Chapitre 1


Lou

Enfermés depuis bientôt deux heures, nous étions baignés dans cette ambiance étrange de l'hiver qui approche. Il n'était que dix-sept heures, et pourtant la nuit tombait derrière la fenêtre. C'était la période de l'année où tout semblait surréaliste, où les longues journées d'été avaient si vite laissé place au froid et à la nuit du mois de novembre que cela donnait le sentiment de se trouver à l'étranger. Le seul point positif que je trouvais à l'arrivée de l'hiver était de pouvoir profiter des illuminations nocturnes de Bordeaux. Ma journée était loin d'être terminée, j'étais bloquée au travail et pourtant le paysage extérieur ne me donnait qu'une envie : enfiler de grosses chaussettes de laine et me blottir sur le canapé devant un bon feu de cheminée. Mais il me fallait revenir à la réalité : Paul, notre patron, gesticulait dans la salle de réunion pour nous dire de mettre les bouchées doubles pour le numéro du mois de décembre.

— Le mois de décembre représente toujours quelque chose de joyeux, de festif ! L'approche de Noël, des fêtes de fin d'année ! Tiens, à ce propos, on m'a annoncé hier que le groupe organisait un grand bal masqué avant les congés.

Il marqua une pause, puis reprit :

— J'ai une idée ! Pour la prochaine réunion, chacun devra écrire une liste de toutes les choses merveilleuses que le mois de décembre lui évoque !

Paul avait une énergie stupéfiante. Il était un vrai moulin à paroles, mais, il fallait bien l'admettre, il excellait dans son travail. Le groupe l'avait placé là pour remettre le magazine à flot : il n'était pas rédacteur en chef, il n'était même pas journaliste. Il avait l'étoffe d'un PDG d'une grande entreprise : il savait y faire pour motiver toute une équipe. Cette dose d'énergie et de bonne humeur avait été injectée dans notre équipe seulement quatre semaines auparavant. Le numéro du mois de novembre était sorti il y a déjà une semaine et nous étions tous impatients de voir les résultats, bien conscients que la simple présence de Paul avait réussi à redonner une jeunesse à notre magazine.

Il annonça la fin de la réunion et nous confirma le créneau horaire de la suivante : vendredi prochain à neuf heures. Je rangeai mon MacBook dans la petite housse Woouf, marque dont j'avais moi-même vanté les mérites dans mon dernier article sur les Accessoires du moment. Je n'avais que six minutes de marche pour rejoindre mon appartement, mais l'air glacé du dehors rendait ce trajet bien moins agréable qu'il ne l'était il y a quelques semaines encore.

J'enfonçai ma capeline en feutrine framboise sur ma tête tandis que Paul me rappela depuis la salle de réunion. Je fis demi-tour et allai voir ce qu'il voulait.

— Je peux faire quelque chose pour toi, Paul ?

Il était au milieu du bureau, dans son costume gris foncé ajusté. Il me souriait chaleureusement et, je devais l'admettre, il était vraiment bel homme.

— En effet, Louise. Je voulais te demander si tu pouvais t'occuper de la communication du bal en interne ? Tu sais, avec une petite illustration sympathique qu'on accrocherait dans les couloirs du bureau. Bien entendu, tu seras rémunérée en conséquence, s'empressa-t-il d'ajouter.

J'acquiesçai, sceptique, car il y avait déjà tout un pôle chargé de la communication interne.

— Pour quand cela doit-il être fait ?

Son visage s'illumina. Il semblait soulagé, ce qui m'étonnait. Je n'étais pas du genre à dire non, et encore moins à mon patron.

— Tu es géniale ! Pour la semaine prochaine, ce serait parfait. Je te communiquerai les précisions sur l'événement dans un mail ce soir.

— Aucun problème.

— Ton mari t'accompagnera ? me demanda-t-il, feignant l'innocence.

— Je ne sais pas. Il aime ce genre d'événement, mais, tu sais, son travail lui prend beaucoup de temps. J'imagine que je ne le saurai qu'à la dernière minute, fis-je dans un sourire. Bonne soirée, Paul.

Je tournai les talons sans attendre sa réponse, pour m'assurer qu'il avait bien compris le message.

— Bonne soirée à toi aussi, Louise. Sois prudente sur le retour.

À peine arrivé dans la boîte, Paul m'avait invitée à sortir. Il avait donc très rapidement su que j'étais mariée, mais il s'obstinait à saisir n'importe quelle opportunité de me séduire. Il devait également y avoir un peu de curiosité de sa part et un certain désir de découvrir quel genre d'homme était Alex. Mais je doutais franchement qu'il le rencontre à l'occasion de ce bal : mon mari avait déjà peu de temps à consacrer à notre vie privée, il ne risquait pas de mettre les pieds au bal de la rédaction.

J'avais le choix entre trois trajets différents d'exacte même distance pour rentrer chez moi. Ce soir-là, je choisis d'emprunter la grande rue piétonne, car celle-ci, contrairement à ces six derniers mois, était presque déserte. À cette période de l'année, tous les gens avaient davantage envie de se pelotonner sur leur canapé avec un plaid que de traîner dans les boutiques en fin de journée. Les festivités reprendraient dans quelques semaines à peine, à l'approche de Noël. En attendant, je profitais du paysage : les lampadaires illuminaient la grande rue piétonne et faisaient briller ses dalles en marbre lisse. Je n'avais qu'un tout petit pan de rue à remonter, ce fut rapide. Je me réjouis une dernière fois d'entendre le bruit de mes talons résonner sur le marbre avant de tourner dans ma rue, bordée de restaurants et de petites boutiques chics de créateurs dont les vieux pavés rendaient ma démarche incertaine et légèrement ridicule.

Notre appartement se situait sur la droite, juste avant la Place du Parlement, à quelques centaines de mètres seulement du célèbre Miroir d'Eau de Bordeaux. C'était un bel immeuble en pierre, comme absolument tous les bâtiments que l'on pouvait trouver dans ce secteur. Je grimpai les marches jusqu'au dernier étage, mon sport quotidien, et mis deux tours de clé dans la porte : preuve qu'il n'y avait personne à l'intérieur.

— Alex ? tentai-je quand même en retirant mon chapeau.

Personne. L'espoir fait vivre, c'est ça ? Combien de fois n'ai-je pas rêvé qu'il m'accueille, un verre de vin rouge à la main et un feu de bois dans la cheminée ? Mon mari était trop absent pour me laisser l'occasion d'apprécier ma solitude. Une fois débarrassée de mon manteau et de mes bottines à talons, je me dirigeai vers la chambre pour aller revêtir les chaussettes tant attendues. Tant pis, ce verre de vin, j'allais me le boire seule.

Confortablement installée dans le canapé devant le bois crépitant, je me mis à lister mentalement les choses que je trouvais merveilleuses en décembre. Ce qui était loin d'être aisé pour moi étant donné que ce mois de l'année ne m'évoquait rien d'autre qu'un douloureux souvenir. J'étais en train de terminer mon troisième verre de rouge (déjà ?!) lorsque j'entendis la porte s'ouvrir et Alex rentrer. Impeccable dans son costume, il portait aussi la grosse écharpe en cachemire que je lui avais offerte à l'hiver dernier. Nous étions mariés depuis maintenant quatre ans et je le trouvais toujours aussi beau. J'étais chanceuse d'avoir cet homme dans ma vie, bien qu'il ne fut pas aussi présent que je l'aurais souhaité. Il nous avait adoptés, moi et mon cœur de pierre, et avait choisi de construire sa vie avec nous.

Le seul obstacle que notre couple rencontrait était notre désir d'avoir un bébé et notre incapacité à en faire un. Cela faisait maintenant plus d'un an que nous essayions et, plus le temps passait, plus notre échec nous abîmait. Alex ne le faisait pas consciemment, mais il s'était davantage investi dans son travail ces derniers mois, ce qui ne m'aidait pas du tout. La chambre vide dans notre appartement semblait s'agrandir et prendre de plus en plus de place au fil du temps, de sorte que nous ne pouvions plus l'ignorer. Chaque passage devant cette pièce sonnait comme un reproche silencieux et le temps passait comme un compte à rebours menaçant. J'avais trente ans et je n'étais pas capable d'avoir un enfant. Mon mutisme naturel et mon incapacité à ouvrir mon cœur n'avaient pas arrangé les choses. Je devinais aisément que mon comportement pouvait être frustrant pour Alex, mais je ne savais plus comment fonctionner autrement.

Nous étions installés à la table de la salle à manger et partagions – pour une fois – un excellent dîner préparé par mes soins lorsque Alex m'annonça :

— J'ai eu mon frère au téléphone, aujourd'hui.

— Ton frère ? répétai-je.

— Oui, Eliott. Tu sais ? Celui qui est parti vivre en Indonésie ?

Je hochai la tête, curieuse d'en savoir plus à propos de ce frère dont Alex ne parlait jamais.

— Il rentre en France et va venir ici, à Bordeaux. Comme nous avons, euh... Une chambre libre, je lui ai proposé de l'héberger un moment.

J'encaissai la nouvelle et me dis que cela ne pouvait pas être une mauvaise chose que de faire enfin connaissance avec son frère.

— Pour combien de temps ?

— Le temps qu'il trouve un appartement et un travail, répondit Alex d'un ton égal, avant de prendre une nouvelle bouchée.

Il n'était pas que de passage ! Tout ce que je savais à son sujet était qu'après avoir démarré une carrière de commercial, il avait tout quitté pour faire un tour du monde et était finalement resté vivre à Bali. Un cliché, en soi. Et j'allais devoir partager mon appartement avec cet inconnu pour un laps de temps indéterminé ?! Je perdis soudainement mon calme.

— Pardon ?! Tu aurais pu m'en parler avant de lui faire une telle proposition, tu ne crois pas ?

— Ce n'est que pour quelques semaines, Lou, ce n'est rien, dit-il d'un ton condescendant.

Je détestais qu'il se comporte avec moi comme si j'étais une petite fille capricieuse.

— C'est facile pour toi, tu n'es jamais là ! C'est en grande partie mon lieu de travail, ici, Alexandre, m'agaçai-je. Comment vais-je faire avec ton frère dans les parages ?

— Ma chérie, tu seras dans ton bureau, il ne pourra pas te déranger, me sermonna-t-il. Puis je suppose qu'il sera souvent dehors à chercher du travail. Cette situation ne m'enchante pas plus que toi.

Il jeta sa serviette sur la table et se leva pour emporter nos assiettes dans la cuisine, signe que la discussion était close.

Je bouillonnais de l'intérieur. Je ne supportais pas que l'on me mette devant le fait accompli. Je tenais à mon petit confort, à ma routine, à mon espace personnel et à mon intimité. Je passais beaucoup de temps dans cet appartement ; d'une part parce que j'avais la liberté de pouvoir travailler depuis mon domicile quand cela me chantait, et d'autre part parce que je l'adorais. Je m'y sentais bien. Il était exactement le lieu où j'avais toujours rêvé de vivre : de grandes pièces blanches et lumineuses avec des moulures aux plafonds, du parquet chevron sur toute sa surface et des cheminées dans chacune des pièces. Elles étaient toutes coffrées, à l'exception de celle du salon que nous avions fait remettre en service lors de l'achat de l'appartement. Après l'emménagement, j'avais dépensé beaucoup de temps et beaucoup d'argent pour le meubler et le décorer avec goût. Pour rien au monde je n'aurais souhaité vivre à un autre endroit que celui-là. Savoir qu'un individu – peu importe que celui-ci se trouvât être mon beau-frère – allait perturber mon quotidien me contrariait fortement. Mais plus encore, le comportement d'Alex m'horrifiait.

— Quand arrive-t-il ? demandai-je.

— La semaine prochaine.

Je pris une grande inspiration pour ne pas perdre mes moyens et décidai de rester stoïque. Pense pratique.

— Nous allons devoir aménager la chambre, Alex. Nous ne pouvons pas l'accueillir et lui proposer une chambre vide. Je vais commander un lit sur internet, conclus-je.

Sur ces mots, je le laissai en plan avec nos desserts à la main et j'allai m'enfermer dans mon bureau.

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