Chapitre 3
None
Rien que le néon bleu qui clignote au-dessus de ma tête me fait hésiter : son rythme à trois temps me perturbe. Vous allez me dire, qu'est-ce qui ne me perturbe pas ? C'est pas faux. Ni la devanture à paillettes et aux couleurs criardes dans des nuances de fuchsia fluorescent, ni l'environnement dégueulasse, ni la clientèle louche qui entre et qui sort ne m'attirent. Pire, ça me rebute. Mais j'ai dit à Luke que je venais, alors je n'ai pas trop le choix.
Je suis comme ça, hélas : ma parole est d'or. Une fois prononcée, je ne reviens jamais dessus, jamais. Question d'éducation sans doute, dans laquelle on m'a appris à obéir et à ne rien lâcher. Question de caractère aussi, parce que je dois dire que Luke est loin d'être comme moi. On a pourtant été élevés de la même façon, au même endroit, par les mêmes personnes. Même âge, même dortoir, mêmes cours, mêmes entrainements. Pourtant, nous ne pouvons être plus différents, je crois. Introverti, silencieux, à moitié taré, je n'ai que deux choses en commun avec lui, ce qui m'arrange au niveau du chiffre : nous avons le même métier, et nous sommes liés par un lien qui remonte à nos débuts. Je ne parlerais pas d'amitié, parce que je ne sais pas si c'est ça. Les sentiments, je n'en ai guère, je crois. On ne nous a pas encouragés à en éprouver. On nous a même empêchés d'en avoir. C'est pourtant quelque chose de plus par rapport aux autres gars avec lesquels nous avons été élevés. Un attachement un peu plus prononcé. Ou alors, c'est juste parce que nos lits étaient l'un à côté de l'autre, ou parce que nous sommes arrivés le même jour. Je ne sais pas trop. Toujours est-il que c'est le seul que je côtoie en dehors de l'Organisation, dans la vie réelle.
Je lève la tête vers le néon qui me nargue et me décide à entrer, juste pour ne plus compter dans ma tête. A peine la porte ouverte, puis refermée, la chaleur humide du lieu agresse mes sens. Odeurs d'alcool, de transpiration, de sexe même. Bruits désagréables de rires gras, de conversations trop appuyées, de sifflements à l'encontre des danseuses, un peu plus loin, sur la scène. Deux stripteaseuses se déhanchent sous l'œil averti d'une foule de gars avinés, mais je ne m'y attarde pas. Du regard, je scrute vers le bar, et une fois ma cible repérée, je la rejoins en trois enjambées et m'assieds sur le tabouret à côté d'elle.
— Pile à l'heure ! s'exclame Luke en se tournant vers moi, un grand sourire aux lèvres. Pourquoi ça ne m'étonne pas ?
Je hausse les épaules, tandis qu'il s'esclaffe en m'octroyant un plat de la main sur mon biceps droit. A quoi bon répondre ? Luke connait tout de moi : de mes tics à mes TOC, de mes obsessions à mes manies étranges. Alors ma folie concernant les horaires, millimétrés à la minute, voire à la seconde près, elle ne l'étonne même pas.
— T'as passé une bonne semaine mec ? continue-t-il sans être autrement préoccupé de mon silence habituel.
— La routine, je finis par répondre en faisant signe au barman de me servir deux whisky.
C'est faux. J'ai réussi quatre missions et foiré la dernière, hier soir. Pour la première fois de ma vie. Et je ne m'en remets pas. Douze ans que je bosse officiellement, et pas une mission ratée. Mille-deux-cent-sept contrats remplis. Et ma merde d'hier soir vient de casser mon rythme linéaire, mettant à mal ma régularité si sécurisante, en provoquant un tsunami dans ma tête. Et ce nombre impair qui est désormais bloqué dans mon cerveau...
— C'est pas ce qu'on m'a dit, ironise Luke en portant son verre à ses lèvres.
Je tique, pas certain du sens de ses paroles.
— Parait que t'as foiré ta mission, hier soir.
Je le fixe, sans bouger. Putain, comment sait-il ça ? A la réflexion, je ne devrais pas être étonné. Tout se sait, tôt ou tard. L'Organisation sait tout, de toute façon. Pas que je leur ai caché, non. J'ai fait mon rapport d'échec dès que je suis rentré, hier soir. Quelques mots succins balancés sur le mail destiné au chargé de missions. Mais que l'information se soit déjà répandue dans les rangs, ça, je ne pensais pas. J'imagine que le fait que je sois le gars qui n'a jamais échoué, ça m'a attiré des jalousies. Pas étonnant du coup que l'arrivée fracassante de mon premier échec ait été si vite cancanée.
— T'inquiète, me rassure Luke en m'envoyant un de ses sourires enjôleurs. Ça devait bien finir par arriver, hein. Même moi, ça m'est déjà arrivé.
J'arque un sourcil.
— Ton contrat d'hier ?
— Non, se marre-t-il, en agitant son verre sans y prêter attention. Pas de souci sur celui d'hier. Le mec n'est plus de ce monde. Pas facile, je l'avoue, mais j'ai réussi.
— Pas facile comment ? je demande, histoire de changer de sujet. Mission compliquée ?
— Ouais, acquiesce-t-il de la tête. Un gros bonnet. Un gars haut placé dans la mafia italienne. Lorenzo Di Firenze. Donc ouais, un truc assez délicat. Il était bien surveillé, et surtout bien gardé. J'y ai passé les deux derniers jours, entre les planques et les déplacements du gars.
— T'as de la chance, je commente. Les missions de base me font royalement chier...
Luke ricane, puis se penche vers moi dans une position qui ne me dit rien qui vaille.
— Tu dis ça, mais tu l'as loupée quand même, None ! La petite nana en question est toujours en vie, que je sache non ?
— Comment tu sais que...
— Tu croyais que ça allait rester secret, que t'avais loupé une pauvre petite vendeuse en pleine rue, sans aucun moyen de défense, mec ? Alors là, c'est mal connaitre les autres ! Pour une fois que le grand None rate sa cible, bordel, tu te doutes bien que les mecs allaient sauter sur l'occasion !
— J'ai été dérangé au dernier moment, je mens. Le mec m'avait peut-être vu, j'ai préféré fuir.
— Je sais, me répond Luke en finissant son verre. Mais t'inquiète pas, ça sera rattrapé ce soir. Jéricho a filé le dossier à un autre des gars, le problème sera réglé avant minuit. Tu peux dormir tranquille. Et toute cette histoire sera oubliée dès demain. Ou dans un mois, le temps que les gars se foutent de ta tronche encore un peu...
Luke s'esclaffe pendant que je me renfrogne. Pas pour cette histoire de se foutre de ma gueule, ça, honnêtement j'en ai rien à branler. Les autres gars de l'Organisation peuvent se moquer de moi si ça leur chante, ça ne m'atteint pas. Parce que je ne les aime pas, parce qu'en fait ils ne m'intéressent pas. En fait non, je ne sais pas pourquoi. Mais d'un coup, un malaise me prend, qui me pétrifie sur place. Comme toujours quand je fais une crise d'angoisse, elle prend naissance dans ma poitrine, puis remonte dans ma gorge, comme si j'allais m'étouffer.
Je ferme les yeux, et je tente de me raccrocher à quelque chose de positif. Sauf qu'ici, entre le bruit et les odeurs, je ne peux pas me concentrer. Alors j'ouvre les paupières, et je me mets à compter le premier truc qui me tombe sous les yeux. Ce sera les bouteilles alignées sur le mur d'en face. Ce soir, j'ai de la chance, elle est sont placées sur des étagères bien droites, et comme le mur est recouvert de miroirs, elles donnent l'impression de se dédoubler. Dès que je débute mon décompte en nombres pairs, mes poings se desserrent et mon cœur ralentit sa cadence. Le son hypnotique de ses « boum-boum » se cale sur mes calculs, et je souffle quand la crise commence à s'estomper.
Luke m'observe d'un œil torve, une main sur son verre, sans doute pas très sûr de mon état d'esprit. Il a dû comprendre que j'étais mal, d'un coup, et il plisse les yeux en se demandant sûrement si je vais vriller ici.
— Et qu'est-ce que tu dirais d'aller tirer un coup pour oublier tout ça, mec ? C'est le week-end, faut se détendre ! J'ai fait réserver deux chambres pour nous deux ce soir, t'as même le choix de la nana ! Brune ? Blonde ? Rousse ? C'est moi qui offre !
Je grimace, ce qui le fait marrer quand il saute de son tabouret en m'indiquant le chemin de l'arrière du club, où je sais se situer les chambres où les stripteaseuses reçoivent les clients.
— Quoi ? se marre-t-il, en replaçant de manière nonchalante la mèche blonde qui lui barre le front. Ne me dis pas que t'es pas intéressé ? J'te connais, je suis sûr que t'es pas allé aux putes depuis la semaine dernière. J'ai faux ?
Non, il a raison. Mais là, ça ne me dit rien du tout.
— C'est dégueulasse, ici, je contre, en le toisant de toute ma hauteur. Je trempe pas ma queue n'importe où.
— Putain ! se marre-t-il. Qu'est-ce que t'es chiant. Ici ou ailleurs, c'est des putes, quoi. Evidemment que plein de mecs sont déjà passés dessus, c'est leur métier. Et ta petite régulière, là, dans ton quartier, celle que tu tronches régulièrement, elle est pas plus propre que celles-ci !
Je le sais. Pour autant, je n'arrive pas à passer outre et aller voir ailleurs. Pas que j'aie des sentiments pour elle, non. Rien à carrer. Mary ou une autre... Non, c'est l'habitude je crois. C'est rassurant. C'est dans ma rue, et je sais que c'est propre, parce qu'elle a accepté mes exigences depuis le début où je me suis installé dans le coin : douche systématique, avant pour elle, après pour moi, et jamais rien avec la bouche. Ce truc est un nid à microbes, et il est hors de question qu'elle touche quoi que ce soit sur mon corps avec ses lèvres. Pas plus que je ne veux poser les miennes sur la moindre partie du sien. Les baisers, les cuni, j'ai jamais fait. Et ça me dégoûte plus qu'autre chose. Alors ouais, j'ai trente-deux ans et j'ai jamais embrassé personne. Bizarre ? Sans doute pas plus que le reste, va. Je suis taré de toute façon, alors un peu plus, un peu moins, ça ne devrait pas vous étonner. J'ai jamais eu de copine, de toute façon, ou même de flirt avec qui que ce soit, de près ou de loin.
— J'vais y aller, je conclus alors qu'il a déjà amorcé un pas vers le fond.
Il se retourne, mais sans animosité aucune dans le regard.
— T'es sûr ? réitère-t-il. Sûr et certain ? J'ai payé pour deux, alors si tu viens pas...
— Fais-toi plaisir, je le coupe. Et amuse-toi bien avec les deux...
Il m'octroie un clin d'œil bleu, m'administre une tape dans le dos, et disparait en se faufilant entre les tables.
Moi ? Je quitte cet endroit épouvantable au plus vite, pour retrouver l'air froid du dehors. Il a raison sur un point : je devrais aller voir Mary, pour décompresser un peu. J'y vais rarement, en fait. Seulement quand la tension est trop grande, et que ma main droite ne suffit plus pour faire redescendre la pression. Je peux tenir un sacré bout de temps, mine de rien. Mais des soirs comme celui-ci, je crois que ça va pas être possible. Alors quand je saute dans ma voiture, et que je prends la direction de chez moi, quelques miles plus loin, je sais que je vais m'arrêter en chemin pour aller chez Mary.
Un SMS de confirmation plus tard, et je me retrouve devant sa porte.
Lorsqu'elle vient m'ouvrir, et qu'elle me laisse passer, je sais qu'elle a déjà pris sa douche. Elle a l'habitude, avec moi, et elle a anticipé, visiblement. Son parfum fleuri n'est pas des plus agréables, mais j'essaie de faire abstraction. En trois pas je suis à la chambre, en deux minutes je suis déjà déshabillé. Elle aussi, d'ailleurs. Mary se plie toujours à mes exigences, et elle sait aussi que le badinage, les approches et les préliminaires, ça ne me concerne pas. Alors, en bonne habituée, elle est déjà sur le lit, à quatre pattes.
Le missionnaire, c'est pas pour moi. Ça demande un peu trop d'intimité, le face à face. Là, je n'ai affaire qu'à son cul, et à son dos, et ça me va très bien. Ça fait douze ans que c'est comme ça. Douze ans que je tronche la même fille de temps en temps, et toujours dans la même position. Comme si j'étais marié, en fin de compte. Etrange relation, non ? Luke n'arrête pas de me dire de varier un peu, mais ça ne m'intéresse pas. Je ne suis là que pour répondre à un besoin physique, c'est tout. Mary, elle n'est pas chiante. Elle ne pose pas de questions, même si elle doit en avoir pas mal sur mon compte. Elle doit avoir passé les quarante ans, maintenant, mais c'est un détail pour moi. Tant qu'elle fait ce que je lui demande, ça me va.
Le temps de monter sur le matelas, dont les draps viennent d'être changés, comme convenu dans le protocole, et je m'enfonce déjà. Avec une capote, bien entendu. C'est une des choses qui me semblent tellement indispensables que je ne raterais cette étape pour rien au monde. Je commence doucement, histoire de la laisser s'habituer à moi. Je ne suis pas petit, et je dois dire que même du point de vue de mon sexe, je suis bien proportionné. Je plaque ma main gauche sur le mur de la tête de lit, et de l'autre j'attrape ses cheveux encore humides, quand je sens que je dois accélérer. Sous moi, elle commence à gémir, mais c'est le dernier de mes soucis. Je n'ai jamais cherché à rendre le plaisir que j'obtiens. C'est une pute, après tout. Alors je ferme les yeux et je me concentre sur mon propre plaisir. Je ne viens pas souvent, autant que je le fasse convenablement, pour ne pas avoir à recommencer de sitôt. C'est con, parce que pour la plupart des mecs, c'est un acte positif. Pour moi, c'est juste un moyen de me débarrasser d'une tension trop forte, d'un besoin physique qui m'obsède et qui m'empêche de me consacrer à l'essentiel : mon boulot.
Pourtant ce soir, je sens que quelque chose cloche. J'ai du mal à me concentrer. Des images viennent me perturber, et parasitent mon cerveau, qui ne demande pourtant qu'à faire le vide. Peine perdue, je n'y arrive pas. C'est encore plus frustrant que je ne parviens pas à faire le focus sur ces images, complètement floues. On dirait qu'elles cherchent à s'imprimer dans mon cerveau, mais que mon esprit refuse de les capter nettement. Il n'en reste qu'un sentiment de malaise qui m'empêche de réfléchir convenablement.
J'accélère, pour essayer de me détacher de mon obsession. Les va-et-vient ont au moins l'avantage de déclencher une réaction physique : les premiers picotements se font ressentir au creux de mes reins, et je sais que l'issue va arriver vite. Alors je compte mes allers-retours, qui, par deux, me rassurent, me calment.
Puis, l'orgasme dévale enfin, et lorsque je me vide, le plaisir balaie tout sur son passage, m'apportant une sensation de vide qui me fait un bien fou. Je sais qu'elle ne sera qu'éphémère, à peine quelques secondes, mais tout est bon à prendre dans ma vie de merde. Surtout ces instants où, noyé dans les endorphines, mes neurones se mettent à fonctionner comme ceux de tout le monde, quand ils se paralysent dans un plaisir qui annihile tous mes problèmes, toutes mes tares, tous mes troubles. Quelques secondes bienfaitrices, où, d'un coup, je deviens comme le commun des mortels. Quelques secondes de normalité dans la merde qu'est ma vie.
Hélas, très vite, trop vite, j'atterris. Et mes yeux qui s'ouvrent sur cette chambre qui n'est pas la mienne, dans un lit qui n'est pas le mien, avec cette fille qui n'est rien pour moi, laissent entrer toutes mes déviances à nouveau, comme un tsunami émotionnel qui me serre le cœur. Comme à chaque fois que je redescends de mon nuage post-orgasmique. Voilà pourquoi je ne viens pas souvent : parce que c'est encore plus compliqué quand tout me retombe à nouveau dessus, comme une chappe de plomb.
Je m'écarte prestement, me débarrasse du préservatif que je fourre dans la poche de mon jean après avoir fait un nœud et emballé dans un mouchoir. Je suis déjà sur le départ alors que je n'ai pas encore passé mon t-shirt. Pas envie de m'appesantir, pas envie de m'attarder. Pourtant, mon cerveau me hurle que j'ai zappé la douche. Tant pis, je balaie l'info d'un revers mental. J'ai plus urgent.
Parce que là, d'un coup, toutes les images troubles qui me parasitaient viennent de devenir complètement nettes. Et elles me font peur, clairement. D'un coup, je viens de comprendre ce qui me turlupine depuis le club : ce sont les paroles de Luke. Celles qui me disent que le contrat sera repris et exécuté ce soir.
D'un coup, comme des flashs aveuglants, des idées malsaines m'assaillent : celles du bébé d'Eva. Mort dans le ventre de sa mère. Tué par un autre que moi, assassiné par un de mes collègues. Parce que je n'aurai pas été là pour le défendre.
Cette idée est dingue. Complètement barge. Pourtant, elle ne me lâche pas. C'est idiot, c'est complètement barré. Et pourtant elle s'incruste sous mes yeux, imprime mes rétines, et grille mes neurones.
Je ne peux pas laisser faire ça, putain ! C'est plus fort que moi. Du sang, je ne vois plus que du sang, et d'un coup, je me sens vriller.
Pour autant, mon cerveau se reprend d'un coup. Je ne vais pas faire de crise. Parce que mon instinct professionnel vient de prendre le relais : le tueur est de retour, et il se focalise sur sa cible. Empêcher l'événement de se produire, coûte que coûte. Et pour ça, une seule solution : éliminer le danger, supprimer la menace.
Lorsque je prends le volant, quelques minutes plus tard, je ne rentre pas chez moi. Non. C'est la direction des quartiers chauds que je prends. Un immeuble en particulier. Celui de la fille, Eva. Si je veux sauver ce môme, je dois garder la mère en vie.
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