Chapitre 34 - Edaline

— Allons-y.

La directrice s'assit en tailleur sur le sol et Maeve l'imita de même que Hailey, deux mètres plus loin.

— Je vous préviens, lança cette dernière. Si jamais elle est mal, vous allez le regretter.

— Je le sais bien, soupira Mme Embershadow. Mais il ne lui arrivera rien.

Elle prit les mains de l'adolescente - pour la réconforter ou renforcer le lien mental, elle n'en avait aucune idée - puis ferma les yeux.

Pourvu que tout se passe bien.

Mais oui. Rien ne pourrait mal tourner.

Elle étendit son esprit dans la pièce et repéra celui de Maeve - un des esprits les plus agités qu'elle avait jamais rencontré. Elle en avait vu des dizaines, des centaines, lors de ce même exercice ou même plus tard, lors de duels psychiques. Mais aucun n'était aussi étouffant.

Les pensées de Maeve, accompagnées de bribes de souvenirs, voletaient dans son esprit comme une nuée d'oiseaux enfermés dans une cage. Hyperactives, elles se réfractaient les unes sur les autres dans l'espace sans fond qui constituait l'esprit de leur propriétaire. Propriétaire qui n'était pas là, d'autre part. Généralement, les représentations mentales se trouvaient dans cette partie de l'esprit, étant donné que les élèves savaient rarement comment explorer leur propre mental. Or Maeve était absente. Edaline s'avança parmi les songes inachevés et les morceaux d'images - pour la plupart terrifiantes -, cherchant la représentation de l'adolescente.

— Maeve ? appela-t-elle

Le nom résonna dans l'espace mais aucune réponse ne lui parvint. Elle ferma les yeux et se concentra tentant en vain de détecter une présence. Elle agita la main distraitement et les pensées de la jeune fille ralentirent, les sons s'évanouissant dans la noirceur de son esprit. Trois portes apparurent devant elles, passages bordés d'une lumière dorés menant chacun vers un lieu différent. La première, celle qui pour le moment était inactive, s'éveillait lorsque les rêves emplissaient l'inconscient. La seconde, étrangement peu peuplée, recueillait tous les songes s'étant déjà déroulés et se rejouaient à l'infini, faisant vivre pour toujours espoirs et terreurs. La dernière, sans aucun doute la plus importante et la plus utilisée, recensait tous les souvenirs, bons ou mauvais, agréables ou douloureux.

Surtout douloureux, pour Maeve.

Edaline tendit la main et la posa sur le mur invisible qui la séparait de la salle des souvenirs. Elle n'avait pas le droit d'y entrer à moins que la propriétaire de cet esprit ne l'y autorise, et ne pouvait donc pas consulter les milliers de sphères bleues, jaunes, vertes, violettes, rouges et noires.

Les sphères noires...

Elle n'avait jamais su à quoi elles correspondaient. Elle avait plus ou moins deviné pour les autres, mais les élèves s'étaient toujours raidis lorsqu'elle avait évoqué la possibilité de visionner un souvenir contenu dans une sphère noire.

La directrice secoua la tête et se reconcentra, tentant de capter un signe de vie dans les trois pièces, mais ils n'y avaient pas le moindre mouvement.

— Maeve ? appela-t-elle de nouveau en tournant sur elle-même, légèrement inquiète

La représentation psychique ne quittait jamais un esprit. C'était tout bonnement impossible, sauf... sauf si la personne était morte.

Edaline se précipita hors de l'esprit de Maeve et prit l'adolescente par les épaules, la respiration saccadée.

— Maeve ! cria-t-elle alors que la jeune fille n'avait pas bougé d'un pouce

— Oui ?

— Je... pardon, c'est simplement que... tu... tu n'étais pas là. Dans ton esprit, ta représentation n'était pas là. Tu... tu sais où elle est ?

L'adolescente fronça les sourcils et secoua la tête.

— Je n'avais pas conscience que quelqu'un se baladait dans ma tête, avoua-t-elle

— Non, ce n'est pas une personne tierce, c'est toi. C'est une représentation de toi créée avec tes pouvoirs.  Celle des humains est juste une réplique d'eux-même, puisqu'ils n'ont pas de pouvoirs, et c'est comme cela que l'on peut affirmer qu'une personne est porteuse de magie ou non. Toi, oui, je le sais. Tes pouvoirs se sont déjà manifestés, même si tu ne les contrôlais pas. Je ne comprends pas...

Edaline bascula sa tête en arrière, tentant d'entrevoir une réponse au plafond. Le luminaire grésilla comme pour se moquer d'elle et elle soupira.

Hailey peut entrer dans toutes les parties d'un esprit... mais elle ne voudra pas si c'est Maeve. A moins que Maeve elle-même ne la convainque. Quoiqu'elle pourrait refuser quand même.

Comme si elle percevait ses intentions, l'adolescente plissa les yeux, la dévisageant avec méfiance.

Qui ne tente rien n'a rien.

— Hailey, est-ce que...?

— Non, la coupa-t-elle. Non ! Je vous avais prévenue : je ne lui ferais pas de mal. Et je n'aiderais personne à le faire. Donc... non.

— C'est si terrible que ça ? s'enquit Maeve

— Oui ! affirmait Hailey à la seconde où Edaline répondait "Non" d'une voix douce

Les deux s'affrontèrent du regard - bien que Hailey soit la seule réellement prête à engager le combat, la directrice étant plus inquiète à propos de l'absence de toute représentation dans l'esprit de Maeve.

— S'il-te-plaît, Hailey, murmura la jeune fille en repoussant une mèche de cheveux blancs derrière son oreille. Je sais que... je te suis très reconnaissante de me protéger, mais même si je ne réussit pas son exercice, il ne m'arrivera rien dans la réalité. Tout ira bien.

— Peut-être que tu n'auras as de séquelles physiques, mais tu as pensé à ton mental ?! Tu es déjà assez...

Elle s'interrompit et baissa les yeux.

— Assez quoi ? interrogea Maeve d'une voix blanche

— Rien... ce n'est pas du tout ce que je voulais dire, mais tu... tu sais bien...

— Non, je ne sais pas. Dis-moi.

— Tu es un peu... je ne sais pas... traumatisée ? Affectivement blessée ?

La jeune fille se raidit et un masque de froideur couvrit son visage. Edaline dévisageait les deux adolescentes l'une après l'autre sans oser intervenir, craignant d'empirer la situation.

— Maeve... tu sais que je... je ne dis pas que tu es une cause perdue ou que...

— Ça n'a pas d'importance. J'ai conscience de mes faiblesses, récita l'adolescente

Elle avait perdu toute trace de la malice que lui avait procuré l'idée d'un pari. Ses yeux, à présent froids comme la glace, avaient gelé le brasier qui y régnait auparavant, ne laissant que cendres froides et désolation.

Hailey se décolla du mur et s'agenouilla pour plonger ses yeux carmin dans ceux de Maeve.

— Ce ne sont pas des faiblesses, souffla-t-elle en posant sa main sur l'épaule de Maeve, qui eut un mouvement de recul à ce contact. Ce sont des faits. Des choses que l'on peut arranger. Mais il faut que tu acceptes que tu ne vas pas bien pour aller mieux. Laisse-moi t'aider. Laisse les gens t'aider.

L'intéressée contracta la mâchoire, chasse la main de Hailey et ramena ses genoux contre sa poitrine.

— Il n'y a rien à accepter. Je vais bien, maugréa-t-elle

Hailey haussa les épaules, trouvant un moyen inexistant pour rester silencieuse et transmettre tant de mots que Maeve dut détourner le regard pour ne pas être ensevelie.

"Je suis désolée."

"Je peux t'aider."

"Je vais t'aider."

"Je te le promets."

"Tu n'as rien à craindre."

"Tout va bien se passer."

Elle parlait sans rien dire, des mots tangibles auraient été de trop. Ses yeux, puits de couleurs, de souvenirs et de sentiments qu'elle vivait pleinement, fixaient ceux de Maeve, qui refusaient de laisser la glace se fissurer et le feu revivre des braises.

— Laisse-moi tranquille, marmonna Maeve en appuyant son visage sur ses genoux pour ne plus avoir à endurer le regard de Hailey

— Seulement si tu souris pour de vrai, répliqua l'adolescente, narquoise

— Pourquoi je ferais ça ?

— Parce que ça te vas bien, de sourire.

— N'importe quoi.

— Tu n'as qu'à le faire pour vérifier. J'ai raison. Et tu le sais.

— Laisse-moi tranquille, répéta Maeve plus bas

Les larmes aux yeux, elle serrait les poings et les dents pour les empêcher de dévaler ses joues et d'y laisser leurs sillons de sentiments. Elle enfonça ses ongles dans ses paumes, y laissant de petits croissants rouges, sans se soucier des gouttes de sang qui tâchaient ses manches.

Hailey prit ses mains dans les siennes et les ouvrit paumes vers le ciel pour essuyer le flot écarlate.

— Donc... tu aimes les paris ? tenta-t-elle en saisissant la boîte qu'Edaline lui tendait

Elle reconnut celle que Claire était allée chercher le jour de leur arrivée, quand Maeve était inconsciente. Elle trouva pansements, gazes et désinfectant à l'intérieur et s'empara de l'antiseptique pour en pulvériser sur les mains de Maeve.

— Oui, répondit enfin cette dernière

— Depuis quand ? ajouta Hailey en entourant les paumes de la jeune fille d'un bandage immaculé

— Je ne sais pas. Depuis... longtemps. Toujours. J'en faisais avec...

Sa gorge se serra et elle observa ses mains à présent soignées.

— Merci, dit-elle dans finir sa phrase précédente. Hailey... pourquoi tu t'inquiètes pour moi ? Je veux dire, je ne suis pas... tu ne me connaissais même pas. Et tu m'as sauvée. C'est... illogique.

— Peut-être. Je ne sais pas. Mais je ne regrette pas de l'avoir fait, sourit l'adolescente

— Je ne l'aurais pas fait, moi, admit Maeve en plissant les yeux

— Je ne te crois pas.

— C'est la vérité.

— Non. Je t'ai observée longtemps, tu sais. Tu regardes à droite des gens quand tu leur mens.

— C'est faux, grommela la concernée en se retenant de fixer l'épaule de Hailey

Celle-ci sourit, fière de sa découverte, puis se tourna vers Edaline, qui arqua un sourire interrogateur.

— D'accord. Je vais vous aider, déclara-t-elle gravement. Mais c'est uniquement pour lui prouver que j'ai raison.

— Tu aimes les paris aussi ? lui demanda Maeve avec une minuscule étincelle scintillant derrière ses iris gelés

— J'aime avoir raison. Et je ne suis pas contre un pari pour que ceux qui ont tort le sachent clairement. Mais pas aujourd'hui. Tu as déjà un pari en cours, je te rappelle.

Maeve sourit faiblement.

— Une autre fois, alors.

— Promis.

Edaline couvrit les deux jeunes filles d'un regard tendre puis leur tendit les mains et quitta le monde physique.

L'esprit de Maeve, toujours aussi agité, ne présentait encore une fois aucun signe de vie. La représentation d'Edaline, faite de milliers d'éclairs, se tourna vers celle de Hailey, translucide et parcourue de courbes et de lignes de pensées.

— Tu crois que tu peux la trouver ?

— Bien sûr que je peux. Sauf si elle se cache.

— Je doute qu'elle sache utiliser son esprit comme toi.

— Probablement pas. Mais ça ne fait rien. Elle est meilleure que moi sur d'autres points tout aussi importants.

L'adolescente se détourna sans plus de cérémonie et tendit la main pour tourner une poignée tout juste apparut, menant sans conteste à la salle des souvenirs.

— Vous ne pouvez pas venir, n'est-ce pas ? s'informa-t-elle avant d'entrer

La directrice secoua la tête tristement et Hailey hocha la sienne avant de s'enfoncer dans l'amalgame d'émotions.

Les sphères, comme la dernière fois qu'elle était venue, ne lui offrirent qu'un triste paysage bleu, violet et noir. Les quatres minuscules points de vert et de jaune se dessinaient entre une avalanche de tristesse et une tornade de peur, subsistant malgré tous ces autres souvenirs qui les tiraient vers le fond.

— Qu'est-ce qui te rend heureuse ? demanda Hailey dans un murmure s'approchant des orbes dorés

Elle se rappela de sa mission à mi-chemin de sa destination se ravisa, préférant attendre d'être seule avec Maeve.

— Une autre fois, lança-t-elle au souvenir, qui scintilla comme pour lui dire au revoir

L'adolescente plissa les yeux et tourna sur elle-même pour tenter d'apercevoir la moindre silhouette, mais seules les orbes de souvenirs habitaient le lieu.

— À moins que ce ne soit que ce que tu veux nous faire croire, hasarda Hailey en regrettant de ne pas pouvoir contrôler tous les esprits comme le sien

Elle ferma les yeux et se lissa tomber à travers le sol, un sourire aux lèvres. Quelque chose se cachait là. Ou quelqu'un, ce qui était d'ailleurs une hypothèse plus viable.

Quelqu'un qui se trouvait emprisonné dans une bien étrange geôle, faite d'un voile de lumière mauve. Que l'espace soit une prison ou un abri, l'adolescente devait en faire sortir Maeve. Pour lui parler, pour savoir qu'elle allait bien ici aussi.

Hailey se dirigea vers le havre et en effleura la paroi, tiède et lisse. Légèrement translucide, elle permettait à l'adolescente d'entrevoir une silhouette recroquevillée à l'autre extrémité de la bulle mentale. Elle pressa sa main contre la surface mauve, créant peu a peu des fissures, étiolant la prison psychique.

Un fragment de celle-ci tomba et sevapora en touchant le sol d'ébène.

La silhouette sursauta et se redressa rapidement pour reculer le plus loin possible de Hailey.

— Tout va bien, Maeve, murmura la jeune fille en dégageant une ouverture

Les fissures, couvrant tout le havre, firent imploser la prison. Le fragments mauves, éparpillés dans les airs, s'évaporèrent dans un nuage de fumée argentée, laissant paraître Maeve.

Maeva... oui, c'était bien elle.

Mais pas celle que cela aurait dû être.

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