'ouvre autant sans savoir si–

— Je le mérite ? Mais même s'il avait été question d'années, est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Vous êtes tous les trois depuis tellement longtemps que j'aurais dû m'estimer chanceuse de pouvoir faire partie de tout ça. Votre intimité vous appartient. Elle définit votre relation. Que Levi soit amoureux de moi ne change rien et que je le sois en retour non plus. Pourtant, vous m'avez laissé le droit d'être avec vous. Malgré tout, j'ai l'impression de n'avoir le droit qu'à quelques miettes éparses.

Ma colère flamba à l'intérieur, mauvaise.

— Ne te victimise pas, Athena. Pas de ça avec moi. Tu savais très bien à quoi t'attendre en entrant dans notre relation. Tu connaissais plus ou moins nos attaches et nos attentes.

— Vous ne faites que ça, attendre ! cria-t-elle. Tu crois que je ne sais rien, mais malgré le peu de temps passé, je connais Levi. Je vois bien comme tout ça lui coûte et lui pè–

Ne. Me. Parle. Pas. De. Levi.

Ma voix claqua dans la pièce. Froide et distante.

— Tu ne sais rien de lui. Tu penses le connaître, mais c'est un mensonge. Ne parle pas en son nom ! Jamais.

Athena secoua la tête, retenant ses mots. Retenant sa propre colère et surtout sa peine.

Je la piétinais.

Quand il s'agissait de Levi, je perdais toute raison, toute gentillesse.

Je le protégeais.

Bordel !

— Et toi, murmura-t-elle à Soren, tu ne dis rien. Vous vous complaisez tous dans un mensonge, mais ça vous convient. Si on ne parle pas du problème, ça veut dire qu'il n'existe pas. Brackston et toi, vous visez bien au-delà des quatre prochaines années. Mais tu es là et tu continues à laisser Levi et Ezra t'attendre. Je ne sais rien ? Je ne me voile pas la face et je ne vis pas dans un mensonge. Vous vous mentez ouvertement, vous complaisant dans cette situation. Tous les deux. Vous mentez à Levi. Sous prétexte de l'aimer ? Si c'est ça, aimer, alors je ne veux rien savoir de l'amour.

Je clignai des yeux.

Oui. Oui. On se mentait les uns les autres pour se protéger.

J'avais juré de protéger Soren.

Juré de protéger Levi. Quel qu'en soit le prix.

Et si ce prix s'avérait être Athena...

— Je crois que tout est dit, alors, m'entendis-je dire.

— En effet, souffla Athena.

Elle ramena sa bandoulière sur son épaule et nos yeux s'accrochèrent un moment. Elle nous tourna alors le dos et je vis Soren se tendre, mais sans aller à sa poursuite pour autant.

La vérité faisait bien plus mal que le mensonge.

Nous n'étions pas encore prêts à nous en séparer. Non, pas encore.

Je vivais pour protéger Soren et Levi.

Quoiqu'il m'en coûte.

Quoiqu'il m'en coûte

**

Des décisions sont prises.

Où vont elles mener nos 4 héros ? ❤️

Plus que deux chapitres et l'épilogue.
Courage ❤️🙈

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