35. L'équipe de bras cass'

ATHENA

— Et voilà pour toi, dis-je en m'installant sur le tabouret à roulettes en déposant la boisson à côté du clavier.

Je portai ma paille entre mes lèvres et aspirai goulûment, faisant exploser différentes saveurs dans ma bouche. Jian me remercia d'un sourire franc et attrapa le contenant entre ses longs doigts fins.

La pièce, plongée dans une obscurité toute relative n'était éclairée que par le halo des écrans de PC, une luminosité pas agressive, juste un peu trop vive pour moi. Je clignai des yeux derrière mes lunettes et tentai de déchiffrer le programme ouvert. Peine perdue quand on savait que j'étais une véritable merde en informatique, n'étant même pas sur les réseaux sociaux, préférant de loin les vraies interactions sociales, avec les maladresses qui allaient de pair.

— Qu'est-ce que tu fais ? m'enquis-je, curieuse de comprendre les taches de chacun dans cette grande équipe de production.

Chaque personne que j'avais eu la chance de rencontrer était plus ou moins expert dans son domaine et Jian ne dérogeait pas à cette règle. On le retrouvait souvent dans cette salle, à bidouiller les prises des caméramans pour en faire quelque chose. Un épisode par exemple.

— Je gère le montage son, répondit-il avec un haussement d'épaules, comme si ça paraissait évident.

— Et ça consiste en quoi au juste ?

J'aimais m'intéresser à divers sujets, d'où ma présence dans les « coulisses » en quelque sorte. Regarder une émission ou un film, c'était bien plus que profiter des images à l'écran. Il y avait un tel travail derrière que parfois on avait du mal à se rendre compte qu'il pouvait y avoir des années de tournage, de prise de vue, de montage.

Jian remonta ses lunettes sur son nez et je lui jetai un coup d'œil en biais. Il avait le faciès agréable, caractéristique d'une personne venant d'Asie, de Chine plus précisément. Il m'avait dit que là-bas, Jian signifiait santé dans le sens de vigoureux. J'avais ri, parce que c'est vrai qu'il faisait assez chétif et qu'il était loin de l'idée qu'on pouvait se faire d'une personne pleine de vigueur. Lui aussi ça l'amusait et il en blaguait encore avec ses parents, eux aussi présent aux États-Unis depuis bien des années. Bien qu'il soit né en Chine, il n'en gardait qu'un souvenir disparate, pas assez prégnant pour qu'il se sente l'âme d'un compatriote. Pour lui, L.A demeurait sa ville, son foyer, bien qu'il ait pas mal bougé avant de se poser et avant de bosser pour CTN Universal.

— Je sélectionne les sources sonores, j'écarte certains bruitages ou j'en choisis. Le son est très important et aussi étonnant que ça puisse paraître, ça fait presque tout le taf. Une bonne bande-son peut tout changer. Bon dans un cas comme Kiss of Time, c'est juste histoire de, puisqu'on se concentre avant tout sur les interactions entre les garçons et le candidat.

Je hochai la tête. Les effets sonores demeuraient moins essentiels dans certains cas, comme ici présentés. Néanmoins ça restait un passage oblige pour certaines prises. Le générique devait aussi être au top niveau musical pour donner envie d'aller plus loin. Et j'adorais le générique de Kiss of Time !

— Le son, c'est la dernière étape ?

— Ça dépend. J'aime bien toucher un peu à tout, dans n'importe quel sens, comme si je voulais trouver le juste milieu. De toute manière, à partir du moment où tu es en post-prod, tu ne fais que bidouiller jusqu'à ce que ça plaise à tout le monde.

En toute logique, la post-production survenait avant qu'un film, ou une série ne soit présenté. Elle comprenait plusieurs étapes qui conduiraient à l'achèvement de l'œuvre filmique. On y retrouvait le montage et le mixage, éléments hyper importants. Bien qu'on ait l'impression que Jian bossait en solo, ce n'était pas le cas. Et même enfermé ici, Norah restait la cheffe d'orchestre de tout ça, menant tout ce joyeux bordel à la baguette. Je l'aimais bien. Elle avait parfois un caractère de merde, mais au moins elle savait comment prendre les gens et faire qu'ils donnent le meilleur d'eux-mêmes. Je comprenais pourquoi maman l'avait choisi parmi bien d'autres profils. Norah avait la fibre pour diriger une équipe et prendre les bonnes décisions.

— Ça ne pose pas de problème d'attaquer cette partie en sachant que vous êtes encore en plein tournage ?

— C'est être efficace, répondit-il, ses doigts survolant son clavier et son index cliquant à toute vitesse sur sa souris. Mais ça ne veut pas dire que je devrais tout reprendre à la fin.

— C'est un tantinet chronophage, non ?

Nouveau haussement d'épaules de sa part et le bruit de son aspiration.

— Tout demande énormément de temps quand tu es en tournage. Plus tu y passes de temps et plus tu es sûr de frôler le parfait. Et s'il faut que je recommence un truc sur lequel j'ai passé trois jours, tant mieux. C'est une question de perfectionnement.

Ça, ça me parlait assez. Je ne voulais pas être parfaite dans ce que je faisais, juste bien le faire. Et finalement il y avait une grosse différence.

Se perfectionner dans un domaine n'entrainait pas une maitrise pointue. Enfin, j'étais sûre que Levi n'aurait pas eu le même avis sur la question, mais en même temps, il voyait dans la cuisine un art et non pas un simple passe-temps ou métier. J'imaginai que pour Ezra ça devait être la même chose, à son niveau cela dit. Vu comme il prenait soin de lui et des autres, je me doutais que là aussi il s'agissait d'un art à part entière. Pouvais-je me targuer d'avoir un domaine qui me fasse autant vibrer ? Pas vraiment, en fait. Je tâtai, cherchant encore. J'appréciai ce que je faisais ici depuis plusieurs mois, trouvant dans ce travail un intérêt que je n'aurais pu imaginer. Maman avait eu le nez fin, encore une fois, et même Brackston devait s'en gorger, se gargarisant de me voir réussir dans un domaine auquel je n'aurais pas pensé une seule seconde. Mais en même temps je n'étais pas du genre à reculer devant la nouveauté ou l'inconnu. Au contraire, j'y sautais à pieds joints, juste pour le plaisir de voir ce que ça donnerait.

Jian me montra un peu les différentes manips qu'il faisait pour donner vie à un épisode d'après les « bons à tirer » comme lui disait. Il s'agissait seulement des meilleures prises, laissant de côté les autres pour des raisons évidentes ou non. J'écoutai avec attention et à la fin, le résultat fut assez sympathique.

— Vous faites quoi des prises non retenues ?

Parce que vu les heures de tournage, il y avait un sacré paquet de prises et de séquences en tout genre. J'avais du mal à croire qu'on appuyait seulement sur le bouton delete. En fait, je trouvais même ça assez triste. Je devais être un peu trop sentimentale. Ou idiote.

— Les scènes coupées sont mises de côté et parfois elles deviennent des bonus. Pour le reste, c'est ce qu'on appelle les bêtisiers. Une espèce de Guinness des meilleures conneries durant le tournage.

Bien sûr ! Forcément qu'on ne bazardait pas ce qui avait été filmé sous prétexte que ça ne servirait pas la production.

— Ça doit donner un sacré dossier de conneries, ça, dis-je, amusée.

— Tu n'as pas idée ! s'exclama Norah qui venait de s'encadrer au niveau de la porte.

Elle avait délaissé son casque et son micro, paraissant toutefois aussi naturelle qu'avec. Elle avait détaché ses longs cheveux et ramené une mèche derrière son oreille.

— Levi est celui qui comptabilise le plus de bande passante concernant les conneries devant caméra. Il adore goûter à tout ce qui se trouve dans un frigo et après, il est déchainé. Que ce soit périmé depuis un mois ou plus ne l'arrête pas. Autant dire qu'on évite de montrer l'ogre en action.

Je gloussai. Levi n'avait rien d'un ogre, physiquement parlant bien entendu. Pour le reste...

— C'est l'heure d'aller manger, vous venez ?

— Je termine ça et j'arrive, lâcha Jian, toujours très concentré.

Norah me fit signe de la rejoindre et nous laissâmes Jian dans son antre, remontant le couloir pour retrouver les autres. L'équipe de production comptait pas mal de monde et malgré ça, tout le monde semblait parfaitement s'entendre et l'ambiance se voulait légère et souvent grivoise. Ce qui ne me dérangeait pas, au contraire. Parler cul avec des inconnus déliait les langues, n'est-ce pas ? En tout cas, je ne trouvais pas que ce soit un sujet si tabou que ça, au contraire. En les voyant comme ça, pour certains, on n'aurait pas dit, mais en fait il s'agissait des pires !

Nous quittâmes les locaux de CTN pour rejoindre un restaurant pas très loin, à moins de dix minutes à pieds. Notre groupe ne passait pas inaperçu, bien que la plupart nous attendent déjà là-bas. Tout le monde ne serait pas avec nous ; premièrement parce que tous n'avaient pas les mêmes horaires et deuxièmement parce que certains devaient encore bosser, leur pause survenant plus tard. Pour autant j'avais quand même eu le loisir de rencontrer tout le monde depuis le début du tournage et j'avais eu des affinités avec certains et moins avec d'autres. Rien de plus normal quand on considérait que toutes les personnalités se voulaient différentes.

Le restaurant me parut immense, avec de longues tables en bois et des espaces distincts. Notre tablée comptabilisait pas moins de trois grandes tables, histoire de réussir à caser tout le monde et ce n'était pas une mince affaire ! Ici, le menu offrait une pluralité de mets, tous sur une base de pâte faite maison. Les pizzas semblaient succulentes et j'en salivai d'avance. Mais avant ça, l'apéritif pour trinquer. Le chef lui-même vint nous voir, habitué, semblait-il, à la venue de l'équipe. Il serra Norah dans ses bras et attendit patiemment que nous eussions tous choisi. Jian arriva à ce moment et hocha la tête vers la cheffe pour lui signifier qu'il avait terminé son taf.

J'optai pour un cocktail sans alcool qui me rappela un de ceux que Levi avait faits pour moi. Un mélange de fruit et d'herbes.

Nils, un caméraman toujours très guilleret se mit à raconter la dernière lubie de sa petite amie au lit et ça fit bien rire tout le monde. Je ne faisais pas partie de leur équipe, pourtant je me sentais tout à fait intégrée, comme si j'étais là depuis plus longtemps que ça et non pas juste en passage coup de vent. La plupart des gars ici étaient mariés ou en couple, certains déjà père de famille. L'équipe se voulait largement masculine. Norah quant à elle était mariée depuis dix ans et maman de jumeaux. Des monstres en puissance qui n'avaient qu'un but dans la vie : faire d'un enfer celle de leur parent. À cet âge en même temps... Elle semblait réussir à concilier son boulot qui demandait beaucoup de temps et sa vie de famille. Ted, son mari pouvait se permettre de rester à la maison d'après ce que j'avais compris, ce qui facilitait grandement le travail de Norah.

Beaucoup bossait avec Norah depuis des années, ce qui se ressentait dans les échanges et le degré de conversation perso. Enfin, ça n'en arrêtait pas certains, comme Nils par exemple qui continuait de parler de cierge et d'anus. Je préférais ne pas faire le lien entre les deux, vraiment...

Malgré notre nombre, les plats arrivèrent en même temps. Pour Levi, c'était une condition non négociable. Ce qui faisait d'un restaurant un bon restaurant. Ne pas être servi après les autres, pouvoir manger tous ensemble. Les mains passèrent au-dessus des plats des uns et des autres, pour goûter à tout qu'ils disaient en riant. Norah promit de les mordre s'ils continuaient, mais personne n'écoutait et même moi je finis par chiper dans l'assiette de mon voisin. Tout était divinement bon et bien qu'il y ait une quantité impressionnante de nourriture sur nos tables, tout fut mangé et à la fin, il ne resta pas même une miette.

Les plus courageux ou plutôt les plus gourmands optèrent pour un dessert quand d'autres se contentèrent d'un café.

J'avais le ventre bien trop rempli pour ça, me faisant l'effet d'une femme enceinte, avachie sur ma chaise, Norah dans le même état.

Quand j'avisai l'heure, nous avions plus que dépassé les horaires de pause, mais même Norah ne semblait pas pressée. Il y avait des jours comme ça.

Je quittai cette joyeuse bande de bras cassés – c'était d'eux, pas de moi sur le trottoir, ayant fini ma journée. Ce début de semaine me semblait bien plus calme que prévu. Une grisaille peu coutumière voguait au-dessus de la ville, ne faisant pas chuter la température néanmoins. On se rapprochait doucement de l'hiver, mais sans neige et sans froid polaire. Un Noël ensoleillé en somme.

Je repris mon vélo et pédalai comme une dératée jusqu'à mon appartement.

Une carte m'attendait sur le pas de ma porte. Un simple carton de type invitation avec une adresse, la date d'aujourd'hui et l'horaire.

* * *

Le Mama Shelter était une grande chaine de restauration à travers le monde et un endroit réputé à Los Angeles. Le restaurant se voulait être un lieu populaire, chaleureux, mais aussi sexy. Et rien que voir le bâtiment, on comprenait sans mal. Mais cette chaîne était plus que des restaurants ; elle offrait des espaces pour dormir, mais aussi pour travailler, pour cogiter ensemble. Un concept intéressant d'après moi. Bien que le nom ne me soit pas inconnu, je n'y avais jamais mis un seul pied, préférant de loin me cantonner à mes petits restaus paumés, des bouis-bouis savoureux et insolites.

Je jetai un coup d'œil à mon jean et à mon pull, me disant que je ne détonnerais pas trop en voyant les autres personnes entrer et sortir.

Je grimpai tout en haut, là où se trouvant le rooftop, offrant une vue incroyable des alentours et donc d'une partie de L.A.

Là, des guirlandes par centaines, des chauffages pour les nuits un peu fraîches, des tables, des endroits faits pour se détendre, assis ou allongé. Le sol, du même bois qu'on retrouvait sur certaines plages, donnait cette impression de vacances au soleil. Les espaces se mêlaient les uns aux autres ; le bar, la piste de danse, les nombreuses plantes se mêlant aux parasols aux couleurs chaudes et vives.

Les gens riaient, buvaient et mangeaient, tous affichant une sorte de joie détendue, vous invitant à sourire et à profiter. Malgré la promiscuité des uns et des autres, tout le monde semblait captivé par sa propre discussion, ne prêtant pas beaucoup d'attention à ce qui se passait juste à côté. Certains étaient plongés dans leur téléphone, d'autres en train de prendre des selfies entre eux.

Les serveuses et serveurs se frayaient un passage parmi tout ça, habitué à cette effervescence propre au lieu, effleurant à peine, ne s'excusant qu'à demi-mot.

Les costumes cravates se mélangeaient aux tenues décontractées, les talons aux converses élimées. Des babyfoots aux allures de jouets d'enfants se mêlaient à des longues vues pour observer la ville. Des pouffes se bataillaient la place avec des tabourets en plastique. Les banquettes, prisées, accueillaient un nombre impressionnant de personnes et les tables s'alignaient parfois en un jeu de couleurs criardes.

— Ma petite perle.

Une main glissa dans le bas de mon dos pour s'arrimer à mes hanches et les lèvres d'Ezra effleurèrent mon oreille.

Je me tournai vers lui, contente de le voir après un trop long week-end où Levi et lui s'étaient éclipsés. Comme à son habitude, il était magnifiquement apprêté : une chemise ouverte dévoilant une grande partie de son torse et un pantalon moulant ses jambes galbées. Elles ressemblaient à celles de certaines femmes. Des talons venaient agrémenter le tout, le rendant aussi belle que beau.

— La carte était de toi ? m'enquis-je.

Il attrapa ma main pour me tirer à sa suite sans répondre, ses longs doigts enroulés autour des miens. Nous nous enfonçâmes dans tout ce joyeux monde et je fis attention aux verres des uns et des autres. Je ne fus pas surprise de découvrir Levi, jambes croisées, assis sur une fameuse banquette pouvant accueillir son compte de personnes. Vêtu sobrement, n'en demeurait pas moins que mon cœur s'emballa très vite, tout autant que lorsque la bouche d'Ezra avait touché ma peau. Quand il nous vit, son sourire se fit mutin, coquin, même.

Je déglutis difficilement, me rendant compte qu'il m'avait manqué.

Lui. Mais Ezra aussi. Un trop long week-end à réfléchir au baiser d'Ezra, à mes sentiments pour Levi. Chose que je détestais faire soi dit en passant.

— Comment trouves-tu l'endroit ? demanda Levi en me poussant à m'assoir à côté de lui.

Nous étions juste à côté du bord du toit, protégés par des barrières se fondant à la perfection dans le reste du décor.

— J'adore, soufflai-je. Comment vous avez réussi à entrer dans mon immeuble ?

Le sourire de Levi se fit plus grand :

— J'ai soudoyé ta voisine avec des douceurs onctueuses.

Je ris et sa paume se posa sur le haut de ma cuisse. Ezra appela une serveuse et commanda pour nous trois, semblant le plus habitué à l'endroit. Et à la carte donc.

— Tu as faim ?

La voix de Levi n'était qu'un chuchotis agréable, me faisant recroquevillé mes orteils à l'intérieur de mes chaussures.

Je ne réussis qu'à hocher la tête, lèvres pincées. Il m'embrassa sur la joue et se leva, son pouce venant caresser ma pommette avant qu'il ne s'éloigne, disparaissant dans une foule quelque peu compacte.

— Et ton week-end alors ?

Ezra attira mon attention, s'étant rapproché, volant la place de Levi. Il prit ma main et se mit à masser ma paume en des gestes experts. Habitués.

— Je suis contente que la semaine ait commencé, avouai-je.

Il gloussa. Oui, j'étais vraiment contente d'être là, avec eux, même si je n'étais pas bien sûre de savoir ce que ça signifiait.

Un rendez-vous à trois ? Pas franchement une simple sortie, hein ? 

**

Les filets se referment sur notre Athena 😝😝❤️🤭😍

Un petit point de vue de la production d'un épisode. Plutôt sympa non ? 😁

Bon début de vacances aux profs (oui oui taki je parle de toi) et bon courage à ceux qui ne le sont pas encore 😂😁😭😞😝

Des bisous ❤️

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