Chapitre 8 - Claire

     Claire observait les évènements depuis quelques minutes à présent. Elle n'était pas assez proche pour distinguer clairement ce qu'ils disaient, mais les nouveaux venus appartenaient nettement à des camps différents.

     L'homme, debout, portait des vêtements qui lui permettaient de réduire au minimum la morsure du vent typique de la région ; les deux adolescentes à terre devant lui n'avaient que des habits de toile immaculés, qui ne les protégeaient pas le moins du monde.

     D'après ce qu'en voyait Claire, l'une des deux essayait tant bien que mal de protéger l'autre, mais il n'y avait qu'une seule solution contre le froid : rentrer chez soi et se blottir sous une couverture.

     Henri Kent.

     Le nom de l'homme lui revint quand elle remarqua ses yeux, qu'elle avait notifié un jour sur une affiche. Il travaillait pour le gouvernement, au département de la justice. Pour Hansaï, et plus particulièrement les châtiments donnés aux détenus. Il avait dit... oui, il pensait qu'ils étaient trop violents.

     Étrange, pourtant, puisqu'il regardait deux adolescentes à genoux devant lui, dont une à moitié morte et l'autre qui finirait par y passer aussi.

     Claire se rapprocha à pas de loups et se réfugia derrière la voiture noire, à l'abri des regards. À présent, elle pouvait entendre la discussion qu'entretenaient Kent et la fille éveillée.

     — ... ne pourra plus jamais revenir ?! s'écria la fille

     — En effet. De toute manière, même si nous connaissions le moyen de le faire, c'est un exil définitif qui vous attend, alors ne songez même pas à revoir vos amis, votre famille ou n'importe quel autre connaissance que vous pourriez avoir. Et, bien évidemment, vos tentatives de porter préjudice à notre monde sont réduites à néant. Mais je n'ai pas toute la journée, et il est moins divertissant que je le pensait de voir des gens mourir de froid, alors... je vais achever Mlle Erin et puis tu te débrouilleras sur Terre, d'accord ?

     — Quoi ?! Non ! Arrêtez ! Qu'est-ce que ça vous apporterai, de la tuer ? Si quelqu'un le découvrait, vous seriez aussitôt détesté par tout le monde et puis... et puis même si personne ne vous voit les gens qui travaillent ici se douteront forcément de quelque chose...

     Kent fit mine de réfléchir et Claire se prépara à courir. Elle allait sauver cette fille, coûte que coûte. L'autre n'en valait pas la peine vu son état, mais elle sauverait celle-ci.

     — Bon. J'enverrais son cadavre sur Terre avec toi, ça te va ? ironisa l'homme avant de lever les yeux au ciel et de tapoter sa montre

     L'autre adolescente – qui était censée être morte, au passage – hurla et fut parcourue de spasmes que la première essayait vainement de contrôler en la serrant contre elle.

     Claire s'immobilisa quelques instants avant de se reprendre et de se précipiter vers l'homme qui, un étrange sourire aux lèvres, s'apprêtait à réitérer son mouvement. Et... elle lui envoya un coup de poing en plein visage, qu'il fut trop surpris pour éviter.

     Lorsque la jeune fille se rendit compte de ce qu'elle avait fait, elle éclata de rire, puis se souvint de la situation et secoua la tête. Non. D'abord, traverser le Passage, avec les « dangers » de Laena, sauf si elles décidaient de s'enfuir.

     Après avoir vérifié que Kent était bien inconscient – oui, et avec un nez cassé en prime – elle se tourna vers les adolescentes qui l'observaient, l'une avec méfiance et l'autre le regard vide, fixant un point hasardeux.

     — Pourquoi tu nous aides ? demanda celle qui parlait avec Kent

     — Trois raisons. Un, parce que vous n'avez pas l'air d'être les prisonniers endurcis que j'imaginais et je veux savoir pourquoi on vous considère comme des dangers... ben, dangereux. Deux, je n'aime pas celui-ci, dit-elle en pointant Kent, et je suis du côté de tout ceux qui pensent de même. Trois, je ne pense pas que ton amie tiendra longtemps dans le froid et il avait pas l'air de s'en aller, alors je me suis dit qu'un coup de main ferait pas de mal ! Oh, tu veux un sweat ?

     Elle avait déballé tout cela très vite, sans reprendre son souffle. Sans attendre la réponse de son interlocutrice, elle tourna sur elle-même – toujours très vite, elle était décidément énergique – et courut chercher la veste de la garde avant de la tendre à l'adolescente, qui en entoura l'autre fille, plus ou moins consciente. Plutôt moins.

     — Tu tiens à elle ? demanda Claire

     — À qui ? Maeve ? Mmh... bonne question. Je ne sais pas. Ça dépend.

     — De quoi ?

     — D'elle.

     — Pourquoi ? Tu peux tenir à quelqu'un sans que ce soit réciproque.

     — Mais ça n'a pas de sens...

     — Bien sûr que si. Alors tu tiens à elle ou non ?

     Elle resta longtemps silencieuse, tentant de capter un éclair de lucidité dans les yeux de l'autre fille – Maeve. Elle n'en trouva aucun, et l'adolescente finit par fermer les paupières, le souffle un peu plus régulier.

     — Oui, répondit finalement la jeune fille d'une voix plus agressive que ce qu'elle avait prévu

     — D'accord, c'est noté. Oh, je m'appelle Claire, et toi ?

     Elle sembla surprise par sa question mais finit par répondre en haussant les épaules :

     — Hailey.

     — Très bien, alors allons y !

     — Où ça ?

     — Ben, on va aller à travers le Passage ! Enfin, moi j'y vais. Vous, je ne sais pas.

     — Attends, quoi ?! Heu... oui, oui, on vient. Mais... pourquoi tu... pourquoi ?

     — J'ai tué quelqu'un. Et je ne peux pas mentir à tout le monde, alors je m'en vais. Je n'aime pas mentir.

     Et c'était vrai, bien que le problème réside davantage dans son incapacité à mentir plutôt qu'en son aversion pour le sujet.

     — Oh... eh bien on ne va pas très bien s'entendre, dans ce cas, dit la fille, l'air un peu triste

     — Pourquoi ?

     — Parce que mentir, c'est ce qui compose mon quotidien !

     — Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas être amies.

     Amies. Le mot était étrange pour elle, qui ne l'avait pas prononcé depuis... des lustres. L'autre fille semblait également mal à l'aise avec l'expression, dissonante, lointaine, illogique.

     — Ouais... si tu le dis, approuva cependant Hailey lentement

     Elle se releva et prit Maeve dans ses bras. Elle sentait son souffle contre sa joue, faible mais bien présent. Elle était vivante, pour l'instant. Glacée, mais vivante.

     — Tu veux que je t'aide ? proposa Claire en se rapprochant du Passage

     — Non, c'est bon. Il faut juste se dépêcher avant que Kent ne se réveille... ou que Maeve ne meure.

     Claire sourit et se retourna pour faire face au Passage. « avant que Maeve ne meure. »... pour une raison ou une autre, ces mots la dérangeaient bien moins qu'amie. Ils étaient logiques, rationnels, présents, réels.

     — C'est bizarre, hein ? murmura-t-elle sans s'adresser à personne en particulier

     — Tout dépend de quoi tu parles, lui répondit quand même Hailey en avançant lentement, vérifiant régulièrement que Maeve était toujours couverte de la veste de la garde

     — Je ne sais pas... de tout.

     — Alors tu as raison, c'est bizarre.

     Elle lui sourit, et Claire sourit en retour. Elle n'arrivait jamais à s'empêcher de sourire aux gens lorsqu'ils le faisaient, ce qui faisait qu'elle était rarement sérieuse. Parce que le sourire conduisait presque toujours au rire et, selon sa mère, elle n'avait jamais passé une seule journée sans rire un bon coup.

     Ça faisait du bien de rire. De pouvoir rire, parce qu'il n'y a aucune raison de s'inquiéter, parce que tout le monde va bien et est en sécurité, parce que personne ne va venir ce soir pour enlever l'un d'entre vous.

     Sauf que si.

     Et tout le monde le savait, et c'était pour ça qu'elle riait autant. Ainsi, les gens étaient plus sereins. Personne ne savait faire la différence entre les vrais rires et ceux, forcés, qu'on s'efforçait de rendre vrais. Mais comment pouvait-on vraiment rire, le cœur léger, quand on savait que chaque jour, quelqu'un était emmené à Hansaï ? Quand on savait que quand le gouvernement ne connaissait pas l'auteur du crime, il enlevait une personne au hasard, une personne trop pauvre pour avoir le moindre pouvoir, trop effrayée pour se débattre, se rebeller, crier, dénoncer, fuir, prouver son innocence. Trop humaine pour ignorer la douleur qui explosait en nous à chaque fois qu'on ne répondait pas aux attentes, la peine quand on nous annonçait que non, nous ne reverrions plus jamais ceux qu'on aime, la colère à peine contrôlée quand on voyait quelqu'un qu'on connaît, qu'on connaissait, un ami, de la famille parfois, rejoindre les rangs de l'Enfer.

     Hansaï n'avait pas été créée pour « contenir les menaces de notre monde », comme l'avait annoncé Henri Kent lors de son discours. Non, c'était un endroit froid et morbide où la violence était banale, où l'odeur du sang était omniprésente, où les cris fréquents étaient ignorés, où on finissait par s'habituer à tout ça. La violence, le sang, les cris. On s'habituait, parce qu'on ne pouvait rien faire d'autre. Parce que si on ne s'habitue pas, alors notre âme se fracture à chaque coup, alors nos poumons se révoltent à chaque inspiration, alors notre cœur se serre à chaque hurlement. Entre perdre la raison et son humanité, la plupart des gens préféraient perdre leur humanité. Alors le corps finit par supporter la douleur, l'esprit se fortifie et on se referme sur soi-même. On est plus tranquille comme ça, seul avec nos pensées. Quel genre de pensées ?

     Je ne préfère pas en parler.

     Et voilà la fin de ce huitième chapitre ! Qu'en avez-vous pensé ?

     Maeve survivra-t-elle finalement ?

     Comment trouvez-vous Claire, maintenant qu'elle est un peu plus présente ?

     À bientôt !

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