Chapitre 4

Immeuble délabré, décor post-apocalyptique, chaussée dégradée, voitures défoncées. J'ai beau tourner la tête, je ne vois autour de moi que désolation. A la réflexion, pas étonnant qu'elle ne puisse pas se payer mieux qu'un appart dans ce quartier miteux de la ville, vu son job. Ce que je ne comprends pas, néanmoins, c'est pourquoi elle vit seule. J'ai eu vite fait de dénicher son adresse sur le Net, et l'appart est bien à son nom. Aucun mec à l'horizon. Quel gars laisserait sa compagne vivre ici, et surtout rentrer seule et enceinte de surcroit, le soir, au risque de se faire violer ou trucider à chaque coin de rue ?

L'adrénaline n'est toujours pas dissipée dans mon sang. Quand j'ai compris que c'était ça qui me perturbait à ce point, je n'ai pas cherché à comprendre le pourquoi du comment, et j'ai foncé. Et je me retrouve là, comme un con, au volant de ma voiture, en pleine nuit, à attendre je ne sais quoi. Enfin si, je sais ce que j'attends : que mon remplaçant finisse le boulot que j'ai commencé, et que j'ai raté.

Sauf que là, elle est chez elle, à cette heure-ci. Comment je le sais ? J'ai téléphoné à tous les hôpitaux de la ville, et je me suis fait passer pour son frère à sa recherche. Le troisième m'a donné ma réponse : elle est rentrée chez elle dans l'après-midi. Vu l'état dans lequel elle doit être, je doute qu'elle soit ressortie. Donc j'attends, soucieux de voir comment le mec va agir. Il n'a pas trente-six solutions : elle vit au septième étage, il ne peut passer que par la cage d'escalier. Ou l'ascenseur. Mais ça, il ne le fera pas : pas assez discret, trop aléatoire de se retrouver dans une boite de deux mètres carrés dans un endroit qu'il ne connait pas.

De toute façon, ma réponse finit par arriver vers vingt-trois heures, après une bonne heure de planque. Une voiture passe près de la mienne, et je me tasse dans mon siège pour qu'il ne me voie pas. J'ai un avantage sur lui : ma bagnole ne paie pas de mine. Une vieille Toyota rouillée, qui se fond dans le décor sans aucun problème. Vous croyez que je ne peux pas me payer mieux ? Foutaises ! J'aurais les moyens de rouler en BMW flambant neuve, comme ce con. Mais une voiture de luxe dans mon quartier de classe moyenne, ce serait tout sauf discret. Appartement sans prétention, voiture passe-partout, je cultive mon image d'ombre.

Il s'arrête à cinquante mètres de là, mais peine perdue : il est tout sauf discret. Quand il sort enfin de sa caisse, je plisse les yeux, pour essayer de le reconnaitre. Sous les réverbères à moitié cassés, les lumières clignotent, hésitantes, mais suffisantes pour que son nom me vienne immédiatement à l'esprit : Grégor. Même promo que moi, le lit au fond près de la fenêtre. Vous croyez que ça va m'arrêter ? Certainement pas. Aucun atome crochu avec ce type. Et même si c'était le cas, même s'il avait pu me sembler sympa depuis presque trente ans, je n'en aurais rien à foutre. Là, mon cerveau carbure à l'adrénaline, et ne ferait plus aucune différence entre un ennemi ou un ami. Si j'en avais un, cela va sans dire.

Il passe sur le trottoir, avec une démarche assurée. Ce con a toujours été trop sûr de lui, de toute façon. Il traverse devant moi et s'arrête devant la porte d'entrée, où un gamin d'environ seize ans est posté depuis que je suis arrivé. Un guetteur sans doute. Je le regarde bavarder deux minutes, puis Gregor lui tend ce que je devine être une liasse de billets, et le gosse quitte les lieux. Mon collègue a désormais le champ libre, en achetant le silence du môme, et peut tranquillement pénétrer dans le hall par le battant qu'il a ouvert sans souci en récupérant le code si facilement.

Bordel, il va vraiment l'assassiner directement chez elle ? J'avais espéré qu'ils choisiraient un scénario plus discret, comme hier avec moi, mais ça n'est visiblement pas le cas. Sans doute cela devient-il urgent, après que je l'ai loupée. Alors discret ou non, j'imagine que l'Organisation a tranché : c'est ce soir qu'elle meurt. Enfin c'est le scénario idéal. Celui où je n'interviens pas. Parce que si je suis là, ça n'arrivera pas.

Je sors de la voiture et le temps qu'elle se claque d'elle-même, je suis déjà à la porte d'entrée, où j'ai juste la chance de mettre mon pied pour éviter qu'elle ne se referme, puis, la rouvrant d'un geste rageur, j'entre à mon tour dans le hall. Un coup d'œil périphérique et j'avise le désastre : des murs pleins de graffitis, des plafonds moisis et une odeur d'urine tellement forte que les dégoulinures le long des parois ne laissent aucun doute sur leur origine. Je plisse le nez, dégoûté, mais très vite mon regard se concentre sur la cage d'escalier. Pas le temps de réfléchir, et je m'élance. J'ai la chance d'avoir une bonne condition physique, entretenue sur des appareils de musculation au local de l'Organisation et le jogging quotidien que je m'astreins à réaliser, et en deux temps trois mouvements, j'atteins le sixième étage en peu de temps.

Je me penche au-dessus de la rambarde, et le regard vers le haut, je tente de trouver mon homme. Bingo, il arrive sur la palier, et va sans doute se diriger vers sa porte. Alors, je rabats la capuche de mon manteau et je me mets à monter doucement, comme si la montée m'avait éreinté. C'est faux, je suis frais comme un gardon, mais je fais de mon mieux pour qu'il y croie. Je ne cherche pas à être discret, il faut qu'il m'entende, comme n'importe quel quidam rentrant chez lui tard dans la soirée. Mes chaussures claquent bruyamment sur le carrelage à moitié pété, et lorsque j'atteins l'étage je fais mine de bifurquer sur la gauche, et m'arrête à la première porte que je trouve.

Dans ma vision périphérique, je le vois me regarder quelques secondes puis revenir se poster devant la porte en face de l'escalier. Comme prévu, il ne voit pas en moi un danger, tout juste un emmerdeur dont il attend le départ. Au jeu du chat et de la souris, nous jouons à armes égales : nous faisons semblant, tous les deux de chercher nos clés. Lui attend patiemment que j'entre enfin chez moi, tandis que je gagne du temps pour trouver le moment d'intervenir. Je fais mine de trouver mon trousseau en l'agitant, et, profitant de son soulagement évident, je me retourne en les refourrant dans ma poche. Il a baissé la garde, persuadé qu'il n'a plus besoin de s'occuper de moi, et en trois pas silencieux je suis sur lui.

Ma main droite s'abat sur son cou et je passe aussitôt mon couteau sous sa gorge. Pris par surprise, il n'en reste pas moins dangereux, je le sais. Il a acquis les mêmes compétences que moi en fréquentant les mêmes cours avec le même enseignement, et je sais qu'il est illusoire de croire que je vais le maitriser aussi facilement.

— J'ai pas de fric, mec, tente-t-il de parlementer. Je veux juste rentrer chez moi, hein. La journée a été longue au boulot et...

— Ta gueule, je l'arrête. Tu peux remballer ta petite comédie. Parce qu'habites pas là, et que la fille qui vit, t'y toucheras pas. Grégor.

Si la première partie de mon discours ne l'avait pas fait réagir, je dois dire que l'évocation de son nom le fait se raidir. Il vient de piger, sans doute, que je ne suis pas une petite frappe de banlieue qui veut lui soutirer quelque chose, mais que je suis parfaitement au courant de qui il est et ce qu'il s'apprête à faire.

— Ok, reprend-il d'une voix qui se veut calme et posée, si tu sais qui je suis, tu sais aussi que le travail doit être fait. Que je suis là pour ça, et que cette fille mourra ce soir, quoi que tu dises et quoi que tu fasses.

— Je crois que t'as bien compris à qui tu avais affaire, je le coupe. Donc tu sais aussi que je suis aussi déterminé que toi à ce que ça n'arrive pas.

J'appuie sur la lame, et je sens les premières gouttes couler. Pour autant, il ne bronche pas. Il sait que je suis parfaitement capable de le saigner là, sur le palier s'il le faut. La vérité, c'est que je suis prêt à le faire, quitte à trainer son cadavre dans l'ascenseur ou le balancer par le vide-ordures que j'ai repéré dans le fond du couloir.

Fatale erreur : le temps que je détermine l'endroit le mieux adapté, il en profite pour me coller son coude droit dans les côtes. J'encaisse le coup comme je peux, mais mon air se raréfie. Sous l'impact, mon couteau ripe, et je le sens cisailler sa peau bien plus en profondeur. Je perds l'équilibre, et manque de valdinguer dans la cage d'escalier, et ne dois mon salut qu'à la rambarde que j'agrippe.

Pour autant, je reprends contenance assez vite, et me précipite en avant pour contrer ses coups, que j'anticipe mais qui n'arrivent pas. Et pour cause : au lieu de se précipiter sur moi, il se tient la gorge dans des râles épouvantables. Si j'avais touché la carotide, il pisserait le sang, ce qui n'est pas le cas. Alors je me redresse, et profitant de sa faiblesse et de son inattention, je le tire en arrière d'un geste brusque. Il n'a pas ma chance : il dégringole les marches en lâchant sa gorge, et s'écrase trois mètres plus bas, alors qu'une giclée de sang éclabousse tout le mur, se mêlant aux graffitis de façon singulière.

Pas le temps d'admirer mon œuvre, je le rejoins en courant, m'agenouille à côté de lui. Une de ses jambes forme un angle anormal, et je souris en me rendant compte qu'elle est cassée. Il bouge encore, signe que sa chute ne l'a pas tué. Peu importe, je ne suis pas du genre à faire durer le plaisir, même si, pour la première fois de ma vie, j'ai une envie de torture qui m'assaille. Mais je la repousse, pragmatique. Ce n'est ni le lieu ni le moment. Alors, saisissant son menton d'une main et son cou de l'autre, je lui brise la nuque d'un coup sec. Sa tête retombe mollement sur le côté, et je me relève en le toisant.

Mon regard se tourne vers le haut, vers cette porte derrière laquelle est désormais en sécurité le gamin, bien au chaud dans le ventre de sa mère. L'idée me calme, et c'est avec les idées désormais bien plus sereines que je reporte mes yeux sur le cadavre à mes pieds. Nous n'avons pas été discrets, et sa chute a dû s'entendre. Pour autant, personne ne semble s'en inquiéter, et aucune porte ne s'est ouverte. Par peur sans doute, les habitants doivent ignorer volontairement ce qui se déroule souvent dans les parties communes, bien trop effrayés par les merdes qui pourraient leur tomber dessus si jamais ils avaient l'idée de s'en mêler.

Moi, ça m'arrange. Je passe mon écharpe autour du cou du gars, histoire de pas laisser une trainée sanguinolente derrière nous, je traine Grégor vers l'ascenseur, et le fourre dedans, pendant que je descends les marches le plus vite possible, pour le récupérer en bas. Le hall toujours vide, je peux l'extraire de la cabine sans problème, le traine dehors et l'embarque vite fait dans mon coffre. L'exercice est périlleux, étant donné la carcasse de plus de cent kilos du mec. Et à découvert comme je le fais, je prends un risque énorme. J'en ai conscience, mais je sais aussi que je n'ai pas le choix. Si je le laisse là, ça va amener tout un tas de problèmes à l'Organisation, si les flics s'en mêlent. Je sais bien que sa disparition va alerter mes supérieurs, mais pas avant quelques jours, que je me donne pour réfléchir à ce que je vais faire.

J'ai tué un de mes collègues, froidement, et délibérément. Je devrais être en train de flipper, gravement. Pourtant, j'ai l'impression d'avoir fait ce que je devais, et que je n'avais pas d'autre solution. Quant aux conséquences, je ne sais pas si j'ai envie d'y penser pour l'instant. Pas de cadavre, pas de traces, et aucune raison pour qu'on me soupçonne moi. Alors je ferme mon coffre d'un coup sec, et mets le contact le plus vite possible.

Sortir de Boston me prend du temps, mais ça n'a pas d'importance. Je roule doucement, histoire de ne pas attirer la flicaille à s'intéresser à moi. Lorsque j'atteins enfin les limites de la ville, je prends la direction de l'ouest, où je sais trouver les endroits les moins habités. Je roule encore une bonne demi-heure, avant d'emprunter un chemin forestier, sur lequel je m'enfonce pendant plusieurs centaines de mètres, avant d'immobiliser mon véhicule.

Je n'ai pas de pelle. C'est dommage, le travail aurait été bien plus propre. Et plus discret. Mais tant pis, je vais faire au mieux. Je sors et retire mon manteau. Il fait froid, mais il est déjà assez dégueulasse comme ça, et surtout, j'ai besoin de place pour me mouvoir. Je contourne la bagnole, ouvre le coffre et me mets à chercher à tâtons dans le fond. La lumière intégrée est cassée, et seuls les rayons de la Lune, heureusement pleine cette nuit, me donnent une clarté suffisante pour dénicher l'objet de ma convoitise : une pince.

Puis, je saisis Grégor pour le passer d'un coup de reins sur mon épaule droite. Putain, il est lourd, et je fais un effort surhumain pour le porter du mieux que je peux à une dizaine de mètres de là, dans une clairière où je le jette à terre sans aucune délicatesse. Je ne m'arrête pas, et retourne à la voiture chercher le matériel indispensable. De retour près du corps, je le tourne sur le dos, et m'agenouille sur le sol recouvert heureusement de feuilles mortes. Je prends quelques secondes pour l'observer, l'esprit un peu perdu, avant de me ressaisir, de lui agripper la mâchoire, et de lui ouvrir la bouche. Et là, une par une, je lui arrache les dents avec ma pince, jusqu'à constituer un petit tas juste à côté du cadavre. Je les fourre dans une boite en plastique trouvée dans la voiture, et pose mon trésor au pied d'un arbre. Je fouille ses poches, récupère ses papiers et tout ce qui pourrait l'identifier, et recule.

Puis, d'un geste souple, j'asperge Grégor de l'essence de secours que je garde toujours dans le coffre dans un jerricane, avant d'y mettre le feu d'une allumette jetée à bout de bras. D'emblée, ses vêtements prennent feu, et une longue flamme orangée se met à onduler vers le ciel, éclairant la trouée des feuillus d'une belle lumière agréable. Mes yeux suivent le développement de la flamme, hypnotisés par les nuances de jaune, d'orange et de bleu, et ragaillardi par la chaleur qui se dégage rapidement dans l'air glacial.

L'odeur, par contre, me ramène assez vite sur terre, et je recule quand les premières effluves de chair calcinée parviennent à mes narines, me faisant plisser les yeux, et porter ma main sous mon nez. Mais je reste là, attendant que le feu fasse son œuvre. Je ne peux pas me permettre de laisser trop de traces ou d'indices. La police ne l'identifiera pas, c'est certain, mais l'Organisation est partout. Je le sais. Peut-être que ça me laissera au moins quelques jours d'avance pour déterminer ce que je veux faire.

Quand je suis à peu près certain que je ne peux faire plus, je recule, ramasse dents et portefeuille et repars à la voiture, où je range la pince et le bidon, me promettant que je nettoierai tout ça dès demain. Le chemin du retour me semble long, pressé que je suis de rentrer chez moi. Pourtant, au bout de quelques miles, j'ouvre ma vitre, et je sème petit à petit les dents, qui échouent dans le fossé, comme des pierres qu'on ne retrouvera jamais.

Je gare la Toyota dans mon garage, prenant bien soin de la fermer, et remonte à mon appartement. Il est trois heures du matin, et je suis vanné. L'avantage de tout cela, c'est que mon désir de me débarrasser de la saleté est bien plus forte que mon T.O.C. de la serrure, et je me rue sous la douche en n'ayant vérifié qu'une fois la porte. Je frotte, je savonne, je shampoigne, pour me départir de l'odeur et du sang, qui s'est infiltré dans mes gants. Ceux-là finiront dans la cheminée, encore avant de dormir.

Lorsque je m'écroule enfin dans mon lit, je m'endors aussitôt. La dernière pensée dont je me rappelle, c'est de l'immense soulagement de me dire que ce soir, un bébé s'endort au creux de sa mère, grâce à moi. Mais pour combien de temps encore ?

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