Chapitre 26 - Hailey

Hailey ouvrit les yeux lentement, grommelant contre la lumière crue que diffusaient les néons de l'infirmerie. Épuisée de la rage, de l'exercice de Mme Embershadow et surtout de la Transe, elle avait distraitement agrippé une chaise et s'était effondrée dessus - en manquant de tomber à côté -, refusant de quitter le chevet de Maeve avant son réveil. Helena, l'infirmière, lui avait proposé d'aller se reposer dans sa chambre mais elle avait marmonné quelques mots puis s'était assoupie sans même s'en rendre compte.

Une fois qu'elle se fut habituée à la luminosité ambiante, elle se leva en titubant, déconcentrée par le sol qui tanguait comme le pont d'un bateau, par les murs qui se tordaient, se convulsaient et se rapprochaient pour l'enfermer, l'emmener avec eux et la figer à jamais dans le plâtre. Ses pieds dansaient, tentaient tant bien que mal de trouver une prise stable sur ce sol mouvant, et elle finit par tomber en avant, atterrisant non pas sur le carrelage froid comme elle l'avait craint mais sur une couverture, tiède et douce.

Immobile, elle envisagea de rester là pour toujours, mais un souffle sur ses cheveux lui fit relever la tête. Elle sourit, soulagée de cette respiration, apaisée de sentir l'air et la vie passer dans le corps de Maeve.

— Tu vas te réveiller bientôt, dis-moi ? murmura-t-elle sans se départir de son sourire

Avec un soupir, elle fit mine de se redresser mais s'immobilisa à mi-chemin, stupéfaite. Durant une minuscule seconde, elle crut que c'était elle qui avait fait bouger Maeve, par inadvertance, mais son espoir fit taire l'hypothèse.

Et elle eut raison de lui imposer ce mutisme car l'adolescente alitée réitéra son mouvement, se tournant de quelques centimètres dans un bruissement de draps. Le sourire de Hailey s'élargit et elle remonta la couverture sur les épaules de Maeve, tâchant de ne pas la réveiller tout en espérant qu'elle le fasse. 

— Bonjour, Hailey, intervint une voix douce depuis la porte de l'infirmerie. Tu vas mieux ?

N'importe quelle autre voix l'aurait fait sursauter, mais celle de Helena était aussi tendre que la soie et aussi calme qu'une brise d'été, aussi Hailey ne tressaillit-elle pas.

— Oui, je... répondit-elle finalement en se rappelant les évènements qui avait précédé son sommeil

L'exercice. Le démon. La Transe. Sa tentative d'assassiner Maeve.

Se souvenant soudain de la coupure qu'elle lui avait infligée, l'adolescente se retourna brusquement vers la jeune fille endormie, chercha la marque des yeux et effleura son cou là où une nouvelle cicatrice se dessinait.

Au moins, elle est encore vivante, songea-t-elle en soupirant

— Je suis certaine que même si tu n'avais pas repris le contrôle immédiatement, tu aurais trouvé le moyen de ne pas la tuer. Tu es très forte, tu sais ? Rares sont ceux qui parviennent à faire hésiter leurs démons. Et la plupart de ceux qui y arrivent à présent ont eu besoin de l'enseignement des professeurs ici. Oh, ce n'est pas un mal, bien sûr, et tous les élèves ont leurs qualités, mais c'était impressionnant, lui dit Helena avec un sourire doux

— Je ne sais pas, souffla Hailey en se entortillant une mèche de cheveux sombres autour de son index. En fait... le démon... c'était... c'était moi. Je veux dire... pas vraiment, mais je l'ai vu et... c'était moi.

— Ne t'en fais pas pour ça. Les démons n'ont pas de forme physique, alors ils prennent celle de leur hôte, c'est le cas pour tout le monde. Tout va bien. Pourrais-t-on parler dans mon bureau un petit moment ?

L'adolescente acquiesca, curieuse, et suivit l'infirmière dans la salle attenante.

— C'est important ? demandat-elle une fois la porte refermée

— Ça dépend de la façon dont tu le vois.

L'infirmière prit les mains de la jeune fille dans les siennes et son sourire s'élargit, se reflétant dans ses yeux clairs.

— Je dois avant tout te rappeler que je soutiens Edaline dans la plupart de ses décisions, et que ce test en fait partie. Bien que brutal et effrayant, il est vraiment utile pour l'évolution des étudiants de Westwood.

Hailey se crispa mais resta silencieuse. Elle avait beau détester Mme Embershadow de toute son âme, une partie d'elle, plus pragmatique, ne cessait de lui rappeler que l'adute l'avait fait pour son bien et qu'en effet, il pouvait se révéler efficace, comme le prouvait sa furieuse envie d'apprendre à fermer son esprit.

— Mais je te soutiens également toi, ainsi que Maeve, et tous les autres élèves. Disons la plupart. Certains prennent des décisions que je ne peux décemment pas approuver.

La jeune fille ne put réprimer un rire en songeant à toutes les idées stupides que pouvaient avoir les adolescents. Sauter d'un immeuble de dix étages pour prouver sa valeur à ses amis, par exemple. Ou avaler un piment entier et finir à l'hôpital, la gorge brûlée.

— Ce que je veux te dire, c'est que je suis d'accord avec Edaline, bien que je sache que cet exercice est violent et que certains élèves en sont ressortis en état de choc. Il est nécessaire. Tu comprends ?

Hailey baissa les yeux et haussa les épaules, refusant d'accorder raison à la directrice mais ne pouvant ignorer ce qu'elle savait déjà. Mme Embershadow n'était pas quelqu'un de mauvais, et ce test servait avant tout à préparer les étudiants, qui ne pourraient pas rester à Westwood toute leur vie.

— Je lui ai parlé un peu, avant ton réveil, reprit Helena, d'une voix plus douce encore. Elle sait que tu lui en veux, bien sûr, mais tu devrais lui parler. Pas forcément lui pardonner, ce n'est pas ce que je te demande, mais au moins lui parler. D'élève à directrice. D'enfant à adulte. Même si vous n'êtes plus des enfants, ici. Hailey... Edaline fait des erreurs, parfois. Ça arrive. Il lui est déjà arrivé de mal inerpréter une réaction ou une personne, et par conséquent de mal considérer les gens. C'est ce qu'elle a fait avec toi, elle a cru que tu n'entrerais pas en Transe mais tu l'as fait. Bon. D'accord. Il ne s'est rien passé de funeste ensuite. C'était une erreur. Mais elle est humaine. Et elle à vingt ans. À vingt ans, personne n'est censé être confronté à tous les problèmes auxquels elle et les autres membres de notre groupe ont été confrontés.

— Votre groupe ? demanda Hailey timidement, sachant d'avance que l'histoire ne serait pas des plus joyeuse

En effet, le sourire de Helena se fit plus triste et ses yeux se perdirent dans le vague, quelque part au-dessus de l'épaule de la jeune fille.

— Henri Kent à pris la place de son père il y a un peu moins de dix ans, tu sais. Et, malgré l'horreur qu'il répand, ce n'est rien par rapport à ce que son père faisait avant lui. Il n'y avait pas de lois interdisant la peine de mort, la torture ou la traversée du Passage, et les gens le craignaient tant que même s'il y en avait eu, personne ne le lui aurait rappelé, et personne ne se serait risqué à l'arrêter. Hansaï était...

L'adulte marqua une pause, soupira et plongea son regard dans les yeux de Hailey.

— Hansaï était plein à craquer, mais les vrais criminels étaient bien peu nombreux. Il y avait des adultes, bien sûr, qui étaient tenus responsables de toutes sortes de crimes dont ils n'avaient jamais entendu parler, mais s'y trouvaient également des enfants, très jeunes. Des nourrissons, parfois, qui étaient tenus responsables si leur mère mourait à leur naissance. Et ils... nous étions envoyés à travers le Passage par groupes entiers, de dix ou vingt, sans distinction des enfants, des personnes âgées ou des malades. Traverser le Passage est épuisant, et ceux qui étaient déjà mal en point n'ont pas survécu. Nous avons compté deux morts avant même d'entrer dans ce monde et trois de plus avant d'être sortis de la forêt. Mais nous restions assez nombreux et avions décidé de ne pas nous séparer, pour plus de sûreté.

Hailey songea à leur propre groupe, qui avait bien faillit éclater, d'abord à cause de la froideur de Maeve et puis par sa propre faute, mais également celle de Claire qui lui avait donné des conseils bien étranges, elle s'en rendait compte à présent.

— Finalement, nous avons trouvé Westwood. Oh, au départ, ce n'était pas une école, ce n'était qu'un vieux bâtiment en ruines auquel personne ne faisait vraiment attention. Nous l'avons réinvesti et il est devenu un refuge, un endroit où les groupes futurs pouvaient se rassembler, mieux se protéger. S'aider les uns les autres. C'est Edaline qui en a fait une école, en disant qu'elle voulait que personne ne vive ce qu'elle avait vécu. Certains membres des groupes antérieurs nous ont trouvés et rejoints, et la plupart sont devenu des enseignants de Westwood. Presque aucun d'entre eux n'a de licence en enseignement mais... c'est mieux que rien. Tout le monde fait de son mieux. Alors voilà... tout cela s'est passé il y a seize ans.

L'adolescente resta muette longtemps. Vraiment très longtemps, au point que Helena se demanda si elle avait perdu connaissance, mais elle finit par parler :

— Mme Embershadow... elle avait quatre ans.

— Oui.

— Et elle a survécu.

— Oui.

Une vague de compassion déferla dans son esprit, parvenant presque à éteindre le brasier de sa haine. Presque. Mais c'était déjà un début.

— Et vous voulez que j'aille lui parler, reprit Hailey, considérant la proposition avec davantage d'intérêt que plus tôt

— J'aimerais beaucoup. Mais je ne t'oblige à rien.

— Je vais le faire, déclara-t-elle après réflexion. Je n'ai rien à y perdre.

Helena sourit doucement, carressa la joue de l'adolescente puis posa la main sur son épaule tandis que Hailey réfléchissait à ce qu'elle était censée faire.

— Tout vas bien se passer, souffla l'infirmière

La jeune fille haussa les épaules, sortit du bureau et fit mine de quitter l'infirmerie mais ses pas ralentirent à mesure qu'elle approchait de la porte et, lorsqu'elle l'eut atteinte, elle fit demi-tour pour retourner se poster près du lit de Maeve, toujours inconsciente.

— Pas tout à fait inconsciente, non, juste endormie, corrigea Helena en la rejoignant. Son corps à besoin de repos, mais elle se réveillera demain ou après-demain.

— Vous me préviendrez ? demanda Hailey

— Bien sûr. Je peux te laisser toute seule ? Je dois aller voir quelqu'un.

Hailey hocha la tête distraitement, anxieuse à l'idée de sa discussion avec Mme Embershadow.

Pas tout de suite. J'irai dans quelques minutes, je dois juste... vérifier que Maeve va bien, pensa-t-elle sans la moindre once de culpabilité pour cette excuse bancale

De fait, elle savait que Maeve allait bien. Enfin, mieux. Pas tout à fait bien, pas encore, mais ça viendrait. Elle l'avait promis à Mme Embersadow et, de toute manière, elle aurait protégé l'adolescente envers et contre tout. Elle voulait que Maeve lui fasse confiance. Qu'elle lui parle, de tout et de rien, de son passé, de l'avenir. Elle voulait voir ses yeux scintiller et un vrai sourire illuminer son visage.

— Je te promet que tout ira bien, souffla-t-elle

Elle repoussa une mèche de cheveux blancs derrière l'oreille de la jeune fille alitée et se réinstalla sur la chaise qu'elle avait placée là plus tôt, hypnotisée par le sommeil paisible de celle qui, pourtant, avait faillit mettre fin à ses jours. 

— J'aimerais bien être dans ta tête, murmura Hailey en ramenant ses genoux contre sa poitrine pour appuyer son menton dessus. J'aimerais voir ce qu'il s'y passe. Quand tu sera réveillée. On ira dans la pièce mémoire et on regarderas tes souvenirs. Et je te montrerais les miens, si tu veux. 

Maeve remua vaguement, se recroquevillant un peu plus sous la couverture, et Hailey se résolut enfin à la laisser, se dirigeant lentement mais sûrement vers le bureau de Mme Embershadow. Elle resta un long, très long moment devant la porte, s'empêchant de tourner les talons. La porte s'ouvrit sans qu'elle ait toqué, laissant aperçevoir la directrice, qui paraissait exténuée. Elle écquarquilla les yeux en remarquant Hailey et eut un mouvement pour ouvrir la porte plus grand, mais dévia son geste et la referma à la dernière seconde avant de prendre l'adolescente par les épaules.

— Hailey, dit-elle rapidement. Je... je suis désolée. Vraiment. Pour tout.

— Ça n'a pas la moindre espèce d'importance, répliqua Hailey sèchement. Je viens vous parler et vous poser des questions, c'est tout.

Mme Embershadow baissa la tête et soupira, visiblement déçue.

— Bien sûr. Tu... je veux dire... il ne faudrait pas que entre en Transe à nouveau, alors si tu...

— Je vais bien. Je... tout va bien se passer. Hum...

Et maintenant ? se demanda-t-elle à elle-même

Le silence s'installa, pesant, mais Hailey ne put pas s'en rendre compte tant ses pensées étaient bruyantes, omniprésentes. Une partie d'elle appelait à la vengeance et l'autre, à la compassion. Alors que les paroles de Helena lui revenaient en tête, Hailey eut un élan d'empathie et enlaça la directrice avant même d'avoir pu le décider.

Elle s'immobilisa, ne sachant pas exactement ce qu'elle était censée faire à présent, mais ne songea pas à se dégager, sa colère étouffée par cette étrange émotion qu'était l'empathie. Elle sentit les bras de Mme Embershadow l'entourer doucement et resserra son étreinte, faute de mieux.

— Merci, Hailey, murmura Mme Embershadow en la relâchant

— Je... bon. Bref. Je voulais vous parler.

L'adulte hocha la tête et ouvrit de nouveau la porte de son bureau pour laisser Hailey entrer. L'adolescente entra et emmêla ses cheveux autour de ses doigts, nerveuse. Avant, ses cheveux étaient bien plus longs, atteignant le bas de son dos, mais alors qu'elle était en Transe, son démon les avait coupés court, pour une raison ou une autre. Elle avait repris conscience devant un cadavre sanglant, un couteau couvert de rouge dans la main et des mèches de cheveux sombres éparpillées au sol. Elle ne savait pas exactement qui elle avait tué, un simple passant qui n'avait pas eu de chance, et elle n'y avait pas plus songé. L'expérience d'être possédée était suffisamment étrange pour qu'un meurtre prenne des airs de normalité.

Une fois qu'elle eut trouvé un miroir, en revanche, elle avait eu un sursaut en découvrant ses cheveux à peine assez longs pour couvrir son oreille d'un côté et de l'autre, dépassant encore ses épaules. Elle avait rattrapé l'affaire autant que possible, mais se couper les cheveux au couteau n'était pas la meilleure façon d'avoir un résultat satisfaisant.

Elle secoua la tête pour se rappeler du pourquoi et du comment, et les questions qu'elle avait à poser lui revinrent en mémoire.

— Bon, lança-t-elle pour se donner contenance. J'ai des questions.

Mme Embershadow s'adossa à son bureau, l'invitant à continuer d'un geste.

— Pourquoi n'avait-on jamais entendu parler des capacités auparavant ? À Laena, seuls les pouvoirs étaient connus, pas les capacités. D'ou ça vient ?

— Bonne question. Disons que... la population de Laena ne sait pas que les capacité existent, mais le gouvernement le sait et les utilisent. C'est un avantage considérable pour eux, tu comprends, et ils ne voudraient surtout pas que les autres puissent se défendre contre eux. Mais il se trouve que l'un des prisonniers de Hansaï envoyé à travers le Passage était un ancien membre du gouvernement et ils nous a informés sur les capacités afin que nous puissions nous défendre même si nous n'avions pas de pouvoirs offensifs.

Haiey releva soudain la tête, croisant le regard vif de la directrice, qui arqua un sourcil interrogateur.

— Cette école ne sera plus en sécurité pendant longtemps, n'est-ce pas ? souffla l'adolescente

— Non, en effet, soupira la directrice. Il va falloir se préparer à combattre. Combattre pour notre vie.

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