44. Nous sommes l'accumulation de nos choix


SOREN

Le vent soufflait doucement sur mon visage, ramenant différents souvenirs à la surface de ma conscience. Comme cette fois où il y avait ce moment de paix parmi la guerre, les morts et les cris. Et les larmes.

Je regardai la mer, les vagues s'échouer doucement sur le sable. À une époque, j'avais cherché énormément de moyens de me calmer. D'apaiser la peur en moi. D'apaiser cette bête à la recherche de sa survie que l'armée avait façonnée pour mieux attaquer. Pour mieux obéir.

Elle était là, toujours prête à bondir quand quelque chose venait déstabiliser ce que j'étais. Ce que j'avais choisi d'être. Mon père nous avait toujours répété que nous étions l'accumulation de nos choix. Bons ou mauvais, nous étions simplement ce que nous avions choisi à un moment de notre vie. Je me rappelais très bien la première fois que j'avais revu Ezra après la guerre. La première fois que j'avais revu Levi après la guerre.

La première fois que j'avais vu Athena après la guerre.

Je n'avais pas été moi-même depuis si longtemps, à la recherche même de l'homme que j'aurais pu devenir si je n'avais pas tué des gens sur un autre continent. De l'homme que j'aurais pu devenir si je n'avais pas accepté que le sniper de mon unité abatte trois enfants dont les mères avaient enveloppé leurs petits corps de bombes, les envoyant courir sur nos convois.

Comme de simples sacrifices.

Nous sommes l'accumulation de nos choix.

Ezra et Levi m'aimaient profondément parce qu'ils connaissaient tout. Je ne leur avais pas fait de détails sur la guerre, mais ils avaient très vite compris les marques que cela avait laissées sur ma personnalité. Sur la façon que j'avais de me voir. Ils m'avaient connu avant, connaissaient la partie même de moi qui me définissait.

Peu de personnes comprenaient pourquoi nous étions capables de nous aimer tous les trois au même niveau. Pas de la même façon et pas pour les mêmes raisons si vous vouliez être honnête, mais finalement, c'était de l'amour. Et nous avions chacun un rôle à jouer dans l'équilibre de notre amour.

Peu de personnes croyaient en autre chose que l'hétérosexualité, ou l'homosexualité pour ce que ça comptait. Il fallait croire en une forme d'amour et ce que je donnais à Ezra et Levi me convenait.

Nous sommes l'accumulation de nos choix.

Choisir une certaine forme d'amour pour combler votre vie était la chose la plus importante à faire. L'épreuve à réussir pour se sentir entier.

Je ne pouvais m'empêcher de penser à cette forme d'amour. Comment Athena, l'une de seules femmes qui avait réveillé une émotion si forte en moi, était en ce moment avec les deux seuls hommes à qui je pourrais m'offrir entièrement ?

Lorsque les chemins de deux personnes ne cessaient de se croiser, que devions-nous comprendre ? Et pourquoi celui de Levi et d'Ezra avait-il croisé le sien ?

Toutes ces questions m'habitaient, me renvoyant tous les choix que j'avais faits un jour dans ma vie.

Celui d'accepter mon homosexualité, mais de rester caché.

Celui d'aller à l'armée, et d'abandonner les hommes que j'aimais.

Celui d'embrasser cette jeune femme et de ne pas écouter les alarmes dans ma tête.

Celui de succomber à l'amour de deux hommes.

Celui d'accepter la politique.

Celui d'accepter que je pusse peut-être faire la différence.

Celui d'accepter que je ne pusse pas tout maîtriser.

Je tournai mon regard vers une famille qui se baladait un peu tardivement sur la plage. Mon cœur se serra un instant. Je n'avais jamais désiré d'enfants. Pour la simple et bonne raison que je ne voulais pas être responsable de quelqu'un d'autre pendant longtemps. Je ne voulais pas être responsable de la chute d'une autre personne. Je n'étais pas une personne assez stable pour devenir parent. Et le fait était que j'étais amoureux de deux hommes. Si la première étape d'être homosexuel compliquait certaines choses, la seconde d'être amoureux de deux personnes faisait croître la difficulté. Ce n'était au fond que des excuses. Je le savais, néanmoins, cela n'avait pas changé mes envies profondes. J'avais vu ce que des mères étaient capables de faire à leurs enfants. Ce que des pères étaient capables de faire à leur fille ou à leur fils. Peu importait l'âge, vraiment.

La mère se pencha pour essuyer le sable des mains de son petit garçon qui rit aux éclats et tenta de rattraper sa sœur qui courrait après les vagues. Le père observait tout ça d'un œil d'aigle, protégeant sa famille. Protégeant ceux qui étaient siens.

Je déglutis, sentant le profond changement qui avait lieu au fond de mon corps. C'était comme cette fois-là où j'avais dû prendre la pire décision de ma vie. J'avais sacrifié des individus pour sauver mes hommes.

J'avais sacrifié la vie de nombreux enfants pour sauver mes hommes.

Et on m'avait honoré pour ça.

Quelle place avait l'honneur dans la mort ?

Quelle place avait l'honneur dans la vie ?

Je soupirai en sentant mon portable vibrer dans ma poche. Je le sortis et observai les appels en absence de Benson, de Talia et de Brackston.

Aucun message de Levi.

Aucun message d'Ezra.

Je pris une longue inspiration, ne voulant pas céder à la panique. Je voulais prendre cette décision de façon raisonnée. Si l'amour appelait la raison, ce qui n'était franchement pas le cas, le choix aurait du être simple.

Ezra avait su choisir ses mots.

Il avait deviné ce que j'avais toujours caché.

Ce que j'avais enterré, car cela faisait trop.

Aimer une personne.

Aimer deux personnes.

Aimer trois personnes.

Certains vous diraient qu'il y avait l'amour et l'amour, mais je savais que je ne pouvais décemment plus me cacher derrière cette énième excuse de la société.

D'une certaine façon, j'étais tombé amoureux d'Athena.

Je le savais et j'avais tout fait pour ne pas y penser, parce que tomber amoureux d'une femme n'était pour moi pas pensable à une époque. Quand vous aviez aimé les hommes toute votre vie, il était compliqué d'apprécier le corps du sexe opposé, peu importait votre inclinaison.

Je me frottai les tempes.

Pourtant, tous les détails de cette fameuse nuit me hantaient.

Tout comme le reste à vrai dire.

Les échanges de mails.

Les cris de Benson.

L'accident de voiture.

L'hôpital.

La raison.

La politique.

Je me levai sur mes pieds et m'étirai un instant. J'entendis une voiture non loin et retins un sourire. Brackston adorait utiliser ses joujoux et me suivre avec son GPS était son passe-temps favori en ce moment. Il était compliqué de prendre un peu de temps pour soi quand vous étiez en politique. Je me demandais encore comment j'arrivais à vivre mon histoire avec les garçons tout en profitant de la vie politique que j'avais choisi. Je n'étais franchement pas sur une balance très équilibrée et voir Athena débarquer là-dedans me donnait quelques sueurs froides.

Je pivotai pour voir Brackston et Talia sortir de la voiture. Talia portait un pull à capuche qui m'appartenait. Elle était vêtue d'un legging et de baskets tendance. Néanmoins, son visage était caché. Brackston prit sa main dans la sienne pour l'aider à descendre la dune. Il finit par la faire grimper sur son dos et ils avancèrent ainsi jusqu'à moi, des rires leur échappant.

_ Tu dois arrêter de me suivre de cette façon, Bracky, marmonnai-je en aidant Talia à se stabiliser.

Je portai un ensemble de jogging plus à la mode que le sien, mais ma capuche et ma casquette était d'actualité aussi. Brackston était habillé de façon sobre, comme s'il allait en ville de bon matin. Il avait dû enfiler ses baskets rapidement lui aussi, car cela n'allait pas du tout avec son jean d'un marron clair.

_ Tu sais bien que j'adore suivre ton petit cul.

_ Quand tu t'échappes comme ça, c'est que tu veux prendre une grosse décision, remarqua Talia en remontant les lunettes sur mon nez du bout de son doigt. Alors, on s'est dit qu'on allait te laisser un peu de temps avant de venir t'aider.

Je l'enlaçai pour la remercier silencieusement et elle se pressa contre mon torse. Brackston m'observa longuement, cherchant à savoir si j'allais ou non faire une connerie. Sûrement la plus grosse de ma vie, mais ça, je n'en avais simplement pas encore conscience.

_ Mais la grande question est : allons-nous pouvoir aider le grand et fort Gouverneur Moore ?

_ Tais-toi, marmonnai-je en repoussant le visage amusé de Brackston du plat de ma main. Je ne le suis pas encore. Et on ne sait jamais ce qui peut arriver en un an.

_ Soren ? souffla Talia.

_ Je n'ai pas dit que j'allais abandonner, les rassurai-je. Disons que je réfléchis à certaines choses.

_ Ce n'est pas le moment de filer pour quelques jours en solo, Ren, soupira Brackston en se laissant tomber dans le sable.

Talia fit de même et me tira entre eux deux.

_ Si je veux filer quelques jours, je le ferais, remarquai-je. Car nous n'avons rien au programme en ce début d'année, mon cher capitaine !

Brackston leva les yeux au ciel.

_ Tu sais très bien ce que je voulais dire.

_ Je ne vous lâcherai pas OK ? On en a déjà parlé.

_ Benson est insupportable en ce moment, alors je comprendrai que tu veuilles prendre un peu l'air. Seulement, préviens avant de faire un plongeon en eau profonde d'accord ? soupira Brackston.

_ Nous voulons simplement t'aider, souffla Talia en nouant ses bras autour de ses jambes.

Elle posa son menton sur ses genoux et regarda la mer un instant en silence. Je frottai son dos pour la rassurer.

_ Je vous remercie d'être là, dis-je en les regardant tour à tour. Sincèrement. Sans vous, je n'en serais pas là.

_ N'essaye pas de m'amadouer, marmonna Brackston.

_ J'ai une question pour vous deux, repris-je en balayant la moquerie de Brackston d'une main. Où est-ce que vous voyez dans dix ans ?

Je les laissai réfléchir à ma question. Talia semblait vaguement déprimée par cette idée, quant à Brackston il semblait plus déterminé que jamais.

_ Si on est des bâtards chanceux, remarqua mon meilleur ami, je dirais à la Maison-Blanche.

_ Vous êtes des bâtards chanceux, le corrigea Talia. Je ne sais pas trop où tu en es dans ta réflexion concernant la Maison-Blanche. Néanmoins, si tu souhaites y aller, je te suivrai. Alors, potentiellement, avec vos deux tronches là-bas.

Nous rîmes ensemble avant que je ne me lève et les observe une dernière fois.

_ Si tel est le cas, j'ai besoin de faire quelque chose.

_ Je sens que ce quelque chose ne va pas me plaire, marmonna Brackston.

Je souris et haussai un sourcil.

Il n'en avait aucune idée, vraiment.

**

Toute la matinée, j'avais pesé le pour et le contre. J'avais continué à peser le pour et le contre dans la voiture, seul, accompagné de mes choix et de mes regrets. Nous étions humains, nous avions forcément quelques regrets à porter avec nous. Je regardai la petite propriété nichée derrière de grandes haies. Cette petite villa appartenait à la grand-mère de Levi. Je le savais pour l'avoir évalué avec lui il y a quelques années, dans l'optique de la vendre. Il n'en avait pas été capable, malgré les demandes de sa grand-mère qui était pour lui une sauveteuse vraiment. Elle ne m'appréciait pas beaucoup, me traitant de lâche la plupart du temps. C'était à l'époque où elle pensait que Levi et moi étions ensemble. Alors qu'en fait, Ezra était déjà aussi un peu dans la balance. C'était avant l'armée. Levi était encore très jeune et instable. D'une certaine façon, je l'avais abandonné à cette instabilité, ne cherchant pas plus loin que mon propre équilibre.

Puis, il y avait eu l'armée.

Puis, les regrets.

Cela faisait une heure environ que j'étais garé devant l'adresse exacte qu'Ezra m'avait donnée. J'étais parti avec mon sac, sous le regard inquiet de Talia. Brackston était en rendez-vous galant avec sa nouvelle petite amie et j'avais fait exprès de partir à ce moment-là. Je savais qu'il pourrait toujours me suivre s'il le voulait, c'était aussi pour cette raison que je n'avais pas pris mon portable. J'en avais pris un autre que je savais qu'il ne surveillait pas. C'était un vieux, mais j'avais les numéros importants dedans.

Toutes ces manigances pour venir ici, me retrouver devant cette maison, dans laquelle se trouvait potentiellement un futur auquel je n'avais jamais aspiré.

Ezra m'avait dit qu'il était émotionnellement et physiquement lié à Athena. De lui, cela voulait dire énormément de choses. Il n'était lié de cette façon intrinsèque qu'à Levi et moi. Et j'étais curieux de voir que ces derniers mois, il n'avait pas cherché quelqu'un d'autre, sûrement parce qu'il avait eu Athena dans son viseur. Ce qui était aussi étonnant que d'apprendre qu'il craquait pour une fille. Ezra était ainsi. On découvrait une partie de lui à chaque fois qu'on le voyait. Quant à Levi, vu qu'il ne m'avait pas adressé la parole depuis mes révélations, je comprenais aisément qu'il voulait placer Athena dans une bulle pour la protéger.

Comme je le comprenais.

Comme j'aurais voulu le faire à une époque.

Je posai mon front contre le volant et pris une longue inspiration. Je n'étais pas prêt pour tout ce qui m'attendait dans cette maison. Je n'étais pas prêt à révéler certaines choses que je savais.

Je n'étais pas prêt à vivre et ressentir tout ce qui allait se dérouler si j'acceptai qu'Athena fasse partie de cette vie.

Cette vie qui à la base ne devait pas être en contact avec la sienne.

Seulement, une très grosse partie de moi voulait la voir.

Voulait parler avec elle, voulait rire avec elle.

J'étais un profond idiot de faire ça.

Toutes mes alarmes me le disaient. Me poussaient à redémarrer et à faire demi-tour, oubliant ainsi ce qu'Ezra avait dit.

Nous sommes l'accumulation de nos choix.

Je voulais voir Athena.

C'était la seule vérité qui m'habitait depuis ma conversation avec Brackston et Talia.

Dans dix ans, où est-ce que je me voyais ?

Qui voulais-je dans ma vie ?

Je poussai la portière et allai chercher mon sac à l'arrière de la voiture. Je claquai le coffre et balançai mon sac sur mon épaule. Je me mis à marcher vers le jardin et poussai la petite barrière. Je remontai l'allée, le cœur battant à tout rompre.

Il y avait de grandes chances qu'Athena n'accepte pas ma présence.

Il y avait de grands risques qu'Athena rejette en bloc ma personne.

Je devais garder ça en tête.

Je devais me rappeler que je lui avais fait du mal.

Que je lui avais brisé une partie de son cœur et que je l'avais gardé avec moi tout ce temps, refusant de lui rendre, refusant de lui dire que ça n'avait été qu'un instant dans nos vies et que nous devions passer à autre chose.

Bien sûr que non.

Bien sûr que non ce n'était pas simplement un instant dans nos vies.

Tout comme mon retour de l'armée.

Tout comme mon premier baiser avec Ezra, avec Levi, avec les deux.

Tout comme notre première fois à tous les trois.

Tout comme ma première fois avec elle.

J'étais un obsédé et j'étais en train de l'affirmer tandis que mes pas m'amenaient à la porte.

Je remis mon sac en place et retins mon souffle.

Je levai mon doigt qui alla appuyer sur le bouton de la sonnette.

J'entendais de la musique à l'intérieur et aussi des voix, je crois.

Je déglutis en entendant la voix d'Athena.

J'aurais pu la reconnaître n'importe où.

J'étais à la fois impatient, nerveux et tellement heureux de pouvoir enfin la voir ainsi sans épée au-dessus de la tête.

Sans la voix de Benson dans mon oreille.

Comme j'avais hâte.

Pourquoi réfléchir à tout ça quand la simple présence d'une personne dans votre vie était un de vos choix ?

Nous sommes l'accumulation de nos choix.

La porte s'ouvrit enfin et la voix d'Athena résonna, me faisant frissonner.

_ Vous avez été rapide monsieur le livreur...

Sa voix s'estompa quand son regard se posa sur moi. Mon cœur se serra quand je vis la peur prendre le dessus sur la surprise au moment même où elle comprit que c'était moi.

Ce n'était pas du tout la réaction à laquelle je m'attendais.

Alors, mon inconscient tenta de combler la panique qui s'agitait en moi et je me mis à parler.

_ Bonjour Athena, dis-je d'une voix rauque.

Son regard s'écarquilla un peu plus.

Je tentai de lui sourire, mais déjà la porte se referma sur mon visage en claquant.

Ce fut violent et expéditif.

Ce fut criant de vérité et cela aurait dû me faire reculer.

Elle venait de claquer la porte directement à mon visage.

Littéralement.

Physiquement.

Qu'est-ce que...

Qu'est-ce qu'il venait de se passer ?

Nous étions l'accumulation de nos choix.

J'aurais dû m'en souvenir, non ? 

**

Vous vous y attendiez à ça vous ?? 😎

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