Chapitre 41 - Maeve
16 novembre, 9:47 a.m.
Une fois que Helena lui eut bandé le genou et lui eut fait avaler pas moins de quinze élixirs pour assainir ses poumons emplis de fumée et estomper les brûlures qui couraient sur ses mains et ses bras, elle lui permit de s'en aller avec l'ordre de se rendre directement dans sa chambre et de dormir, jugeant les cernes sous ses yeux bien trop profonds pour ne pas être inquiétants.
« Et essaye de ne pas avoir à revenir ! » avait ajouté l'infirmière alors qu'elle partait.
« J'essaierai. » avait-elle promis sans trop y croire.
Apparemment, l'infirmerie allait devenir son lieu de prédilection.
Elle déambulait à présent dans les couloirs, aussi silencieuse que son ombre, passant devant les salles de classes bondées d'élèves, certains alertes, les doigts serrés autour de leur crayon, d'autres paraissant s'ennuyer à en mourir. Elle passa une longue minute à observer un cours de mathématiques qui, comme le prouva sa mine désespérée, ne lui disait rien – et pour cause, elle avait passé les onze dernières années de sa vie cloîtrée chez elle afin de ne pas désobéir aux rudes consignes de son frère. Les larmes lui montèrent aux yeux lorsqu'elle constata l'âge des élèves. Onze ans, peut-être douze. En toute logique, elle aurait dû comprendre l'agencement de nombres et de lignes dessinées sur le tableau blanc, mais le seul détail qu'elle parvint à comprendre fut la date, inscrite dans un coin du tableau.
Un des étudiants leva la main, et l'étrange phrase qu'il fournir parvint à Maeve à travers le battant de la porte : « C'est pi fois rayon au carré ! ». L'adolescente s'éloigna alors, soudain nerveuse à la perspective des cours auxquels elle allait insister. Et si elle ne comprenait rien, et devenait la risée de ses camarades ? Et si, pour qu'elle rattrape son retard, on lui faisait suivre les cours des petites classes ? Passer inaperçu deviendrait impossible. Elle était sans conteste la pire élève de cette école, et ce alors qu'elle n'avait encore jamais rencontré sa classe.
Déstabilisée par la fin de la simplicité de sa vie, qui autrefois se résumait se réveiller, se faire discrète, se cacher, être trouvée, nettoyer le sang puis essayer de s'endormir, elle se laissa couler contre le mur, les genoux ramenés contre sa poitrine et le visage caché par le rideau de cheveux clairs qui tombait devant ses yeux. Une larme tomba sur le bandage qui entourait sa rotule abîmée, puis une autre et encore une autre, qui coulèrent peu à peu au sol, sans qu'un seul sanglot ne brise son douloureux silence.
Alors qu'elle songeait à regagner sa chambre, ne souhaitant pas être vue dans cet état, une sonnerie stridente lui vrilla le crâne, la forçant à se recroqueviller plus encore.
Le son aigu fut bientôt remplacé par le brouhaha omniprésent des élèves qui quittaient leur salle de classe, discutaient, vérifiaient leur emploi du temps et se bousculaient pour ne pas arriver en retard. Maeve, repliée contre le mur immaculé, tentait vainement de disparaître dans la foule d'étudiants, mais elle ne put se relever, constamment repoussée par les adolescents qui ne la voyaient pas. Au bout d'une longue minute au cours de laquelle elle faillit se noyer dans la marée d'élèves, une paire de mains à la poigne solide saisit ses épaules et la releva de force, faisant décoller ses pieds de terre. Elle retint une exclamation de surprise et se débattit mollement, tâchant de décider ce qui était le pire entre subir les coups de pieds et le bruit des élèves et se faire enlever par un inconnu.
— Lâche-moi, murmura-t-elle en essuyant ses larmes pour remettre un peu d'ordre dans ses pensées
— Bloque ton esprit, lui intima ce qui pouvait être son sauveur aussi bien que son bourreau
Maeve, jugeant peu prudent de se faire des ennemis dès son arrivée, s'exécuta à grand-peine. Lorsque Mme Embershadow l'avait emmenée hors du monde mental, elle avait senti la barrière presque intangible qui entourait son esprit, fragile, trop fine pour contenir ses pensées. À l'instant où elle en avait pris conscience, la cloison s'était épaissie, et une fois à l'infirmerie, alors que les flammes avaient laissé place au calme, elle avait lentement érigé une forteresse psychique qui, à son grand désarroi, s'était effondrée à la seconde où elle avait relâché son attention.
— Ne t'en fais pas, lança le garçon qui la portait, suivant le courant d'étudiants à travers les couloirs. Tu vas t'y faire. Dans moins d'une semaine, tu le feras automatiquement.
Elle acquiesça, faute de pouvoir vraiment répondre, et entreprit de recréer la barrière mentale qui protégeait son esprit.
Après de longues minutes à être bringuebalée dans les bras d'un inconnu, elle fut enfin reposée au sol, les jambes tremblantes, et fit face à celui qui l'avait sauvée d'une mort certaine.
La surplombant d'une tête et demie, le garçon était définitivement plus âgé qu'elle, comme le lui avait suggéré sa voix basse. Il avait une épaisse chevelure noire, qu'il ébouriffa distraitement, et une peau tannée par le soleil, comme s'il avait été exposé è la lumière et aux embruns durant toute sa vie – ce qui marquait nettement la différence entre lui et Maeve, plus pâle que la Mort. Ses yeux, deux saphirs brillants encadrés de longs cils sombres, scrutaient leur environnement avec une telle intensité que l'adolescente se demanda s'il ne voyait pas autrement. Elle avait déjà entendu parler de ces gens dont le pouvoir se concentrait dans leurs yeux, leur permettant de voir différemment. Il paraissait même que certains pouvaient voir lorsqu'une personne allait mourir sous peu.
— Quel est... ton pouvoir ? demanda Maeve à voix basse, à la fois curieuse et encore un peu effrayée par la force de l'inconnu
Ce dernier éclata de rire, faisant reculer l'adolescente de deux pas, puis passa une nouvelle fois sa main dans ses cheveux, les emmêlant encore davantage.
— Eh bien, tu est directe ! sourit le garçon
La jeune fille baissa la tête, honteuse de n'avoir pas pensé que ce n'était pas un début de conversation correct.
— Je suis désolée... souffla-t-elle en se retenant de pleurer à nouveau
— Non, non, j'aime ça. Les gens qui tournent autour du pot pendant trois heures puis te posent enfin la questions qu'ils voulaient, ce n'est pas mon style. Et c'est la roche, au fait. La roche et l'air.
Un élémentaire, songea aussitôt Maeve, prise d'un infime espoir. Un élémentaire inversé.
Ils avaient exactement le même types de pouvoirs. Donc probablement aussi la même difficulté à les contrôler ! Et si il avait réussit à maîtriser sa magie, elle le pouvait peut-être aussi ! Ce qui serait...
Merveilleux. Fantastique.
— Je ne t'ai jamais vue, déclara le garçon subitemment. Tu es nouvelle ? Comment tu t'appelles ? ajouta-t-il sans attendre sa réponse
Elle resta interdite un long moment avant de lâcher un "Maeve." à peine murmuré.
— Ravi de te rencontrer ! Thom, pour te servir, se présenta-t-il en s'inclina exagérément
L'adolescente, hésitant entre sourire et s'enfuir, haussa les épaules et détourna le regard, consciente que le garçon esayait seulement d'être sympathique.
— Oups, vraiment désolé, je vais devoir y aller si je ne veux pas arriver en retard en cours ! À bientôt, Maeve !
— Attends ! le retint la jeune fille en tendant la main devant elle dans l'espoir d'être assez rapide pour accrocher la manche de Thom, et assez forte pour le ralentir
Le garçon se retourna un court instant et, lui faisant un clin d'oeil, ajouta :
— Ne t'en fais pas. Je te retrouverais.
Et il disparut alors que la sonnerie stridente retentissait de nouveau. Maeve resta immobile tandis que le couloir se vidait et que les élèves regagnaient leur classe, ne sachant exactement ce qu'elle était censée faire. Helena lui avait demandé de retourner dans sa chambre, mais à la vérité elle avait été si absorbée par ses pensées qu'elle n'avait pas retenu le trajet. Et la seule autre occasion qu'elle avait eue de découvrir l'école, elle était inconsciente, dans les bras de Mme Embershadow qui, de toute façon, courait bien trop ite pour qu'elle puisse distinguer quelque détail.
Ce qui signifiait qu'elle était perdue. Elle aurait pu, dans un élan d'intelligence, demander comment retourner dans sa chambre à Helena. Lorsqu'elle se trouvait encore en lieu sûr – contrairement à ces couloirs déserts et à ces multiples passages secrets qu'elle ne savait reconnaître. Sa gorge se serra et ses épaules s'affaissèrent. Elle était perdue. Et personne ne viendrait l'aider.
Le son de chaussures claquant contre le sol la détrompa, et elle s'agita quelques instants afin de savoir quoi faire avant de se décider et de choisir la solution qui, à coup sûr, lui permettrait de retrouver son chemin. Soit se cacher dans un coin sombre en espérant que les ténèbres l'avalent et la cachent au nouveau venu.
Non, se réprimanda-t-elle. Je ne peux pas passer mon temps à me cacher. Ce n'est pas possible. Je dois aller le voir et lui demander mon chemin.
Les pas se rapprochaient dangereusement, et malgré ses ordres mentaux, ses muscles ne semblaient pas prêts à aller à la rencontre de l'inconnu.
Je dois aller le voir.
Elle ferma les yeux lorsque la personne passa devant elle, et se crispa en constatant le silence soudain – qui signifiait sans nul doute qu'elle avait été repérée.
— Maeve ! s'exclama une voix familière. Je te cherchais, Helena m'a dit que tu...
L'adolescente se jeta au cou de Hailey, la serrant contre elle comme si sa vie en dépendait – ce qui était présentement le cas – et enfouit son visage contre son épaule pour qu'elle n'aperçoive pas ces maudites larmes qui ne cessaient de couler. Même avant, lorsqu'elle subissait les tortures de son frère jour après jour, elle n'avait jamais autant pleuré. Elle avait eu peur, et mal, mais elle n'avait jamais pleuré autant que lors des quelques jours qu'elle avait passé sur Terre.
— Je suis désolée, murmura-t-elle en déserrant son emprise
Les yeux rivés au sol et les doigts entremêlés, elle tenta d'ignorer le reard insistant que Hailey posait sur elle.
— Tout va bien ? finit par lui demander cette dernière
Maeve hocha la tête prestemment, s'interdisant de causer davantage d'inquiétude à la jeune fille qui, malgré sa réponse, ne semblait pas convaincue. Mais comment lui dire qu'elle ne pourrait jamais être à la hauteur, qu'elle ne rattraperait jamais tous ces adolescents plus doués les uns que les autres, qu'elle ne serait qu'une ombre oubliée au fond d'une salle de classe ? Elle ne pourrait en aucun cas garder la tête hors de l'eau, ses professeurs le verraient, et la jugeraient comme on jugeait n'importe quel mauvais élève.
Un bon à rien.
Une honte.
Quelqu'un à cacher, comme les vieux oncles et tantes un peu fous que l'on hébergeait dans le grenier, pour les couper du monde extérieur et faire en sorte que les autres oublient qu'ils font partie de notre famille.
Que feraient-ils ? Que feraient ses enseignants en voyant à quel point son niveau était bas ?
Et Hailey ? ajouta une voix sombre dans son esprit.
Elle déglutit et derma les yeux, ne pouvant imaginer ce que celle qui avait voulu être son amie ressentirais à son égard en constatant son inutilité.
— Tu me laisseras ? s'enquit-elle dans un souffle
Observant que seul le silence lui répondait, elle releva les yeux jusqu'à croiser ceux de Hailey, qui la couvrirent de son doux regard aux couleurs changeantes.
— Pourquoi te laisserais-je ? répondit finalement la jeune fille en inclinant la tête
— Parce que... je suis inutile. Et la situation est suffisamment compliquée pour ne pas...
— Pardon ? Inutile ? Depuis quand es-tu inutile ?
Maeve se retint de baisser les yeux à nouveau et soutint à grand-peine le regard pourtant doux de Hailey.
— Maeve, insista cette dernière en la prenant par les épaules. Pourquoi serais-tu inutile ?
L'intéressée se mordit la langue pour s'empêcher de pleurer tout en se frappant intérieurement pour sa faiblesse. Depuis quand se montrait-elle si fragile ? Elle ne pouvait décemment pas passer sa vie à pleurer, pas alors que d'autres gens subissaient mille injustices dans son monde ! Mais il semblait que les pleurs n'étaient pas une chose contrôlables et, malgré ses poings serrés d'agaçement pour elle-même, ils secouèrent ses épaules et brouillèrent sa vue, l'empêchant de voir le sourire triste qui s'étendait sur les lèvres de son amie.
— Et si nous allions dans ta chambre pour discuter, tu veux ? lui proposa-t-elle en balayant une larme
Maeve acquiesca, ne voyant pas de meilleure solution que de laisser faire Hailey et d'espérer qu'elle ne s'en aille pas dans l'immédiat. Cette dernière agrippa sa main et l'entraîna dans le dédale de couloir, semblant savoir exactement où aller.
— Comment m'as-tu retrouvée ? interrogea l'adolescente alors qu'elles gravissaient un escalier aux marches de bois clair
— Oh, Mme Embershadow te cherchait. Parce que, tu sais, maintenant que tu as découvert comment bloquer ton esprit, tu va pouvoir commencer les cours. Elle voulait te donner ton emploi du temps et un plan du collège. De ce que j'ai vu, tu en aurais bien besoin, sourit son interlocutrice. Et il faudra aussi que tu finisses de remplir ton formulaire d'inscription, tu sais ?
La jeune fille hocha la tête à nouveau, essayant sans grand succès de retenir le chemin que Hailey lui faisait emprunter. Elle parvinrent enfin aux dortoirs et Hailey la conduisit dans sa chambre sans qu'elle lui oppose la moindre résistance – du moins jusqu'à ce qu'elle se rappelle ce qu'il s'était passé la dernière fois qu'elle était entrée dans cette pièce.
Le cocon de chaleur qui entourait son coeur faiblit instantanément alors qu'elle se rappelait l'eau brûlante de la douche, puis celle glacée qui imbibait la serviette autrefois immaculée, et le sang, trop de sang, sur sa peau, ses mains, le sol, le mur et le métal acéré de ce poignard à la provenance mystérieuse mais aux méfaits bien connus.
— Arrête, Hailey, s'il-te-plaît ! cria-t-elle en se dégageant de la poigne de l'adolescente. Je ne peux pas... tu ne dois pas voir... tu dois t'en aller !
— Il n'y a plus rien à voir, Maeve. Tout va bien maintenant.
— Tu ne comprends pas, ce n'est pas, c'est...
Elle hésita puis, comprenant qu'il lui faudrait une preuve afin de ne pas passer pour une imbécile, se dirigea à grands pas vers la porte de la salle de bain et l'ouvrit en grand, les yeux fermés. Montrer la scène de torture à Hailey n'impliquait pas qu'elle aie à la revoir.
Elle entendit les pas de l'adolescente se rapprocher lentement – probablement pour refermer la porte et couper court à l'effusion de souvenirs qu'elle libérait – puis sentit ses mains se poser sur ses épaules. Elle n'ouvrit pas les yeux pour autant, préférant de loin rester dans le déni, même lorsque Hailey la fit pivoter et qu'elle fit face au désastre sans le voir.
— Il n'y a plus rien à voir, répéta la jeune fille d'une voix douce
Maeve ouvrit un oeil prudemment, comme si le poignard, qu'elle avait laissé au sol, allait s'envoler pour l'achever.
Sauf qu'il n'était plus là.
Tout comme la mare de sang et la serviette rouge vif.
Il n'y avait véritablemment plus rien à voir.
— Je... je ne comprends pas, il y avait... je te promet que je ne mens pas, Hailey ! Je te le promet ! s'écria-t-elle en se retournant pour faire face à l'intéressée, qui lui sourit doucement
— Je sais que tu ne mens pas. J'ai vu le sang. Mais, et ce n'est pas étonnant dans une si grande école, quelqu'un ici a un pouvoir permettant de contrôler le sang, comme certains contrôlent l'eau ou la terre. Tout va bien.
Hailey referma la porte et prit un papier roulé sur lui-même avant de le tendre à Maeve.
— Voilà ton emploi du temps. Et voici le plan, ajouta-t-elle en lui donnant une feuille vierge. Elle est enchantée, précisa-t-elle devant la mine sceptique de la jeune fille
Pour le lui prouver, elle s'agenouilla, posa la feuille par terre et, après avoir jeté un coup d'oeil sur l'emploi du temps de Maeve, posa sa main au centre du soi-disant plan et énonça :
— Salle d'entraînement capacitaire des onzième année.
Aussitôt, le papier se mit à luire d'un doux scintillement bleu, et des lignes apparurent pour dessiner l'itinéraire. Un carré annonté "Dortoirs – Maeve Erin" apparut le premier, puis une ligne surgit du néant, serpentant sur la feuille jusqu'à s'arrêter devant un ovale inventorié "Salle B-11".
— Voilà ! s'exclama Hailey, visiblement fière d'elle. Oh, et si jamais tu oublies la carte, c'est que... le nom des salles est par étage. Les A sont au rez-de-chaussée, les B au premier, et caetera. Mais comme il y a cinq bâtiments, c'est putôt long de tous les fouiller, alors mieux vaut y penser.
Maeve opina, observant, émervillée, les escaliers, couloirs et passages cachés qui se dessinaient sous ses yeux.
— Elle redevient blanche quand tu es arrivée ou que tu dis... destination atteinte !
En effet, les lignes s'effacèrent et le papier fut de nouveau lisse et immaculé. L'adolescente le déposa sur sa table de chevet en se promettant de ne pas le confondre avec une simple feuille de brouillon, et laissa son emploi du temps à côté après l'avoir parcouru.
— Il faut que j'y ailles maintenant ? demanda Maeve, inquiète d'être en retard pour finaliser son inscription à Westwood. Pour Mme Embershadow. Et le formulaire.
— Oh, hum, je ne sais pas. Elle a juste dit qu'il fallait que tu viennes. Mais elle n'a pas précisé quand. Cela dit, j'imagine qu'elle voulait que ce soit fixé aujourd'hui. Sauf si tu veux attendre, bien sûr. Pour te remettre de... tout ce qu'il s'est passé depuis notre arrivée.
— Ce ne sera pas nécessaire, refusa la concernée malgré les cernes qui soulignaient ses yeux. Après tout... il n'y a plus rien à voir, ajouta-t-elle avec un sourire qui, après réfléxion, lui parut aussi naturel que de respirer
≈ ᚖ ᚖ ᚖ ≈
— Je pensais bien que tu passerais aujourd'hui, annonça la directrice de Westwood en ouvrant la porte de son bureau
Maeve la suivit à l'intérieur, ressassant les évènements récents afin de trouver pourquoi Hailey avait souhaité rester loin de celle-ci.
— J'imagine que Hailey t'a remis les documents que je lui avait donné ? reprit Mme Embershadow en ouvrant un tiroir de son bureau, à la rechercher du formulaire d'incrisption de l'adolescente
— Oui, répondit vaguement la jeune fille, troublée. Mais je n'ai pas toqué.
— Pardon ? s'étonna l'adulte en relevant la tête
— Je n'ai pas toqué à la porte. Vous m'avez ouvert alors que je n'avais pas encore toqué.
La directrice sourit, puis désigna une pile de papiers sur son bureau.
— Privilège de directrice, précisa-t-elle en retournant à sa quête. Les cartes que l'on fournit aux élèves permettent de trouver un chemin, mais celles des professeurs... ah ha ! s'exclama-t-elle en brandissant le formulaire. Celles des professeurs permettent de tout voir.
Elle effleura l'amoncellement de papiers qui couvrait son bureau, et ils s'envolèrent pour se coller au mur, parfaitement alignés. Le labyrinthe que représentait Westwood se révéla peu à peu, à mesure que les lignes s'étendaient, se croisaient et... se mouvaient.
— Les murs bougent ?! s'écria Maeve en fixant un point qui parcourait un long corridor
La directrice éclata de rire et l'adolescente sursauta, peu habituée à la présence de quelqu'un en capacité de rire aussi ouvertement.
— Non, les murs ne bougent pas. Quand je dis que je peux "tout" voir, je devrais peut-être plutôt dire... "tout le monde".
À cet instant, de nouvelles lignes apparurent, traçant boucles, points et barres obliques pour former un mot, deux, dix, cent, puis trop pour les compter. Maeve suivit le point des yeux et découvrit qu'elle s'était magistralement trompée. C'était un élève. Un élève en retard, par ailleurs.
— C'est come ça que je m'assure qu'il n'y ait pas de Transe incontrôlée. Les points deviennent rouges lorsqu'un élève entre en Transe, et même si je n'ai pas activé la carte, elle me prévient. Mais, généralement, les élèves réagissent vite en maîtrisent la situation. C'est, entre autres, à ça qu'on les entraîne. Il faut savoir gérer n'importe quelle situation en dépit de l'étonnement qu'elle peut provoquer. Ne jamais se laisser surprendre. C'est une des règles les plus importantes, mais malheureusement l'une des plus difficiles à respecter...
— Attention ! se récria Maeve en pointant une dizaine de points rouge vif. Il faut... ils sont trop nombreux ! Ils vont... ça ne...
— Maeve, l'interrompit Mme Embershadow en la forçant à s'asseoir. Tout va bien. Ces élèves sont en Transe, certes, mais tout le monde est en sécurité. Ils sont tous en lieu sûr.
— Mais ils...
— Fais-moi confiance. Tout ira bien.
— Vous faire confiance ?
La phrase, à mi-chemin entre la question et l'exclamation indignée, plana dans l'air entre Maeve et la directrice, la saturant d'incertiture quant au comportement à adopter. L'adolescente, gênée d'avoir autant manqué de tact, haussa les épaules à plusieurs reprises, reformant son armure de glace qui ne cessait de se fêler.
— Tu n'es pas... tu n'est pas obligée de me faire confiance, reprit Mme Embersadow doucement. Mais laisse-moi t'aider. Je te promets que tout le monde ici est en sécurité, du moins pour le moment. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, mais je ferais tout pour qu'il soit heureux. Je ne te veux aucun mal.
— Ça n'a pas d'importance, répondit la jeune fille, les yeux vides de toute émotion
Elle avait appris à canaliser ses sentiments bien longtemps auparavant, lorsqu'elle avait compris que crier et pleurer ne servait à rien, ne faisant qu'ajouter à sa peine. Alors elle enfermait son âme dans les tréfonds de son esprit, le recouvrant de cette glace qu'elle ne savait pas manier dans le monde physique, mais qu'elle pouvait au moins imaginer, pour éviter d'avoir trop mal. Laisser la raison gouverner sa vie avait été la meilleure décision qu'elle aie pu prendre. Cependant, dans cet autre monde, elle ne parvenait pas à rester la coquille vide qu'elle s'était initiée à être. Elle avait l'impression de revêtir les émotions de quelqu'un d'autre, quelqu'un qui aurait dû être mort mais qui subsistait quelque part, dans les abysses de la douleur, remontant lentement à la surface comme une bulle d'oxygène. Mais attendre cette bouffée d'air lui coupait le souffle, et elle menaçait de craquer à tout instant.
— L'avenir, déclara subitement la directrice de Westwood. Devant l'absence de réaction de l'adolescente, elle répéta : l'avenir. Tu as choisi l'avenir. Je sais à quel point accepter est dur, mais tu dois relever la tête et te faire face. Tu ne peux pas t'empêcher de vivre à jamais. Alors tu va te battre, et tu vas gagner. Et je vais t'aider. Hailey aussi. D'accord ?
Maeve, constatant que les contours des objets se brouillaient à mesure que les larmes lui montaient aux yeux, serra les poings pour s'empêcher de pleurer.
Pas maintenant.
— Laisse couler. Pleures si tu en ressens le besoin. Tu n'as rien à te reprocher, Maeve. Tout se passera bien.
— Non, protesta faiblement l'adolescente. Je ne peux pas... je ne peux pas. Tout à l'heure, j'ai vu... il y avait les cours, et puis j'ai vu une classe et... ils étaient plus jeunes que moi et je ne... je ne comprenais rien, admit-elle enfin en balayant une larme traîtresse
Et, à ce moment, Mme Embershadow aurait dû lui dire que bon, finalement, elle n'avait pas les qualités requises pour intégrer Westwood, qu'elle était inutile – comme toujours – et qu'il ne servait à rien de lui apporter de l'aide. Qu'elle était une cause perdue.
— Il arrive que même les âmes perdues et enfermées retrouvent leur chemin. Simplement, ce n'est pas celui auquel on s'attendait, lui fit remarquer la directrice d'une voix douce en posant une main sur sa joue. Et, si cela t'inquiète vraiment – bien que ce ne devrait pas être le cas – il y a beaucoup d'élèves plus âgés parfaitement aptes et volontaires pour aider les plus jeunes à rattraper leur retard. Tu n'es pas seule. Bon, il faut avouer que ton cas est l'un des plus extrêmes qu'il m'ait été donné de voir mais... tu n'es pas seule.
"Tout le monde a besoin d'amis."
"Tu n'es pas seule."
"Je vais t'aider."
Si sa vie continuait ainsi, Hailey, Mme Embershadow et Helena auraient ses certitudes à l'usure. La jeune fille sourit tristement, suivant distraitement les lignes composant l'emblème de Westwood du doigt. Le blason, brodé sur tous les vêtements constituant l'uniforme de l'école, représentait un loup hurlant devant la pleine lune dans un amalgame de bleu, noir et argenté.
— Et si nous t'inscrivions pour de bon ? proposa l'adulte en faisant glisser le formulaire d'inscription devant elle. Il te suffit de le compléter et de signer. Si tu te sens prête, tu peux commencer les cours dès demain. Quelqu'un te donnera probablement tes affaires dans l'après-midi, mais tu peux sauter les cours de demain.
L'adolescente hocha la tête, bien qu'elle ne comptât pas accroître son retard de la moindre seconde. Elle prit la plume chargée d'encre que Mme Embershadow lui tendait et la fit tourner entre ses doigts en se demandant si elle savait encore écrire. Lire, oui, elle n'avait fait que ça à Hansaï – étant donné que la lecture constituait la seule activité considérée comme "inoffensive" par le gouvernement – mais elle n'avait pas écrit le moindre mot depuis qu'elle avait quatre ans.
Elle fixa le papier orné de l'écriture toute en boucles de la directrice en s'imaginant son expression lorsqu'elle tracerait les lettres à la manière d'une enfant.
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ACADÉMIE DE WESTWOOD
INSCRIPTION
Nom : Erin
Prénom : Maeve
Date et lieu de naissance : 06 août 2007 / Okuno, Laena
Classe : onzième année
Blocage :
Pouvoirs :
Capacités :
Signature du titulaire :
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L'adulte, semblant comprendre son trouble, prit son poignet et l'avança vers la première ligne incomplète, "Blocage".
— C'est aujourd'hui. Seize novembre, lui rappela-t-elle en raffermissant sa prise sur la main de Maeve, qui tremblait
Elle conduisit les doigts de la jeune fille vers le papier et, lorsque l'embout de la plume marqua la feuille d'une tâche noire, accompagna le tracé des chiffres et lettres, dirigeant l'écriture hésitante de l'adolescente, qui sentit les larmes lui échapper et rouler sur ses joues en captant les reflets de lumière.
— Tout va bien, lui assura Mme Embershadow en marquant le dernier "e". Maintenant, tes pouvoirs.
Elle relâcha la pression sur la main de Maeve pour lui permettre d'écrire elle-même mais lorsque la jeune fille tenta de compléter le formulaire, la pointe de la plume dérapa sur le document, barrant la feuille d'une ligne d'encre noire qui s'insinua dans les rainures du papier pour dessiner un symbole complexe constitué de minuscules courbes. La future élève lâcha aussitôt la plume et se replia sur elle-même, le visage enfouit dans ses bras, les épaules secouées de sanglots incontrôlables.
— Je suis désolée, soufflait-elle encore et encore. Ce n'est pas ce que je voulais faire...
N'entendant pas de réprimandes et ne sentant pas de coup venir, elle se tut, préférant que la directrice l'oublie et ne pense pas à la sanctionner.
— Tu sauras qu'ici, on ne frappe pas les élèves, lui lança l'adulte, un sourire dans la voix. En revanche, on les aide à apprendre.
Maeve releva les yeux timidement et croisa le regard bleu vif de la directrice, qui prit sa main pour y déposer la plume, de nouveau chargée d'encre, et fit glisser le formulaire d'inscription face à elle. Il ne subsistait de la ligne d'encre qu'une vague trace grisâtre, la majorité du liquide ayant été absorbé par le mouchoir à présent noir que Mme Embershdow jeta dans la corbeille de son bureau.
— Rééssaie, lui dit-elle en constatant l'immobilité de l'adolescente. Réésaie autant de fois qu'il sera nécessaire pour que tu réussisses.
La jeune fille ferma les yeux un instant puis les essuya du dos de sa main, comprenant que l'adulte ne la laisserait pas s'en tirer avec un seul essai. Alors, aussi précautionneusement qu'elle le put, elle inscrivit "Glace" puis "Feu" sur la fiche, la main tremblante.
— C'est bien, l'encouragea Mme Embershadow en voyant les mots tracés. Maintenant, il faut compléter les capacités. Donne-moi ta main.
Maeve obtempéra, encore honteuse de n'avoir sut écrire, et fière de l'avoir appris. Elle fixa les lettres velléitaires, qui semblait osciller entre le "o" et le "a", entre le "u" et le "v", puis tourna son regard vers l'écriture assurée de la directrice, joliement agrémentée de boucles et de voluptuosités.
— Ce n'est pas "bien", maugréa-t-elle en entrevoyant l'interminable chemin qu'il lui restait à parcourir
— Tu as raison, confirma la directrice avec un sourire en coin. C'est excellent.
Sans lui donner le temps de protester, elle lui tendit une sphère aux contour indécis qui luisait doucement, illuminant la main de Mme Embershadow d'une teinte argentée.
— Prends-la, lui intima cette dernière en lui tendant l'orbe lumineux
La jeune fille hésita un instant puis prit l'étrange artefact, qui luit davantage lorsqu'elle le saisit. Elle cligna des yeux plusieurs fois d'affilée pour s'assurer que ce qu'elle voyait – et par extension ressentait – était bien réel. À son grand désarroi, cela l'était.
La sphère, à la fois chaude comme une journée d'été et fraîche comme l'eau d'une rivière, semblait flotter au-dessus de sa main tout en l'englobant. Closant les paupières pour mieux déterminer ce qui était en train de se dérouler sous ses yeux, elle fut assaillie par un millier de certitudes paradoxales, une avalanche de pensées qui ne lui appartenaient pas.
"J'espère que j'aurais plus que six..."
"Si seulement je pouvais être dans la même classe que Luce !"
"Ça sert à rien, c'est juste des vieux tours de magie..."
Étourdie par tant de voix mentale, Maeve rouvrit les yeux et fit de son mieux pour ne pas se concentrer sur les rais de lumière qui entouraient son poignet à la manière d'une cordelette, remontant son avant-bras jusqu'au coude.
Tentant vainement d'ignorer les centaines d'appels qui lui vrillaient le crâne, l'adolescente dirigea son attention vers ses propres craintes, tout aussi bruyantes et moitié moins intelligibles mais qui avaient le mérite de lui être familières.
Mme Embershadow croit-elle tout ce qu'elle dit ?
Ne va-t-elle pas me mettre à la porte dès qu'elle verra à quel point je suis faible ?
Et à quoi sert cet orbe ?
— C'est bon, lui annonça la directrice tandis que les filins de lumière se déroulaient
— Qu'est-ce que c'était ? s'enquit la jeune fille en lissant distraitement les plis de sa jupe noire pour ne pas se tordre les doigts – elle était si nerveuse qu'elle se serait brisé ses phalanges
— Rien. C'était simplement pour ouvrir ton esprit aux capacités et estimer leur niveau. Bien sûr, il va augmenter à mesure que tu t'entraîneras, c'est simplement pour faire une première évaluation et ainsi séparer les élèves dans les différentes classes. Ça peut paraître discriminatoire, de classer les élèves ainsi, mais c'est uniquement pour que les élèves ayant des dispositions puisses pousser les capacités le plus loin possible. Les classes vont de un a cinq et, dans ton cas, la onzième un est la classe dans laquelle les élèves ont le plus de facilités avec les capacités. Tu comprends ?
Maeve opina du chef, distraite par la perspective d'être classée selon son niveau probablement catastrophique. Après tout,les capacités n'allaient-elle pas de paire avec les pouvoirs ? Si elle ne contrôlait pas les derniers, pouvait-elle prétendre maîtriser les premières ?
— Voyons voir... souffla Mme Emebrshadow en passant la main au-dessus de la sphère, dont des filaments lumineux vinrent s'enrouler dans les airs pour former le résultat de l'adolescente
La directrice fronça les sourcils en entrevoyant le chiffre apparaître devant ses yeux.
Maeve se pencha pour distinguer ce qui allait la définir pour cette année scolaire mais, même après avoir vu le 8 tourbillonant qu'avait formé les volutes de lumière, elle ne put en déduire si son résultat était seulement mauvais ou tout bonnement horrifique. L'adulte, le visage fermé, se contenta d'inscrire le nombre sur la ligne "Capacités" du formulaire puis le tendit à nouveau à la jeune fille afin qu'elle finalise son dossier en le signant.
— Je n'ai pas... de signature, déclara l'adolescente en baissant les yeux – cette fois, aucune larme ne troubla sa vue, et elle en soupira de soulagement
— Ça ne fait rien. Écrit simplement ton nom.
La détenteuse de l'écriture faiblarde qui couvrait le formulaire d'inscription prit la plume que lui prêtait Mme Embershadow et inscrivit son prénom au bas de la feuille, se désolant une nouvelle fois de ses lettres illisibles.
— Est-ce que huit est un bon résultat ? interrogea la jeune fille aussitôt après que la directrice eut rangé le papier dans un tiroir de son bureau
— Excellent, lui répondit l'adulte d'une voix étrange, comme si elle avait du mal à y croire elle-même. Bienvenue en onzième un, Maeve.
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