Prologue
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Le vent cinglant et glacé qui souffle sur le parvis désert m'oblige à relever le col de mon pardessus en drap de laine marine, instinctivement. Je ne suis pas particulièrement frileux, mais depuis hier, le temps s'est considérablement dégradé. Il faut dire que l'automne qui vient d'arriver, avec son cortège de pluie, de vent, et de luminosité en baisse depuis quelques jours, a tendance à être assez froid dans cette partie des Etats-Unis. Boston n'est pas réputée pour son climat agréable, et il y pleut bien plus souvent que je ne le souhaiterais.
C'est pourtant là que je vis, depuis aussi longtemps que je m'en souvienne. Depuis toujours, peut-être, mais mes débuts sont assez flous. C'est en tout cas ce qui est indiqué sur ma carte d'identité, quant à ma ville de naissance. Mais vu qu'elle est fausse, allez savoir.
Je lève les yeux vers le ciel gris, fronce le nez de dégoût face aux nuages noirs qui s'amoncellent au-dessus de la tour gauche, puis redescends mon regard vers le bâtiment en pierre de Roxbury qui me fait face. La cathédrale de la Sainte-Croix, avec son style néo-gothique et sa couleur orangée, ressemble à toutes les églises du monde : triste, solitaire, macabre sous les cieux plombés. Néanmoins, en cette veille de Toussaint, l'activité y est un peu plus pressante que d'habitude. De ce que j'ai pu en observer, trente-deux personnes y sont entrées cet après-midi. Vingt-sept en sont déjà ressorties. Il ne reste donc là que sept personnes : cinq paroissiens et les deux prêtres qui officient aujourd'hui, mais qui empruntent l'entrée ouest.
Je fais quelques pas, pour atteindre le portail central, que décore la rosace circulaire juste au-dessus de ma tête. Deux personnes âgées apparaissent à ce moment-là, et je profite de l'ouverture de la porte pour me faufiler à l'intérieur, ramenant mon compte à cinq. Sitôt le vantail refermé dans un bruit étouffé, le silence de l'édifice me plonge dans l'ambiance sérieuse du lieu. Il n'est pas vide, comme je m'en doutais : un homme et une femme sont assis dans les bancs du milieu, assis loin l'un de l'autre. Aucune parole, aucune discussion : ils semblent plongés dans la méditation pour l'un, dans la prière pour l'autre.
Aucune chance pour que la lumière du dehors suffise dans ce lieu confiné. Les vitraux qui ornent le lanterneau sont totalement inutiles pour tenter d'éclairer un tant soit peu l'intérieur. Nul rayon coloré par les éclats de verre ne vient frapper l'endroit. Sans doute serait-il temps d'allumer quelques lumières. Mais nul ne l'a fait pour l'instant, et ce sont les quelques bougies du chœur qui plongent la nef dans leur lueur douce, faisant danser des ombres sur la pierre des colonnes et les arcs-boutants centraux.
Furtif, je m'agenouille au dernier rang, sans qu'aucun des deux badauds ne remarque même ma présence. Les doigts croisés sur le dossier du banc de devant, je plonge mon regard sur l'autel, sur lequel brûle la bougie de la Présence Perpétuelle, puis sur le prêtre en soutane qui vient de disparaitre dans la sacristie.
Mon nez capte les effluves prégnantes de l'encens. L'odeur forte imprègne l'atmosphère, renforçant le caractère un peu hors du temps du bâtiment, comme si je me retrouvais plongé dans un espace-temps figé dans l'histoire, comme si les minutes s'étaient arrêtées brutalement. Mais, pour autant, je ne me laisse pas prendre à la douce torpeur qui règne en ce lieu. Mon esprit reste concentré sur mon objectif. Comme toujours.
Mes iris se décalent vers la droite, où je sais se trouver l'objet de mon intérêt du jour. Sous les arches du côté, sous le plafond vouté, à l'abri des regards, le confessionnal, encastré dans une alcôve du mur de pierre, accueille les pêcheurs du moment. A l'approche des fêtes de la Toussaint, tout bon chrétien se doit de vider son âme, afin de pouvoir glaner quelques indulgences pour celles des défunts. Et c'est bien dans ce but que l'église est ouverte aux fidèles aujourd'hui, et que les deux prêtres de la paroisse se relaient pour donner l'absolution aux habitués venus peu nombreux néanmoins aujourd'hui.
Je quitte mon banc, et d'une démarche féline, sans faire de bruit malgré mes chaussures en cuir sur les larges dalles de pierre taillée qui constituent le damier du sol, je contourne le gros pilier et rejoins le confessionnal en quelques pas. Depuis combien de temps ne me suis-je pas confessé ? Je crois ne l'avoir jamais fait, en fait. L'éducation que j'ai reçue ne m'en a pas donné l'occasion. Suis-je athée ? Je n'en sais foutre rien. D'aussi loin que je m'en souvienne, je ne me suis jamais vraiment posé la question, tout simplement parce qu'on ne m'a pas donné la possibilité de le faire. Agir. Ne pas réfléchir. Obéir, en toute circonstance.
Mes doigts gantés se posent sur la poignée, et je tire doucement, faisant grincer les gonds qui n'ont pas dû être entretenus depuis des années. Ils sont d'époque, si j'en juge par leur aspect vieilli et rouillé, mais solides. Je referme vite, et m'assieds aussitôt. A travers le grillage de la porte, je peux apercevoir sans peine les deux paroissiens qui prient toujours dans la nef. Aucun n'a bronché, sans doute habitués au son que le battant fait à chaque ouverture.
Il ne me faut que quelques secondes pour que mes pupilles s'agrandissent, et fassent entrer le peu de lumière qui parvient jusqu'ici. Peu importe, je n'en ai pas vraiment besoin pour ce que je suis venu y faire. Calé dans le fond du siège inconfortable, je tends l'oreille, pour vérifier ce que je sais déjà : la cabine à côté de la mienne est occupée, comme prévu. Le bois craque, signe qu'on s'y meut, et une ombre passe derrière le grillage qui me sépare de mon interlocuteur. Je vois un visage se rapprocher : masculin, dans la cinquantaine. Je le distingue mal, mais je le reconnais sans effort.
— Bénissez-moi mon Père parce que j'ai péché.
Sa voix rauque semble émue, tant elle tremble. A-t-il peur de se trouver là ? A-t-il tant de regrets sur ce qu'il s'apprête à dire ? Redoute-t-il plus le prêtre que les affaires louches dans lesquelles il a trempé ? Ou a-t-il vraiment une contrition véritable ? Je ne le saurai jamais, en vérité. Et il est clair que j'effacerai sans problème cet instant dès que j'aurai passé le portail de l'entrée. C'est ce que je fais toujours, c'est ce que l'on m'a enseigné : j'agis, puis j'oublie. Sans doute est-ce mieux pour ma conscience. En ai-je une d'ailleurs ? A la réflexion, non. Ça ne fait pas partie du job. Ça ne fait même pas partie de moi, en fait.
Sans répondre, je me penche vers l'avant, tandis qu'il semble suivre le mouvement de mon corps, qu'il décèle sans doute comme une simple ombre qui joue sur le clair-obscur de la cabine où je me trouve. Il bloque, et se fige, sans doute dans l'attente d'une parole, d'un geste qui l'encouragerait à déballer son sac. Il n'en aura pourtant qu'un seul, et sans doute pas celui qu'il attendait.
Je glisse ma main dans mon manteau sombre, et avec l'agilité d'un chat, dégaine mon 9mm sans émettre le moindre son. Son émoi n'a même pas le temps de passer dans ses prunelles sombres. Quand le canon de mon silencieux passe une maille du grillage, et que j'appuie sur la détente, il est déjà bien trop tard. A-t-il seulement le temps de se rendre compte qu'il va mourir dans l'instant ? Rien n'est moins sûr. En vrai, je m'en tape totalement.
Le « plop » puis le bruit d'un affaissement contre le bois sont déjà loin derrière moi quand je quitte le confessionnal à grandes enjambées discrètes. Plus léger qu'une plume malgré mon mètre quatre-vingt-dix et mes cent kilos, je rejoins la sortie sans qu'aucune des personnes dans l'église ne se soit même rendu compte que j'étais là.
Quand le sang coulera sous la porte encore fermée, quand le vrai prêtre venu remplacer le précédent se rendra compte du problème, je serai loin.
Habile, furtif, silencieux, on ne me voit pas, on ne se souvient jamais de moi. Je suis celui qui sème la tempête mais qui se déplace comme la brise. Je suis celui qui apporte le chaos, mais qu'on n'a pas vu se déplacer.
On m'a surnommé None. Rien. Je crois que c'est ce que je suis. Pour moi aussi.
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