Chapitre 18 - Maeve

« Je vais me charger personnellement de toutes les détruire. Toutes, sans exception. »

Non. Ce n'était pas ça. Il y avait autre chose... quelque chose qu'elle avait voulu oublier il y a longtemps, très longtemps.

« Je vais tous les détruire ! Tous, tu m'entends ?! »

Elle reconnaissait la voix. C'était son frère. Luck. Luck... tellement similaire à elle. Tellement différent. Tellement parfait, horrible, gentil, violent, modeste, prétentieux. Tout chez lui changeait selon les points de vue.
Maeve conservait peu de souvenirs de ses parents. Ils étaient morts quand elle était petite. Morts par sa faute. Mais elle ne s'en souvenait pas.

« Oh, vous êtes tellement mignons, comme ça ! On voit que vous êtes frère et sœur. S'il n'y avait pas tant d'écart d'âge on vous prendrait pour des jumeaux ! »

C'était... sa mère. Sa mère... elle n'avait qu'un souvenir flou de son visage. Mais elle se souvenait qu'elle avait les mêmes yeux mauve qu'elle, et des cheveux presque aussi clairs. Presque. À l'époque, les siens aussi étaient plus blonds que blancs. Mais elle avait changé depuis. Plus qu'elle ne voulait bien se l'avouer.

« Oui, enfin... ils ne se ressemblent pas tant que ça. Luck a mes yeux à moi. N'est-ce pas, mon garçon ? »

Oh... elle avait oublié ça. Son père. Il faisait ça à chaque fois. Dès que sa mère évoquait une quelconque similarité entre elle et Luck, il s'empressait de la réduire à néant. Il ne voulait aucune ressemblance entre son fils, ce fils dont il était si fier, ce fils qui suivrait la même voie que lui en accédant à un poste important, ce fils si admirable et... elle. Elle, la deuxième, le fantôme, cette fille trop faible pour résister au froid, cette fille si petite et maigre pour son âge, qui se blessait tout le temps, qu'un simple coup brisait en mille morceaux, elle. Non, son père n'avait jamais voulu qu'elle soit associée à lui. Il ne lui parlait que rarement et n'avait prononcé son nom qu'une seule fois. Une seule et regrettable fois.

« Tu peux demander à ta fille de mettre la table ?

Arrête de dire ça ! C'est ta fille aussi, je te signale, et elle a un prénom !

Comme tu veux. Tu peux demander à Maeve, notre fille, de mettre la table ? »

À ce moment-là, elle se trouvait juste entre les deux adultes. Écoutant chacun des mots, mais invisible aux yeux de ses parents. Aux yeux de tout le monde. Ce genre de comportement avait tendance à la rendre assez triste, puisqu'elle n'était même pas assez affirmée pour ressentir la moindre colère, mais... cette fois... elle avait été tétanisée. Incapable de faire le moindre mouvement, bloquée dans l'éternel instant qui avait brutalement changé sa manière de voir son père.

Il l'avait appelée par son prénom, pour la première et la dernière fois. Elle aurait dû s'en réjouir. Mais comment se réjouir alors qu'il avait presque craché le mot, à contrecœur, comme si prononcer son nom lui brûlait la gorge, lui laissant un arrière-goût de déception et de dégoût ? Ce jour-là, elle avait réalisé qu'elle pouvait être une petite fille parfaite, si elle le souhaitait, ça ne changerait rien. Elle pouvait devenir aussi incroyable que Luck, rien n'y ferait. Son père n'accepterait jamais la petite fille désemparée qu'elle avait été et, s'il avait été encore en vie, il n'aurait pas non plus accepté l'adolescente fragilisée par la douleur qu'elle était devenue. La douleur... cela sonnait étrangement à ses oreilles, résonnant dans sa tête à l'infini. Elle s'y était habituée, à force. Elle s'était habituée à toujours ressentir ce sentiment oppressant, omniprésent et tout-puissant qu'est la peur. Ça, elle n'avait aucun mal à l'identifier. C'était la seule émotion qu'elle savait nommer, la seule sur laquelle elle pouvait compter, qui serait toujours là, quelque part, dans un coin de son esprit. Ça na s'arrêterait jamais. Non, évidemment que non, rien ne s'arrêterait jamais.
Les coups continueraient de pleuvoir, les insultes à fuser, le sang à couler et les cicatrices à se rouvrir les unes après les autres. Elles n'avaient jamais le temps de se refermer complètement et il était fréquent que, sans raison particulière, elles se remettent soudain à saigner. Contrairement à ce qu'elle avait espéré au début, son corps n'avait pas appris à encaisser et à se soigner plus efficacement au fil des années. Bien au contraire. Il s'affaiblissait un peu plus à chaque fois. Les bleus ne partaient plus avant longtemps. Les entailles ne disparaissaient plus du tout, laissant des marques impossible à effacer sur sa peau. Même la douleur, qui au début passait au bout de quelques heures, ne voulait plus la lâcher. À l'instant, son épaule la lançait encore d'un ancien coup de poing qu'elle avait voulu éviter. Elle avait plus ou moins réussit la manœuvre, étant donné qu'il visait son visage. Mais elle avait été atteinte, et son os n'avait pas particulièrement apprécié.

— MAEVE !!!

Elle sursauta et ouvrit les yeux brusquement. Elle n'avait pas conscience de les avoir fermés. Elle vit... un plafond. Ou un mur, ceci dit. Non... impossible. Les lampes ne pendent pas des murs comme ça. Ce qui voulait dire qu'elle était tombée. Elle qu'elle devait se lever. Oui, elle devrait se lever. Ce qui ne voulait pas dire qu'elle allait le faire.

Elle était dans sa chambre, étendue sur le sol, incapable de faire quoi que ce soit. Baignant dans son propre sang. Le morceau de mur à la périphérie de son champ de vision était lui aussi éclaboussé de rouge et elle n'osait même pas pensé au nombre de fois où elle devrait se laver les cheveux pour faire partir la couleur pour de bon.

Non, non, c'était faux, elle était allongée sur la sol du bureau de Mme Embershadow, parfaitement capable de bouger. Il n'y avait pas de sang autour d'elle. Pas pour l'instant.

Une ombre se glissait devant elle. Elle savait qui c'était. Elle savait ce qu'il tenait.

ALORS ??! TU FAIS MOINS TA MALIGNE, MAINTENANT, HEIN ??!

— Quoi... ?

Je te préviens, Maeve... je ne tolérerais plus le moindre débordement de ta part. À partir de maintenant, ce genre de comportement insolent sera considéré comme une insulte. Tu peux me rappeler combien de coups tu dois recevoir si jamais tu oses m'insulter ?

— Dix-sept...

C'est bien. Mais tu es grande maintenant, non ? Tu ne crois pas qu'il est temps d'augmenter un peu ? Je n'ai pas l'impression que le message rentre bien. On n'a qu'à en ajouter... je ne sais pas. Qu'est-ce que tu proposes ?

— ... ce n'est pas suffisant, dix-sept... ?

JE VIENS DE TE DIRE DE NE PLUS ÊTRE AUSSI INSOLENTE !

Une violente douleur s'éveilla sur sa joue, accompagnée d'un filet de sang chaud.

Mais restons calmes. Alors, combien ? Je ne vais pas patienter indéfiniment.

— D... deux... ?

Maeve...

— Mais je ne sais pas !

Très bien. Dans ce cas, pourquoi pas... vingt ? Ça te convient ?

— ...

Alors ??!

— Oui...

— Maeve, tu délires. Avale ça.

Elle sentit un liquide froid et sucré couler dans sa gorge et sentit les répercussions de la gifle s'évanouir. En fait, elle n'avait plus mal nulle part. Ce qui était complètement insensé. Elle ne pouvait pas ne pas avoir mal... elle comprit quand son champ de vision s'obscurcit. Un sédatif... elle détestait les sédatifs. Depuis toujours, ou presque. À Hansaï, quand les sbires de Kent leur en avait injecté, elle avait été assaillie par tellement de souvenirs qu'elle n'avait rien pu faire. Et de toute façon, elle aurait été impuissante face à une telle situation.

— J'espère qu'elle ira mieux quand...

Quand quoi ? La fin de la phrase avait été engloutie par les ténèbres. Une noirceur chaleureuse, qui l'enveloppait toute entière et qui tenait loin la lumière, les sons et les souvenirs. Tout ce qu'elle détestait. C'était si agréable... elle n'avait pas froid, bien au contraire. Les ombres étaient si accueillantes, si douces... elle aurait voulu rester là jusqu'à la fin de sa vie.

— Maeve...

Quoi ? Y avait-il quelqu'un d'autre ici ? Mais où... elle ne pouvait même pas distinguer ses mains dans le noir, alors une personne... la lumière lui sembla soudain indispensable, obligatoire. Un sentiment de panique la gagna tandis qu'elle se débattait en vain dans le vide. Mais était-ce vraiment le vide ? Et comment le savoir ? Il n'y avait rien à quoi se raccrocher, et aucun moyen de fuir. Fuir ? Pourquoi fuir ? Elle était si bien, ici...

Non !

Oppressant.

Écrasant.

Tout était trop lourd, ses mouvements étaient lents, engourdis, ralentis par cette chose, mais qu'est-ce que c'était ?!

— Maeve, tu m'entends ? C'est moi.

Qui ça ? Elle était seule... dans le noir... coupée du monde.

Une impression de menace lui collait à la peau, entrait en elle, emplissait ses poumons, son cœur, sa tête. Elle se sentit suffoquer et voulut inspirer mais l'air ne passait plus, elle étouffait, perdait connaissance lentement. Ses yeux se révulsèrent sans qu'elle l'ait voulu et elle perdit le contrôle de son corps. Ses mains enserrèrent sa gorge et l'étranglèrent en griffant sa peau. Elle donnait des coups de pied dans le vide dans le vain espoir de se libérer de... de quoi, au juste ? Rien. Il n'y avait rien autour d'elle.

Quelqu'un saisit brusquement ses poignets et les écarta de sa gorge en les retenant fermement. Quelqu'un qui n'était pas là, qui était autre part. Autre part où il pouvait l'atteindre. Son cœur se mit à battre plus vite lorsqu'elle comprit qu'elle était à la merci de l'autre. Qui était-ce ? Que voulait-il ? S'il le souhaitait, il pouvait la tuer. Ou pire. Contrairement à ce que pensaient la plupart des gens, la mort n'était pas le pire châtiment qu'on puisse infliger.

Elle s'était posé la question plusieurs fois : pourquoi ne veut-il pas me tuer ?

Mais elle connaissait déjà la réponse.

Parce que la tuer reviendrait à la délivrer de l'emprise qu'il exerçait sur elle. La tuer serait doux comparé à la lente destruction qu'il lui faisait subir. Une destruction qui réduisait en cendres ses espoirs de petite fille, poignardait ses rêves et brisait son esprit pour ne laisser qu'un terrible amas d'ombres sournoises qui lui tournaient autour pour l'emprisonner à jamais dans les souvenirs et la douleur. Le sang. Les cris. Et les coups qui ne voulaient jamais arrêter de tomber. Elle avait fini par ne plus les sentir, les coups. Ne plus rien sentir du tout. Elle se souvenait du moment exact où elle s'était mise à ne plus hurler quand il la frappait. À ne plus chercher à se protéger. À ne plus avoir peur de rien.

Elle avait simplement entendu un craquement sourd, quelque part en elle. Un son qui n'avait rien à voir avec celui que produisait un os cassé, un son bien plus sinistre, définitif, un son terrifiant. Qu'elle n'avait jamais entendu auparavant mais dont l'écho l'avait pourchassée jusque tard cette nuit-là.

Elle n'y avait pas prêté attention sur le moment mais plus récemment, elle avait réussit à l'identifier, ce son.

Comme quand tu frappes du verre.

Les sensations lui revenaient peu à peu, douces. Calmes.

Elle entrouvrit les yeux et aperçut le bureau de Mme Embershadow. Les livres, papiers et autres babioles posés sur les étagèrent couvrant les murs. Le pot à crayons. Le tout plongé dans une pénombre rassurante. Ce n'était plus la noirceur impénétrable dans laquelle elle avait été plongée plus tôt, mais il n'y avait pas non plus de lumière. Parfait.

— Salut, fit une voix endormie derrière elle, la faisant sursauter

Elle sourit en reconnaissant Hailey, à moitié réveillée.

— Mme Embershadow et Claire sont allées chercher un truc à l'infirmerie, puisque tu ne te réveillais pas.

— Comment ça... ? Ça fait combien de temps que je suis inconsciente ?

— Oh, je ne sais pas, bâilla Hailey. Peut-être trois ou quatre heures. Ou plus.

— Pardon ?!

— Mais je ne suis pas sûre. On est arrivées ici vers dix-huit heures, selon Jake. Il est près de minuit, donc... six heures, pardon. Les maths dès le réveil, c'est pas terrible.

Maeve se redressa d'un coup et ce ne fut que lorsqu'elle voulut utiliser ses mains pour se relever qu'elle remarqua les entraves qui entouraient ses poignets.

— Désolée ! Je vais t'enlever ça. C'est juste que tu te débattais comme une folle et puis... tu étais bizarre. Tu as essayé de t'étrangler, à un moment. Et tu as donné un sacré coup à Mme Embershadow ! expliqua l'adolescente en explosant de rire

— Je l'ai frappée ?!

— Oh que oui !

Hailey finit de détacher Maeve mais celle-ci ne réagit pas, trop occupée à se demander comment la directrice allait se venger. Il y aurait forcément un contrecoup, non ? Oui, bien sûr. Il y en avait toujours.

La porte du bureau s'ouvrit et laissa passer la directrice et Claire, qui portait une boîte métallique.

— Tu es enfin réveillée, sourit Mme Embershadow en semblant se détendre. Tu me rappelera de ne plus jamais te donner de sédatifs.

Elle s'approcha de Maeve et lui tendit une main pour l'aider à se relever mais l'adolescente la vit à peine, en pleine réflexion. La jeune femme s'agenouilla face à elle et tenta de capter son regard mais elle fixait le vide obstinément. Mme Embershadow posa sa main sur l'épaule de Maeve et celle-ci sursauta violemment avant de reculer jusqu'à ce que son dos rencontre le mur et qu'elle se crispe, envahie par une peur irrationnelle.

— Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit Hailey

Elle esquissa un mouvement pour se rapprocher de la jeune fille mais la directrice la retint en la tenant par le coude.

— Attends... je voudrais vérifier quelque chose, chuchota-t-elle

Hailey hocha la tête et Mme Embershadow s'approcha de Maeve lentement tandis que l'adolescente se recroquevillait dans le coin de la pièce. Son cœur battait à ses tempes et une terreur qui n'avait rien à voir avec le moment l'envahit. Elle avait cru que son insensibilité durerait toujours, qu'elle ne sentirait plus jamais rien. Qu'elle resterait plongée dans ce vide infini, sans douleur ni problèmes. Mais à l'instant où elle avait vu Hailey, à Hansaï, une désagréable sensation s'était installée en elle. Une impression de présence continue, comme si la jeune fille savait déjà tous ses secrets, ses points faibles. Comme si elle savait comment la détruire, ce qui n'était, en réalité, pas si difficile, elle s'en rendait compte à présent.

La directrice leva la main et Maeve ferma les yeux, appuyant son front contre ses genoux pour réduire l'impact au minimum. Avant, quand c'était lui, il ne voulait pas qu'elle se défende. Ç'aurait été trop beau.

— Je vais te poser une question et j'attendrais que tu me répondes. Je ne lirais pas ta réponse dans tes pensées, d'accord ? murmura Mme Embershadow. Je n'en parlerais pas non plus à tes amies. C'est à toi de le faire. Je ne te dis pas de le faire maintenant, mais il le faudra à un moment donné, tu comprends ?

Maeve hocha la tête précipitamment. Être coopérative. C'était toujours une bonne idée.

— Bien, reprit la directrice. As-tu peur que je te frappes ?

L'adolescente resta silencieuse longtemps. Vraiment très longtemps. Après tout, la directrice ne lirait pas ses pensées... donc elle pouvait lui mentir, n'est-ce pas ? Sauf si elle attendait justement ce raisonnement de sa part et qu'elle était déjà dans son esprit. C'était logique. Suivant cette hypothèse, il faudrait être honnête. Elle le saurait forcément à un moment ou à un autre, de toute manière. Autant faire le plus difficile dès maintenant.

— Oui, avoua-t-elle donc du bout des lèvres

Elle sentit un poids se poser sur sa tête puis comme plus rien ne se passait, elle releva les yeux lentement pour découvrir une Mme Embershadow souriante et, derrière elle, Hailey, en pleine incompréhension. Claire, quant à elle, explorait la pièce sans se soucier de ce qu'il se passait sous son nez.

— Je sais que ça ne te rassureras pas beaucoup, mais tu finiras par comprendre que ce que te dis est vrai. Ni moi ni aucun professeur ici ne lèvera la main sur toi. Et si un élève se montre violent ou même menaçant, vient me le dire, d'accord ? Une de mes priorités est que mes élèves se sentent en sécurité à Westwood, surtout au vu de notre... situation.

— Comment ça ? Vous voulez dire... attendez... tous les élèves ici... et même vous... vous êtes tous victimes de la Transe ?

La directrice sourit et s'adossa au mur à côté de Maeve.

— Oui, mais c'est plus compliqué que ça. Une élève de quatorzième année, Aerin Claws, a émis une hypothèse plutôt intéressante. Il se pourrait que les démons soient... des restes de souvenirs. Plus la personne à vécu d'évènements traumatiques, plus elle compte de démons et plus ils sont puissants. Mais ce n'est qu'une hypothèse, on ne sait encore rien de précis. Nous y reviendront plus tard, je dois d'abord régler quelques détails.

Elle se releva, lissa sa robe et partit chercher quelque chose dans le tiroir de son bureau avant d'inviter les trois jeunes filles à se rasseoir.

— Bien. Comme vous n'avez pas de parents dans ce monde, vous allez pouvoir faire votre choix seules. Tenez.

Elle donna à chacune des feuilles agrafées et attendit qu'elles aient fini de les lire.

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ACADÉMIE DE WESTWOOD
INSCRIPTION

Nom : Erin
Prénom : Maeve
Date et lieu de naissance : 06 août 2007 / Okuno, Laena
Classe : onzième année
Blocage :
Pouvoirs :
Capacités :
Signature du titulaire :

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— Comment vous savez tout ça ? demanda Hailey en fixant sa fiche, dubitative

— Je ne sais pas tellement de choses, en fait. C'est juste quelques informations plutôt faciles à se procurer. Vous avez rejoint Westwood très vite, donc je n'ai pas eu le temps de définir vos pouvoir et vos capacités... quoique vous ne devez pas savoir ce dont il s'agit, n'est-ce pas ?

Les trois adolescentes secouèrent la tête en signe de dénégation.

— Alors je vais vous expliquer. Il faut bien faire la différence entre les pouvoirs et les capacités. Vous connaissez déjà vos pouvoirs, et vous les maîtrisez à peu près. Sauf peut-être toi, Maeve, à en juger par ton expression.

L'intéressée rougit violemment et baissa la tête, gênée.

— Ce n'est pas un problème. Tu apprendras.

Mais bien sûr...

— Pourquoi ? Tu en doutes ?

L'adolescente soupira. Elle avait oublié que la directrice pouvait lire dans ses pensées pendant une seconde - une seule !

— C'est juste que... je n'ai pas réussit à contrôler mes pouvoirs en quinze ans. Je ne vois pas pourquoi ça changerait.

— Et pourquoi ça ne changerait pas ?

— Parce que...

... parce que je suis faible. Incapable de faire quoi que ce soit avec la magie.

— ... parce que, c'est tout.

Mme Embershadow inclina la tête, compréhensive.

— Tu te trompes sur toi-même. Tu n'es pas si faible que ça, au contraire. A ton avis, pourquoi ne parviens-tu pas à maîtriser la magie ?

Maeve allait lui répéter ce que ses anciens enseignants avaient dit à ses parents lorsqu'elle se rendit compte que ce n'était pas la réponse qu'attendait la directrice. Elle ne voulait pas les mots d'autres personnes récités comme un texte appris par cœur, elle voulait une réponse.

— Je ne sais pas, dit-elle finalement

Son interlocutrice sourit, satisfaite de sa réponse, et Maeve ne put s'empêcher de l'imiter, bien que son sourire fut moins apparent.

— Il y a deux possibilités, expliqua la directrice. La première, celle que je trouve la moins plausible, est que tes pouvoirs sont très limités et que, par conséquent, il n'y a pas grand-chose à maîtriser. C'est le cas chez certaines personnes, qui croient qu'elles ne parviennent pas à utiliser leur magie convenablement puisqu'elles tentent d'en user de manière bien plus complexe que leur pouvoir en lui-même le leur permet. Mais je doute que ce soit ton cas. La deuxième solution, que je pense la plus probable, est que les pouvoirs d'une personne sont au contraire trop puissants pour elle. Par conséquent, elle ne peut pas les maîtriser entièrement et il faut apprendre à n'utiliser qu'une partie de sa magie à la fois, et puis d'augmenter le niveau petit à petit.

Elle a tort. C'est la première théorie qui est juste, la deuxième est complètement invraisemblable. Je ne suis même pas capable de déclencher mes pouvoirs, ou alors sans le faire exprès. Je suis loin d'être surpuissante.

— Pourquoi tant de négativité ? Je comprends, ceci dit. Cette image que tu as de toi et les quelques problèmes que tu sembles avoir concernant les relations sociales me prouvent que tu n'as pas été très bien entourée auparavant, je me trompe ? Sans oublier que tu as cru que j'allais te faire du mal. Tu n'as toujours pas exclu cette possibilité, d'ailleurs. C'est inquiétant. Mais nous y reviendrons plus tard...

— À vous écouter, on va revenir sur énormément de choses « plus tard », la coupa Hailey. Personnellement, je pense que vous nous devez des explications. Beaucoup d'explications.

La jeune fille sembla se rendre compte de ce qu'elle avait dit et s'excusa aussitôt :

— Ce n'est pas... ce n'est pas comme ça que je voulais le dire. C'est juste que... vous ne pouvez pas nous balancer tout ça d'un coup et nous dire que vous allez nous dire le reste plus tard... on ne vas pas rester dans le déni jusque là !

— Non, c'est vrai. Mais je souhaiterais m'entretenir avec chacune d'entre vous dans les plus courts délais et pour cela, il faut que vous soyez en forme. Donc je souhaites terminer de vous expliquer ce que sont les capacités exactement, puis que vous alliez vous coucher. Demain, je m'occuperais de toi, Claire. Nous devons avoir une longue discussion... vraiment très, très longue à propos de certains avis que tu portes sur les gens et qui sont, d'une, infondés et de deux, dangereux pour les personnes en question. Mon problème, c'est que tu ne te rends même pas compte de tes actes. Je veux régler ce problème.

Claire cligna les yeux avec l'air le plus innocent et le plus honnête qu'elle le pouvait.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez, dit-elle en souriant poliment

— C'est exactement ça, le problème. Mais nous verrons cela plus t... demain, corrigea Mme Embershadow en jetant un regard amusé à Hailey. Les capacités. Ce sont des facultés mentales qui, contrairement aux pouvoirs, sont très sélectives. Pour les pouvoirs, tout le monde débute au même niveau... c'est-à-dire zéro. En revanche, vous pouvez avoir des capacités extrêmement développées dès le début. Quand je dis « dès le début », je veux dire « dès qu'elle sont débloquées » et voici l'autre différence avec les pouvoirs. Les capacités sont des tours de l'esprit comme la télépathie ou l'hypnose. Maeve, tu as cru que c'était mes pouvoirs... tu y étais presque. En réalité, tout le monde pourrait en faire de même s'ils travaillaient assez pour arriver à ce résultat. Je vous apprendrait comment déverrouiller vos capacités dès que vous aurez trouvé comment m'empêcher de lire vos pensées. Oh, je doute que vous puissiez réellement m'en empêcher... du moins au début. Il est pratiquement impossible que vous me bloquiez complètement, mais il faut au moins que je ne les entende plus.

- C'est ça, la catégorie « blocage »... souffla Maeve. C'est la date à laquelle on a réussit à créer des défenses mentales ! ajouta-t-elle plus fort

- C'est juste ! Et, sans te donner plus d'informations, j'ai le plaisir de t'annoncer que tu es dans la bonne voie. L'appellation est assez correcte. Maintenant, nous allons toutes aller nous coucher, d'accord ? Tâchez de dormir. Puisque vous n'êtes pas encore officiellement inscrites à Westwood, vous n'avez pas d'heure de lever et vous avez quartier libre pour demain. Sauf toi, Claire, je t'attendrais dans mon bureau dès que tu te réveilleras. Une dernière chose : demain, mettez vos uniformes. Vous en trouverez dans les armoires.

La directrice joignit ses mains devant elle et dévisagea les adolescentes une par une.

— Quand vous aurez bloqué vos pensées, vous n'aurez plus qu'à signer sur le document et vous serez officiellement des élèves de Westwood. Ceci dit, vous pouvez tout aussi bien refuser d'être étudiantes ici et de chercher une école normale autre part. Si c'est ce que vous décidez, je vous inviterais tout de même à garder les pendentifs. Bien. Y a-t-il des questions urgentes ?

Les trois jeunes filles secouèrent la tête et Mme Embershadow leur sourit, un air tendre adoucissant ses traits fins.

— Je considère les élèves de Westwood comme mes propres enfants. Je ne tolère pas que l'un d'entre eux soit blessé, physiquement ou moralement. Ce qui veut dire que nous allons devoir passer beaucoup de temps ensemble. Toi en particulier, Maeve... je te rappelle qu'aucun mal ne te sera fait ici. Je t'en fais la promesse.

L'adolescente hocha la tête, peu convaincue, mais ne répondit rien. On ne pouvait jamais savoir ce qui allait se produire. Peut être que le lendemain, une bombe nucléaire allait exploser près de Westwood et qu'elles allaient toutes mourir. Mais il était plus probable qu'elle passe une excellente journée gâchée par des angoisses. Sa vie n'était qu'un amas de peurs qui ne lui permettaient pas de mener une existence "normale".

— Maeve, fit soudain Mme Embershadow en regardant la jeune fille droit dans les yeux. Ne t'en fais pas. Tout se passera bien. D'accord ?

— D'accord, murmura Maeve

Elle n'avait pas besoin de parler plus fort. La directrice pouvait lire dans ses pensées.

— Parfait ! Jeunes filles, si vous voulez bien me suivre...

Elle fit sortir les trois adolescentes de son bureau avant de leur faire parcourir couloirs, escaliers et passages cachés. Dire "secrets" serait probablement exagéré puisque les élèves connaissaient vraisemblablement les passages en question.

— Claire, voici ta chambre, déclara Mme Embershadow en désignant une porte en bois semblable à celle qui menait à son bureau

Les adolescentes se doutaient qu'elles se trouvaient encore quelque part dans l'école, mais elles auraient pu s'y tromper. Ce devait être un bloc réservé aux dortoirs et, selon l'itinéraire qu'avait retenu Maeve, elles étaient éloignées du bâtiment principal par trois "blocs".

Là-bas, les murs et le sol étaient d'un blanc froid et immaculé, réplique parfaite des écoles de Laena. Ce qui n'était pas si étonnant étant donné que Mme Embershadow en était originaire. Seulement, ici, le sol était recouvert de parquet et les murs arboraient une bande bleu nuit à hauteur d'épaule, courant tout le long des couloirs. Les portes des chambres étaient parfois décorées, probablement par les élèves eux-mêmes, et des écriteaux en bois sombre disposés à droite des battants annonçaient le nom du propriétaire de la chambre en lettre argentées.

— Ce bâtiment compte plusieurs étages, expliqua Mme Embershadow sans ralentir la cadence. Un pour chaque niveau scolaire. Comme tu va entrer en neuvième année, Claire, tu loges au premier étage. Hailey, Maeve, ce sera un peu plus haut.

— Attends... tu as treize ans ? s'étonna Hailey

Claire hocha la tête en affichant un grand sourire.

— Je croyais que vous aussi, déclara-t-elle en sachant parfaitement que ce n'était pas le cas

— Oh, hum... non. J'ai... on a quinze ans, répondit l'adolescente en jetant un regard interrogateur à Maeve, qui lui fit un signe de tête approbateur

— D'accord... fit Claire en laissant traîner les syllabes

Son interlocutrice, encore incertaine, mit quelques secondes avant de remarquer que Mme Embershadow était parvenue au bout du couloir, sans les attendre. Elle prit la main de Maeve et l'entraîna derrière elle pour rejoindre la directrice. Elle semblait avoir pris cette habitude - entraîner les gens dans sa course sans se soucier de savoir s'ils tombaient ou non. Contrairement à ce qu'elle aurait pu penser il y avait peu, Maeve ne trouvait pas ce comportement désagréable. Au moins, Hailey ne la laissait pas en retrait. Elle la gardait près d'elle. C'était doux de savoir que quelqu'un faisait attention à elle.

Mme Embershadow fit monter deux escaliers à Hailey et Maeve avant d'arriver à l'étage de ceux qui commençaient leur onzième année.

Le système scolaire a Laena était le suivant : à partir de quatre ans, un enfant est inscrit à l'école, et ensuite... ensuite les classes se suivent. Pas de redoublement, mais pas non plus de saut de classe. Pas de trop longues vacances, non plus, quatre semaines par an disséminées dans l'année. Jusqu'à entrer en quinzième année, pour les dix-neuf ans des étudiants. Là, la décision finale revenait à leurs professeurs, qui décidaient si oui ou non ils étaient aptes à travailler en société. Si oui, l'élève choisissait son métier - en fonction des notes au dernier test et du statut social de sa famille, évidemment - et dans le cas contraire... un moins que rien. Il n'y avait pas de retour en arrière, si bien qu'un refus ou des appréciations insuffisantes signifiaient qu'on devrait se battre toute sa vie pour n'avoir que le minimum. Pas d'amis. Une famille ? Bien sûr que non. Une famille voulait être la plus parfaite possible, alors ces erreurs de la nature n'avaient nul soutien de ce côté-ci. Les seules choses qu'ils pouvaient devenir ? Des gens de l'ombre. Ceux que tout le monde craint. Les agents de Hansaï.

C'est un système bancal qui ne repose que sur la peur.

— Je suis parfaitement d'accord avec toi. Et je peux t'assurer que de telles choses ne seront en rien reproduites dans cet établissement. Je fais mon possible pour que ce soit juste pour tout le monde. Oh, et voici vos chambres. Dormez bien ! lança Mme Embershadow avant de s'éclipser

Maeve et Hailey échangèrent un regard interrogateur, mais ce fut Hailey qui posa sa question la première :

— Elle est d'accord avec quoi, en fait ?

— Oh, hum... c'est juste... je pensais à un truc un peu débile et puis... bref. Bonne nuit.

— Bonne nuit... lui répondit Hailey, suspicieuse

Elle entra dans sa chambre et ferma la porte derrière elle, laissant Maeve seule dans le couloir. Une pensée ne voulait pas quitter son esprit, mais elle ne parvenait pas à l'identifier. C'était...

Les élèves.

Oui, bien sûr ! Les élèves avaient quitté Westwood ! Pourtant, Mme Embershadow avait bien spécifié qu'ils venaient tous de Laena et, par conséquent, ils ne devaient pas non plus avoir de parents dans ce monde. Alors pourquoi avaient-ils quitté l'école ?

— Mon Dieu, il va falloir que tu te calmes un peu ! lança une voix derrière elle

L'adolescente se retourna et se retrouva face à une fille qui devait avoir à peu près son âge. Elle avait de longs cheveux dorés qui cascadaient en boucles parfaites sur ses épaules et de grands yeux bleu clair surmontés de longs cils. Exactement le type de fille qui devait plaire aux garçons. Un peu superficielle sur les bords, légèrement crâneuse mais surtout, capable de créer des plans complexes pour séduire leur proie. C'était... une sorte d'intelligence.

— Il va vraiment falloir que tu trouves le moyen de bloquer tes pensées vite. En plus, si tu ne mets pas trop longtemps, tu vas attirer l'attention d'Eda. Et ça, c'est toujours une bonne idée.

— Eda ?

— Edaline.

Devant l'incompréhension de Maeve, la fille précisa :

— La directrice. Edaline Embershadow.

— Oh ! D'accord. Dis... ça vous arrive souvent, d'appeler vos professeurs par leur prénom ?

La fille éclata de rire et faillit faire tomber Maeve en la secouant par les épaules.

— C'est vrai que ça doit te faire bizarre ! Mais tu vas t'habituer. C'est ce qui fait la plus grande différence entre les nouveaux et les anciens.

— Parce que les nouveaux respectent les enseignants au point de les appeler par leur nom de famille ?

— Non. Ça n'a aucun rapport avec le respect. On les appelle par leur prénom même devant eux. Mais en effet, c'est ça, la différence. Comment les élèves appellent Eda.

Eda.

Edaline passait, mais Eda ?

C'était vraiment très étrange d'entendre cette fille parler de la directrice comme d'une amie.

— Bah. Tu finiras par t'y faire.

Maeve se figea. Donc... elle aussi pouvait entendre ses pensées ? Bien sûr... oui, c'était logique. Il était d'ailleurs probable que tous les élèves puissent le faire également.

— C'est juste ! Au, je m'appelle Arwen. Et toi c'est Maeve, je me trompe ?

— C'est ça, soupira l'adolescente

— Bien. Oh, je voulais te préciser que je ne suis pas ce genre de filles. Superficielles, crâneuses... je ne dis pas qu'il n'y en a pas ici, mais je fais de mon mieux pour m'en tenir éloignée.

Maeve rougit violemment et Arwen se remit à rire.

— Ce n'est rien. Et, pour ta gouverne... tu pourrais bien être "le genre de fille qui intéresse les garçons".

Sur ce, elle la laissa, entrant dans une chambre située quatre portes plus loin.

Maeve, encore rouge et confuse, mit plusieurs minutes avant de se rendre compte que les lumières du couloir s'étaient éteintes et qu'elle devait paraître bien étrange, à attendre seule dans un corridor. Elle haussa les épaules, tourna la poignée de sa chambre et la referma en silence, soufflée. La pièce dans laquelle elle venait de pénétrer ne ressemblait en rien à la chambre qu'elle avait à Laena.

Les murs arboraient la même bande bleu foncé que le couloir, et un tapis de la même couleur couvrait le sol autour du grand lit qui occupait un coin de la pièce. Un fenêtre agrémentée de rideaux d'un bleu profond qui rappelait celui du couvre-lit et des taies d'oreiller reflétait la lumière chaleureuse que diffusait la lampe accrochée au plafond. Une armoire en bois clair occupait le centre du mur à sa droite : probablement celle où devait se trouver son uniforme.

Un reflet argenté attira le regard de Maeve, et elle découvrit la poignée d'une porte blanche et lisse qui se fondait parfaitement dans le mur. Elle l'ouvrit, légèrement inquiète de ce qu'elle pourrait trouver derrière, et se frappa le front de la paume de sa main en se rendant compte de sa bêtise.

Une douche. Un lavabo. Un meuble servant à ranger des serviettes aussi immaculées que le reste de la pièce.

Une... salle de bain. Elle avait appréhendé la découverte d'une salle de bain.

L'adolescente soupira, referma la porte et se dirigea vers son lit, enlevant ses chaussures à cloche-pied, avant de se laisser tomber sur le matelas, épuisée. Elle se félicita de ne pas avoir allumé la lumière en entrant, trop fatiguée pour aller l'éteindre. A côté d'elle, posé sur une table de nuit boisée, un réveil électronique annonçait "00:37" en caractères fluorescents. Elle s'endormit en fixant les chiffres, qui se brouillèrent devant ses yeux pour ne former qu'un amas de signes flous et indistincts. Elle ferma les yeux et le sommeil l'enveloppa de sa présence réconfortante, lui offrant quelques heures de repos.

Maeve se réveilla en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Pourquoi... non, comment avait-elle atterri ici ? Où était-elle ?

Les souvenirs affluèrent en même temps que le sang lui montait à la tête, lui arrachant une grimace de douleur.

Westwood. Mme Embershadow. La fille du couloir... Arwen. Tout allait bien, pour l'instant. Et, contrairement à sa prédiction, aucune bombe nucléaire ne semblait avoir explosé pendant la nuit. Un regard jeté à sa gauche lui annonça qu'il était presque cinq heures du matin, et elle songea un court instant à se rendormir. Après tout, la directrice lui avait dit qu'elle et Hailey avaient quartier libre pour aujourd'hui. Et qu'elles pouvaient se lever à l'heure qu'elles voulaient.

Elle leva les yeux au ciel et soupira.

Comment se fait-il que tu sois si stupide, ces derniers temps ? D'abord avoir peur d'une salle de bain et maintenant, croire un seul instant que tu peux te recoucher tranquillement ? Maeve, franchement.

— Bon ! Dans ce cas... fit l'adolescente en s'étirant. Il est temps de commencer la journée !

Elle se frotta les yeux et afficha un sourire un peu forcé pour se cacher qu'elle était plus qu'effrayée par la perspective des prochains jours. Elle devrait retourner à l'école. Son pire cauchemar.

Bien décidée à passer une bonne journée, elle sauta littéralement de son lit et traversa sa chambre à grands pas jusqu'à la salle de bain - dont elle ouvrit la porte sans crainte, cette fois - pour prendre une douche. Elle se glissa sous le jet d'eau toute habillée, sentant l'eau couler sur sa peau, collant ses vêtements à son corps et faisant ressortir ses membres maigres, décharnés. Elle détestait ce corps forgé par les années, son corps si faible, si facile à briser, à l'instar de son esprit affaibli, cet esprit qui comptait tant de fissures. Son âme n'était qu'un reflet des cicatrices qu'elle arborait, qu'elle cachait, qu'elle tentait de dissimuler sous quelques traces de maquillage que d'autres utilisaient en espérant attirer l'attention.

"Oh, j'ai oublié de te préciser quelque chose.

Oui ?

Si jamais, pour une raison ou une autre, je n'étais pas en état ou pas présent pour te surveiller, il faudra que tu le fasses toi-même. Tu comprends ?

Je... me surveiller toute seule ? Comment ça ?

Je veux dire que si tu fais des bêtises, tu devras te punir. Je le saurais si tu ne le fais pas. Tu as compris ?

Oui..."

C'était à l'époque où il était encore doux avec elle. Quand il disait agir pour son bien, l'éduquer comme ses parents l'auraient fait a sa place. Elle avait mis de longues années à comprendre que les autres parents n'infligeaient pas ce genre de tortures à leurs enfants. Qu'ils les aimaient. Les protégeaient. Les encouragent à poursuivre leurs rêves les plus fous.

"Euh... Luck... ?

Qu'est-ce que tu veux ?

C'est juste que j... j'ai parlé avec une fille, à l'école, et puis elle m'a dit que... que ses parents ne... ne font pas pareil que toi quand elle fait des bêtises. Ils... ils lui disent de rester dans sa chambre. Du coup...

Ah... je savais bien que tu finirais par l'apprendre, d'une manière ou d'une autre. Écoute, Maeve, il faut que tu comprennes quelque chose... je suis plus que gentil avec toi, au vu de ce que tu mériterais. Pour l'instant, j'évite de te tuer. Je retiens même mes coups quand tu commences à flancher, alors tu n'as aucune raison de penser que c'est injuste. Ta vie ne vaut rien. Rien, tu m'entends ?! ET REGARDE MOI QUAND JE TE PARLE !!!"

Là, il était déjà plus dur. Moins patient quand elle ne comprenait pas ce qu'elle avait fait de mal. Il avait commencé à la frapper sans excuse, aussi.

"Maeve."

Il n'avait qu'à prononcer un mot et elle le rejoignait gentiment. Parce que si elle ne venait pas dans la seconde, il se déchaînerait sur elle. Alors elle le suivait. Et il faisait ce qu'il voulait d'elle, sans lui laisser la moindre chance. Interdiction d'empêcher ses coups, de riposter et surtout, surtout, il ne fallait en parler à personne.

"De toute façon, ça n'intéresserait personne. Qui se soucierait de ton sort ?"

C'était également pour cette raison qu'elle n'avait pas le droit d'avoir d'amis. Mais ça non plus, elle ne l'avait pas compris tout de suite. Il lui avait fallu attendre ses onze ans pour saisir que son frère se fichait d'agir pour son bien ou non, tant qu'il avait quelqu'un sur qui se défouler. Elle y pensait déjà depuis un moment, mais défier l'autorité de Luck, lui demander s'il n'y allait pas un peu fort, lui paraissait alors une épreuve insurmontable. Et puis il l'avait dit. Il avait enfin avoué qu'elle n'avait rien à voir avec ses colères.

"Elle était dans sa chambre. Son frère allait quitter la pièce après l'avoir réprimandée, mais elle le retint par la manche de son pull, qui se retrouva imbibé de sang.

Luck, attends ! Tu ne... tu ne m'as pas dit ce que j'ai fait. Parce que... j'ai vraiment essayé du mieux que j'ai pu de ne plus faire d'erreurs, je ne sais pas ce qui t'a fâché...

Il resta silencieux. Longtemps. La petite fille à genoux devant lui gardait les yeux baissés, ayant trop peur d'affronter son expression. Soudain, il dégagea son bras et se retourna. Maeve n'insista pas et repassa toute sa journée en revue pour essayer de découvrir quand et comment elle avait commis une faute.

Tu sais quoi ? Je vais te le dire, lança son frère, la main sur la poignée de la porte. Rien. Tu n'as rien fait. Pour n'importe qui d'autre, tu serais une petite sœur parfaite. Mais je te déteste. Je te hais du plus profond de mon âme. C'est ta faute si nos parents sont morts, et il fallait bien que quelqu'un te fasses comprendre que tu n'es qu'une gamine sans importance, une meurtrière insignifiante. Ta vie n'a aucune valeur, idiote. Sans moi, tu mourrais, alors ne t'avise plus jamais de m'adresser la parole, où je te jure que je te dénoncerais aux agents de Hansaï."

Là. Précisément là.

Le bruit de verre brisé, une douleur immense dans son cœur et puis plus rien. Plus rien pendant quatre ans, jusqu'à Hailey.

Maeve appuya son front contre le carrelage, les yeux remplis de larmes. Ses mains tremblaient et ses épaules étaient secouées par les pleurs qui se mêlaient à l'eau ruisselant sur son dos.

"Si tu fais des bêtises, tu devras te punir."

L'adolescente essuya ses joues et recula pour ne plus être atteinte par l'eau qui offrait une bruit de fond propice à dissimuler le son de ses sanglots. Elle releva les manches de sa chemise trempée, exposant ses cicatrices jusqu'au coude. Elle tourna le bouton qui réglait la température au maximum et l'eau de la douche devint de plus en plus chaude, jusqu'à la brûler. Elle tendit ses bras devant elle et leva le visage, tremblante. Les parois de la douche se couvrirent de buée et l'air autour d'elle s'alourdit.

Les gouttes d'eau qui lui avaient parues si apaisantes quelques secondes plus tôt étaient maintenant des armes chauffées à blanc, coulant sur son visage en emportant ses larmes au passage. Elle sentait chaque minuscule particule d'eau s'écraser sur son corps et couler sur sa peau en laissant des traces brûlantes.

La première cicatrice se rouvrit, lui arrachant un gémissement de douleur.

Elle rouvrit les yeux et suivit le parcours des lignes rougeâtres qui se remettaient à saigner les unes après les autres. L'eau chaude emplissait ses blessures, remplaçant le sang qui s'écoulait sur le sol.

Elle comptait dans sa tête le nombre de cicatrices qui s'étaient déjà rouvertes mais surtout, faisait le décompte de sa souffrance.

En tout, elle avait deux-cent vingt-huit entailles sur les bras. Elle n'avait pas pris la peine de compter le reste, mais elle savait au moins cela. C'est-à-dire qu'elle avait eu du temps à perdre, a Hansaï.

Douze.

Sa peau s'ouvrait, se déchirait, aggravant les blessures à peine guéries.

Dix-neuf.

Les lignes blanches courraient sur ses bras, devenaient rouge vif quand elles se décidaient enfin à saigner de nouveau.

Vingt-quatre.

Elle avait presque atteint la moitié. Plus que vingt-six et elle s'en irait.

Trente.

Maeve murmurait des excuses que son frère n'entendrait pas mais qu'il lui aurait demandé de formuler s'il avait été là. Il aurait également attendu d'elle qu'elle le supplie pour daigner s'arrêter, mais elle ne le fit pas. Il ne servait à rien de se supplier toute seule.

Quarante-huit.

Plus que deux, et elle pourrait enfin quitter la douleur cuisante.

Elle regarda l'éclosion d'une perle de sang qui fut aussitôt emportée par l'eau, marquant l'ouverture d'une nouvelle coupure. Elle vit la cicatrice s'ouvrir lentement, suivant le tracé rose pâle sur sa peau.

Quarante-neuf.

La dernière marque s'ouvrit d'un coup, et elle serra les dents pour ne pas crier.

Et cinquante.

Maeve se hâta de fermer l'eau et sortit de la douche, inspirant une grande goulée d'air frais. Elle frissonna, habituée à la chaleur étouffante pour quelques minutes, mais se reprit aussitôt.

Elle n'avait pas terminé.

Elle saisit une des serviettes sur l'étagère et himidifia un coin avec l'eau glacée du lavabo. Elle inspira un grand coup et enroula la serviette autour de la peau rougie de ses bras.

Cette fois, elle ne put retenir un hurlement ; le choc thermique était trop violent, trop soudain, et elle tomba à genoux, les mains tremblantes. Elle ne devait pas faillir maintenant. Il fallait... juste... tenir un tout petit peu plus longtemps... vingt secondes.

Maeve s'accrochait au tissu comme a sa vie, s'interdisant d'écourter le supplice.

Dix secondes.

Ses ongles s'enfonçaient dans la paume de ses mains, laissant des marques qui avaient au moins le mérite de la distraire.

Cinq...

Retenant son souffle, l'adolescente laissa passer les dernières secondes avant d'arracher la serviette de son bras et de constater avec horreur qu'elle était, a l'instar des manches de sa chemise, couverte de sang. Elle se promit de la laver plus tard puis se releva, chancelante, pour sortir de la salle de bain. Si elle se depêchait, elle pourrait avoir fini avant cinq heures trente. Quarante-cinq, au pire.

Elle s'assit sur le rebord de son lit et glissa sa main dans la poche de son pantalon.

Vide.

Quoi ? Non. Non, c'était impossible, elle le gardait toujours...

Elle se retourna d'un bond et retourna ses oreillers, couverture et draps afin de le retrouver, passant outre la douleur de ses bras. Alors qu'elle secouait le couvre-lit, un bruit métallique sur le sol lui indiqua qu'elle avait eu raison. Elle laissa retomber ses draps et, après réflexion, fit son lit. Elle replaça soigneusement chaque coin de la couverture, lissant les tissu jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucun pli. Au moins, ça lui faisait gagner du temps.

Quand les oreillers furent remis à leur place, elle soupira et ramassa le poignard tombé au sol. Elle ne savait pas exactement d'où il venait, mais quand elle était arrivée à Hansaï, elle l'avait trouvé sous son lit. Probablement laissé là par le précédent occupant de la cellule. Elle ne s'était jamais vraiment posé la questions de comment il avait pu se le procurer, mais à vrai dire ça ne l'intéressait pas spécialement.

Elle avait passé du temps à l'observer, hypnotisée par les nouvelles perspectives que lui offraient l'arme.

Il s'agissait d'un manche recouvert de bandes de cuir noir et incrusté de pierres couleur d'ébène, inutiles mais plutôt jolies. Le tout était surmonté d'une lame aussi coupante qu'un rasoir à la pointe tout aussi aiguisée.

Maeve fit tournoyer l'objet entre ses doigts, distraite, laissant ses pensées vagabonder jusqu'à sentir la douleur d'une nouvelle coupure au dos de sa main. Le poignard lui échappa et retomba au sol. Elle oberva la lame s'immobiliser après avoir rebondi sur le parquet et un calme qu'elle n'avait plus ressenti depuis longtemps l'envahit. Oui ! C'était revenu, son insensibilité était revenue ! Elle ne sentait plus rien, rien du tout, et...

La douleur réapparut d'un seul coup, explosant en elle comme un millier de coups intérieurs.

Elle ressentit soudain le besoin d'en finir au plus vite, de pouvoir enfin avaler un calmant et laisser le sang couler sans avoir mal.

Maeve ramassa le poignard et hésita une demi-seconde avant de retourner dans la salle de bain et de verrouiller la porte, jugeant que le carrelage serait bien plus facile à nettoyer. Elle s'agenouilla et chercha un endroit libre sur son bras gauche. Il y avait des cicatrices partout, qui s'entrecroisaient, se chevauchaient, formaient des motifs complexes composés de douleur et de cris.

L'adolescente planta la pointe de son poignard près de son coude, à un endroit dénué de marques. Elle fit glisser la lame sur quelques centimètres puis la retira et recommença un peu plus loin. Selon les règles de Luck, elle devrait ajouter une vingtaine d'entailles à son palmarès.

Trois.

Quatre.

Cinq.

Elle laissait des marques sanglantes sur ses bras sans s'accorder la moindre pause, sachant que si elle arrêtait il serait bien plus difficile de terminer sa tâche.

Six.

Sept.

Huit.

Elle en était presque à la moitié... une pensée fugace et complètement folle traversa son esprit alors qu'elle entamait une neuvième coupure.

Dix.

Onze.

Douze.

Et si... ? Est-ce qu'il serait possible de terminer maintenant ? De ne jamais avoir à finir ?

Treize...

Maeve s'interrompit et fixa le poignard couvert de sang, imaginant quelques instants comment ce serait si elle finissait maintenant. Elle avait juste à...

Des coups frappés à sa porte lui parvinrent, mais elle ne se déconcentra pas.

— Maeve ? lança la voix de Mme Embershadow. Tes pensées sont étranges depuis un moment, je voudrais juste m'assurer que tout va bien. Je peux entrer ?

L'adolescente fit tourner son arme lentement, réfléchissant au meilleur moyen de s'y prendre. A moins qu'elle ne voulût simplement repousser la sentence.

Mais pourquoi ? Après tout, elle en finirait, que ce soit maintenant ou plus tard.

— Maeve, tu es là ? insista la directrice

Claire... Claire l'encouragerait dans cette voie. Hailey n'en aurait probablement rien a faire. Mme Embershadow... elle serait sans doute déçue par sa lâcheté, mais...

— Pourquoi serais-je déçue ? Maeve, ouvre cette porte !

Elle éleva le poignard devant elle et le ramena d'un coup sec. Toujours selon son frère, il lui restait sept coups à porter. Bien. Ce serait amplement suffisant.

— Maeve, qu'est-ce que tu fais ?!

Deux. Elle était trop imprécise. Le poignard n'arrivait jamais directement à son cœur.

Un cliquetis lui parvint de sa chambre et elle entendit sa porte claquer. Ce qui voulait dire que quelqu'un était entré. Quelqu'un qui pourrait essayer de l'empêcher de mourir.

— Non, murmura-t-elle en portant un quatrième coup

Celui-ci l'atteignit entre les côtes. Quelques centimètres plus haut...

Un claquement de chaussures se rapprochait dangereusement et elle enchaîna deux impacts, bien trop bas cependant. Elle vit la poignée de la salle de bain s'agiter du coin de l'œil et soupira. Il ne lui restait qu'un coup. Il fallait qu'elle réussisse. Elle posa la pointe de la lame contre son cœur et plaça ses mains sur le manche à l'instant où la porte s'ouvrait.

— MAEVE, NON !

Elle enfonça le poignard et quelques secondes passèrent sans que rien ne perturbe le silence, puis elle bascula sur le côté, sa tête heurta le sol et elle expira jusqu'à ce que ses poumons lui brûlent. Elle vit le bas d'une robe foncée. Des chaussures noires. Le sol et le mur, constellés de gouttes de sang. Elle sentit des bras passer autour de sa taille et tressaillit mais ne protesta pas. Elle n'en avait plus la force.

Elle sentait toute son énergie la quitter, comme si elle était emportée par le sang qui continuait de couler. Elle n'aurait même pas à attendre que les cicatrices se referment, puisqu'elle serait morte.

La robe de Mme Embershadow va être tâchée. Elle va m'en vouloir.

— Je ne t'en voudrais pas a la seule condition que tu survives, Maeve, lança la directrice

La vue de l'adolescente se brouilla et la bande bleue de sa chambre devint la seule chose à peu près stable. Non... c'était la bande bleue du couloir. Pourquoi était-elle dans le couloir ?

C'était... oh. Mme Embershadow. Où l'emmenait-elle ?

Une secousse particulièrement violente lui rappela sa douleur et elle perdit connaissance, remerciant l'univers pour avoir accédé à sa requête. Elle allait mourir sans même le sentir. Parfait. Elle allait enfin être libérée de tout. Elle n'aurait plus à avoir peur de quoi que ce soit. Plus à attendre indéfiniment en espérant que les choses se calment. Plus à se cacher, à entendre son cœur battre à ses tempes en priant pour qu'il ne la trouve pas, même si elle savait qu'il la trouvait toujours et que c'était pire quand elle se cachait. Tout était toujours pire, de toute façon. Quoi qu'elle fasse.

Refusant de gâcher le précieux moment qu'allait être sa mort, Maeve rejeta au loin tous les souvenirs qu'elle avait de son frère, de ses parents, de sa vie entière pour ne laisser qu'un vide qu'elle commençait à bien connaître et qu'elle sût soudain comment nommer.

Le déni.

Elle s'abandonna aux douces ténèbres que ce vide lui procuraient, les laissant l'envelloper à jamais, et ferma les yeux.

≈ ᚖ ᚖ ᚖ ≈

Une odeur de désinfectant flottait dans la pièce ainsi qu'une autre, plus douce. De la cannelle ? Peut-être. Ses pensées étaient encore floues.

Une fenêtre devait être ouverte non loin, car elle sentait une brise accompagner les chants des oiseaux et les bruissements des arbres. Un cliquetis régulier laissait à supposer qu'une horloge tournait quelque part.

Elle remua un doigt, reprenant lentement conscience. Elle sentit des draps et, au-dessus, une lourde couverture.

Elle ouvrit les yeux, les referma aussitôt à cause de la lumière et les rouvrit précautionneusement. Un plafond blanc comme neige, des néons de la même couleur. En fait, le lieu ressemblait beaucoup à...

Maeve se redressa d'un coup puis se recroquevilla, la tête entre les mains, assaillie par la douleur fulgurante du sang qui lui montait à la tête.

Une fois calmée, elle inspira profondément et s'assit plus doucement. Elle était morte - il n'y avait aucun doute là-dessus - mais alors... la mort... se résumait à une infirmerie ?

— A deux minutes près, tu étais morte, déclara une voix près d'elle, la faisant sursauter

Mme Embershadow, adossée au mur, la toisait d'un regard sévère. Maeve baissa les yeux, honteuse.

Deux minutes. Deux minutes de plus et j'avais réussi. La prochaine fois, je perdrais moins de temps à...

— Je te l'interdis !!! cria la directrice

Elle la prit par les épaules et la força à croiser son regard. Aussi froid que la lame de son poignard.

— Je t'interdis même d'y penser. Si jamais je perçois quoi que ce soit de ce genre, tu peux être certaine que je ne te lâcherais plus. Je l'ai déjà dit : je considère tous mes élèves comme mes enfants. Et en tant que telle, je te défends de te faire du mal. J'ai visionné tes souvenirs, pour savoir ce que tu avais fait avant ça. Par conséquent, je t'interdis également de te brûler, te couper ou... quoi que ce soit qui puisse te faire mal. Me suis-je bien fait comprendre ?

Maeve hocha la tête précipitamment et Mme Embershadow la lâcha.

Une femme grisonnante entra dans la pièce et salua la directrice d'un grand sourire.

— Edaline ! Oh... Maeve, c'est ça ?

L'intéressée hocha de nouveau la tête.

La femme s'approcha et lui tendit la main, qu'elle serra avec le peu de forces que son corps avait recouvré.

— Comme je suis contente que tu te sois réveillée ! Edaline était très inquiète, tu sais. Elle ne voulait pas partir avant d'être sûre que tu ne meure pas.

— Uniquement pour la réprimander dès son réveil, corrigea Mme Embershadow

La femme leva les yeux au ciel et adressa un regard compatissant a Maeve.

— Bien, soupira la directrice. Maeve, je t'attendrai demain à la bibliothèque à huit heures tapantes. Si tu n'y es pas à l'heure précise, tu sera immédiatement renvoyée de Westwood.

— Enfin, Edaline ! Elle ne sera pas du tout remise, demain !

— Demain, à huit heures, dans la bibliothèque. Compris ?

Maeve hocha la tête et Mme Embershadow quitta la pièce.

— Excuse-la... soupira l'adulte. Elle a eu vraiment peur pour toi, tu sais. C'était vraiment très dangereux, ce que tu as fait. Ne recommences pas, tu veux bien ?

L'adolescente fixa ses mains, pensive. Elle ne pouvait décemment pas promettre une telle chose à... à qui, d'ailleurs ?

— Helena. Je suis l'infirmière de Westwood. Mais je voudrais vraiment que tu me jures de ne pas réitérer.

Helena prit les mains de Maeve dans les siennes et les pressa doucement.

— Je ne sais pas, souffla la jeune fille alors que les larmes lui montaient aux yeux. Je ne veux pas... je ne veux pas continuer comme ça.

Elle ramena ses genoux contre sa poitrine et appuya son front dessus.

— Je sais que c'est difficile, parfois, murmura l'infirmière. Mais regarde devant toi : plus personne ne te fera le moindre mal, ici. Ce ne serait pas un peu dommage de mourir avant d'avoir pu vivre ça ? Je ne dis pas... je ne dis pas que ça efface tout ton passif, mais... ça t'offre un choix. Un choix que tu vas devoir faire bientôt, peut-être même maintenant si tu connais déjà la réponse.

Maeve releva les yeux, croisa le regard de Helena et sentit une douce chaleur se lover autour de son cœur en constatant l'immense étendue de bienveillance et de gentillesse qui se lisait dans ses iris clairs.

— Tu dois choisir, reprit-elle, entre deux options. Soit tu restes concentrée sur les souvenirs douloureux et tu passes ton temps à reconstruire le passé en te demandant ce qui se serait produit si tu avais agi autrement...

Elle posa sa main sur la joue de l'adolescente, qui remarqua soudain que ses larmes coulaient sur sa peau, jusque dans son cou, et s'écrasaient contre le col de sa chemise.

C'est pathétique. Tu n'as pas à pleurer, c'est entièrement ta faute.

— Il est tout à fait normal de pleurer. Et ton deuxième choix est de te tourner vers l'avenir et les choix que tu peux faire, ceux qui changeront vraiment ton futur, contrairement à ceux que tu aurais préféré faire autrefois. Je te laisse te reposer, maintenant. Tu vas avoir besoin de forces pour demain... bonne chance, avec Edaline.

Elle ouvrit une porte de l'autre côté de la pièce et disparut, laissant Maeve dans la plus totale des confusions. Elle devait choisir entre le passé et l'avenir, en somme. Le choix le plus évident serait le futur, mais... elle ne pouvait pas s'empêcher de revivre en boucle chaque erreur qu'elle avait commise, chaque larme qu'elle avait versé, chaque perte de connaissance quand il allait trop loin. Elle revoyait sa vie, encore et encore, sachant parfaitement qu'elle ne pourrait rien y changer mais espérant que le temps lui accorde ce retour en arrière pour effacer les quelques secondes qui lui avaient été fatales.

"Elle savait que c'était une erreur. Il lui avait clairement dit de ne plus jamais lui adresser la parole, mais son cœur de petite fille voulait encore croire que c'était possible, qu'ils pouvaient se réconcilier et redevenir comme avant. Qu'il lui pardonnerait, un jour.

Joyeux anniversaire, Luck ! lança-t-elle donc en pénétrant dans le salon

Le jeune homme la foudroya du regard et elle se recroquevilla sur elle-même. Lui ne lui avait pas souhaité un bon anniversaire, quelques semaines plus tôt, mais ça lui était égal. S'il se contentait de lui sourire, de poser une main sur son épaule ou simplement... simplement de ne plus l'ignorer comme il le faisait si bien, ce serait le plus beau cadeau de sa vie.

Mais il n'avait rien fait de tout ça. Il l'avait envoyée contre le mur d'un coup de poing et lui avait lancé la toute dernière phrase qu'elle avait entendue de lui :

Je t'avais prévenue, espèce d'idiote. Je t'avais dis de te la fermer. Tu n'avais qu'à aller crever dans un coin et j'en aurais été bien content."

Ensuite, il l'avait dénoncée aux agents de Hansaï. Comme il l'avait promis. Elle ne s'était jamais remise de cette promesse qui avait détruit sa vie. Pour la première fois, elle aurait aimé qu'il lui mente. De toute façon, il était trop tard. Elle ne pouvait pas réparer ce qui était brisé.

L'adolescente se laissa tomber en arrière dans un soupir et ferma les yeux. Helena avait raison : si elle voulait faire bonne impression, il lui fallait se reposer, et se torturer le cerveau ne servirait à rien pour le moment. Elle repenserait à ce dilemme plus tard, quand son inscription à Westwood ne serait plus en jeu.

Elle remonta la couverture sur ses épaules et se figea, circonspecte. Son bras...

Maeve fixa le bandage qui recouvrait sa peau du poignet jusqu'au coude et l'effleura. Quand elle était petite, elle couvrait ses blessures avec des pansements à motifs, mais Luck le lui avait interdit, au bout d'un moment. C'était trop suspect, selon lui.

Se souvenant soudain des profondes entailles qu'elle s'était fait avant de s'évanouir, elle porta la main à ses côtes et sentit la même matière douce que sur ses bras. Quelqu'un l'avait sauvée. Quelqu'un l'avait empêchée de mourir. Helena, selon toutes probabilités. Mais pourquoi l'avoir soignée ? Elle n'était même pas élève ici, techniquement. Peut-être que Helena avait eu pitié d'elle.

Un sentiment de frustration intense la gagna mais s'effaça aussi vite qu'il était venu. Elle détestait être prise en pitié par les gens, mais ce n'était probablement pas ça qu'il s'était passé. L'infirmière avait sans doute cru qu'elle était déjà inscrite à Westwood et l'avait soignée comme elle l'aurait fait avec n'importe quel autre étudiant.

"Je considère les élèves de Westwood comme mes propres enfants."

C'était ce que leur avait dit Mme Embershadow la veille, et ce qu'elle lui avait repéré quelques minutes auparavant.

Helena pensait peut-être la même chose.

Oui, c'était sûrement ça.

Maeve sourit et se blottit sous la couverture. Elle s'était rarement sentie aussi sereine, à Laena.

L'adolescente passa le reste de la journée à errer quelque part entre l'éveil et les cauchemars, sombres desseins de son passé qui ressurgissaient dans ses rêves. Elle, petite fille égarée, fragile, faible face aux monstres faits de ténèbres qui l'encerclaient, la menaçaient de leurs griffes et crocs, se rapprochaient, l'effleuraient et...

Maeve se réveilla en sursaut, frissonnante malgré la température clémente. Elle sentait encore l'odeur de sang qui émanait de ces monstres sans nom, de l'effrayante impression de déjà vu qu'elle avait ressentie avant de quitter la scène.

Oui, elle l'avait déjà vécu, cette horrifiante rencontre avec des monstres. Mais à l'époque, elle n'avait pas senti à quel point elle était insignifiante, impuissante face à leur immense pouvoir. Face au contrôle continu qu'ils exerçaient sur elle. Elle ne pouvait pas y échapper, c'était la, toujours, proche, trop proche, c'était en elle. Les monstres la suivaient partout, prenaient les commandes de son corps dès qu'elle baissait sa garde.

Une main se posa sur son bras et elle hurla avant de se rappeler que les monstres ne l'attaquaient plus.

Helena lui sourit et lui tendit une pilule bleue avec un verre d'eau.

— Qu'est ce que c'est ? demanda la jeune fille, méfiante

— Un sédatif.

— Non !

Elle s'éloigna le plus qu'elle le pouvait de l'horrible cachet qui lui avait valu des heures de faiblesse extrême, des jours entiers passés dans un brouillard épais, des blessures qu'elle n'avait même pas vu venir. C'était un des jeux préférés de son frère. Et, par conséquent, un de ceux qui lui faisait le plus peur.

— Ne t'inquiète pas, repris l'infirmière d'une voix apaisante. Personne ne te fera de mal, mais tu as besoin de repos.

De longues secondes passèrent puis une Maeve incertaine prit le verre d'eau et le comprimé avant de les fixer longuement, les mains tremblantes. Elle approcha la pilule de ses lèvres, le cœur battant à tout rompre.

— Je ne peux pas, murmura-t-elle en éloignant le sédatif. Désolée.

— Ça ne me dérange pas. Je te les laisse ici, si tu en as envie plus tard, dit Helena en déposant le calmant et l'eau sur un meuble proche. Repose-toi bien.

Le pouls de Maeve se calma peu à peu et elle soupira. C'était tellement stupide de sa part... elle passait à coup sûr pour une gamine capricieuse. Elle songea un instant à prendre le sédatif mais une boule se forma aussitôt dans sa gorge et elle renonça, préférant prendre le risque de faire d'autres cauchemars. Elle se recoucher donc, démêlant du mieux qu'elle le pouvait ses draps entortillés, et plongea dans un sommeil sans rêves.

Cette fois, ce fut le son d'un réveil et non des monstres sanguinaires qui la réveillèrent. Elle jeta un coup d'œil à l'horloge accrochée au mur en face d'elle en arrêtant l'entêtante sonnerie d'une main.

Sept heures trente.

Son rendez-vous avec Mme Embershadow était à huit heures, mais elle ne savait pas du tout où se trouvait la bibliothèque. Et si elle arrivait en retard...

— Ne t'en fais pas. Je vais t' accompagner. J'ai juste une ou deux choses à clarifier avant, mais ce sera vite fait. Oh, tu n'avais pas pensé à mettre une alarme, hier, alors je me suis permise de le faire.

Helena, des vêtements sombres entre les mains, s'approcha de Maeve avec ce sourire chaleureux qui la caractérisait.

— Premièrement, commença-t-elle, il faudra que tu reviennes me voir dans trois jours pour que je change tes bandages, d'accord ?

Maeve hocha la tête, la gorge enrouée par le sommeil.

— Deuxièmement, je vais te donner un antidouleur maintenant, et tu en auras peut-être besoin d'autres. Reviens me voir si c'est le cas.

Nouveau hochement de tête.

— Dernièrement... voici ton uniforme. Je te laisse te changer et ensuite je t'emmènerai jusqu'à la bibliothèque.

Elle tendit les vêtements à Maeve et s'éclipsa dans la pièce d'à côté, que l'adolescente jugea être son bureau.

La jeune fille déplia l'uniforme et l'enfila rapidement. Il était composé d'une chemise blanche à manches courtes, d'un blazer bleu marine, d'une paire de collants noirs et d'une jupe plissée assortie à la veste et se terminant juste au-dessus des genoux. Le logo de l'école, un loup devant une pleine Lune, était brodé sur la veste et le bas de la jupe.

Maeve remercia l'univers pour la présence des collants. Elle n'aurait pas supporté de se promener dans l'établissement avec tant de cicatrices à découvert.

— Ça te va bien, déclara Helena lorsqu'elle eu finit de se changer, la faisant sursauter. Et si on y allait ? Mieux vaut arriver en avance qu'en retard, n'est-ce pas ?

Maeve sourit et suivit l'infirmière après avoir vérifié l'heure une dernière fois. Il leur restait un quart d'heure avant son entrevue avec Mme Embershadow et elle commençait à appréhender ce moment.

— Tout va bien se passer, lui assura Helena, réconfortante. Elle n'est pas vraiment en colère contre toi, je le sais parce que je la connais depuis longtemps. Si elle était vraiment fâchée, elle t'aurais mise à la porte immédiatement. Mais elle était très inquiète pour toi. On a failli te perdre, à un moment. Ton organisme rejetait tous les médicaments sans exception et tu saignais tellement... tu ne m'as toujours pas promis de ne pas recommencer, d'ailleurs. Nous n'irons nulle part tant que tu ne l'auras pas fait.

L'infirmière se planta devant Maeve, les bras croisés. Même si l'adolescente était ostensiblement plus grande que son interlocutrice, elle se sentait minuscule en comparaison.

— Je... c'est-à-dire que je ne... commença-t-elle en cherchant ses mots

Elle n'avait pas spécialement envie de recommencer, maintenant qu'elle savait l'immense douleur que procurait la mort, mais de là à le promettre... elle n'avait jamais aimé faire des promesses. C'était trop facile à oublier ensuite.

— Écoute-moi bien, jeune fille, reprit Helena. Ici, il y a des gens qui tiennent à toi. Ton amie, Hailey, est venue te voir à peu près dix minutes après qu'Edaline t'aie amenée ici. Elle avait senti que tu avais un problème. Ça veut dire beaucoup, non ? Edaline, aussi, bien sûr. Et moi. Tu comprends ? Promets-le pour eux. Pour moi. Pour tous ceux qui tiennent à toi et qui voudraient être sûrs de te revoir vivante le lendemain, le jour d'après et tous ceux qui suivront.

Hailey était venue ? Alors... elle se souciait d'elle...?

— Je vous le promet, souffla-t-elle, éberluée par la nouvelle

Hailey...

— Bien ! Maintenant, nous devons nous dépêcher. Je suis presque certaine qu'Edaline plaisantait en disant te renvoyer en cas de retard, mais mieux vaut être sûres, pas vrai ?

Elle n'attendit pas la réponse de Maeve pour se mettre en route, arpentant couloirs et escaliers en tous sens. Enfin, elles parvinrent à une pièce aux portes grandes ouvertes, laissant entrevoir des étalages de livres sans fin, recueils de savoir et d'aventures fantastiques.

— Je te laisse ici, d'accord ? N'oublie pas : viens me voir dans trois jours, et prend un antidouleur. Je t'en ai injecté un pendant que tu dormais mais il prendra fin bientôt, alors avales ça, au cas où, dit l'infirmière en glissant un comprimé dans la paume de Maeve. Courage !

Elle lui adressa un sourire rassurant puis disparut à un angle de couloir, laissant l'adolescente seule devant les rangées d'ouvrages aux couvertures multicolores. Elle avait toujours aimé lire. C'était pour ainsi dire son seul passe-temps, et une des seules choses que Luck ne lui avait pas interdites. Elle passait ses jours et ses nuits à lire diverses histoires sans distinction, romance, policier, fantastique, tous les mots la fascinaient, et elle avait des dizaines de livres cachés sous son lit ; au cas où son frère décide soudain de les lui retirer.

— Tu aimes lire ? demanda une voix dans son dos

Elle se retourna vivement et s'inclina avant de se rendre compte du ridicule de son geste. Pourquoi diable avait-elle même songé à effectuer cette demi-révérence étrange ?

Elle se redressa, sentant son dos craquer, et retint sa respiration en constatant l'expression impassible qu'arborait Mme Embershadow.

— C'est... une manière plutôt étrange de saluer les gens, mais tu fais comme tu veux. Donc tu aimes lire, oui ou non ?

— Oh, hum... oui, beaucoup.

La directrice esquissa un sourire et ses yeux s'illuminèrent - littéralement.

Maeve ferma les yeux, consciente que Mme Embershadow allait la contrôler comme la dernière fois mais, contrairement à cette même fois, elle n'opposa aucune résistance, préférant éviter de contrarier son interlocutrice. Elle se vit avancer d'un pas rapide, suivant la directrice de Westwood en silence.

Qu'est ce qu'elle contrôle, exactement ? Nos muscles ? Non... je sais ! Elle a dit que les capacités étaient basées sur l'esprit, alors c'est ça qu'elle contrôle ! Suivant cette logique, si on arrive à bloquer nos pensées, on bloquera l'hypnose en même temps !

— Oui, enfin, bloquer... plutôt ralentir, disons. Ça m'étonnerait beaucoup que tu arrives à m'empêcher de lire tes pensées. Oh, et, pour ta gouverne, ça ne m'aurait pas contrariée que tu te défendes. Au contraire.

L'adolescente, indécise, hésita longuement à tenter de s'échapper de l'emprise de Mme Embershadow, mais celle-ci s'arrêta avant qu'elle ait pu prendre une décision.

Elles se trouvaient devant un mur recouvert de livres semblables à tous les autres, en réalité. Du moins, c'est ce que croyait Maeve jusqu'à ce que l'adulte effleuré la couverture rouge vif d'un des livres devant elles et que le mur ne s'évapore en un nuage de particules multicolores.

L'adolescente se remit en marche pour arriver dans une grande salle circulaire à l'aspect délavé et chaleureux.

Des fauteuils au tissu élimé étaient disposés un peu partout, les plus abîmés se situant près de la cheminée en brique ou ronflait un feu de bois. Le sol, recouvert d'un tapis beige moelleux, étouffait le son des pas et les murs de la même couleur arboraient des photos encadrées et des étagères ou trônaient divers objets et bibelots allant d'un stylo plume a une toupie bleu vif.

— C'est ici que se déroule la concertation que j'entretiens avec mes élèves avant de les inscrire pour de bon. Enfin, ils ne sont pas tout à fait inscrits. Pour cela, il faut réussir à verrouiller son esprit. C'est une des choses dont je vais te parler mais, d'abord, nous devons évoquer un sujet de la plus haute importance.

Maeve sentit qu'elle reprenait le contrôle de son corps mais elle ne bougea pas pour autant. Mme Embershadow se planta devant elle, attendant visiblement quelque chose de sa part, mais la jeune fille gardait les yeux baissés.

Est-ce qu'elle attend que je parles ? Pour dire quoi ? Je devrais sans doute m'excuser... de quoi, exactement ? Je ne sais pas... de lui avoir fait perdre du temps ? Oui, ça doit être ça. Elle avait sans doute d'autres choses à faire que de venir me sauver, et ça a dû la retarder dans certains de ses projets... j'aurais dû y penser plutôt. Ou non, je n'aurais pas dû penser, il aurait mieux valu que je ne pense à rien, comme ça il n'y aurait rien eu à entendre.

— Tu devrais prendre l'antidouleur, déclara soudain l'adulte

— Pourq... ?

La fin de sa question fut interrompue par les vagues de douleur soudaines qui la parcouraient. Une boule se formait dans sa gorge, constituée d'un hurlement qui ne semblait pas vouloir franchir la barrière de ses lèvres. Elle tomba à genoux, le souffle court, les mains crispées sur son cœur qui lui faisait mal à chaque battement.

Elle aurait voulu l'arracher, ce cœur tortionnaire, ce cœur qui battait encore et encore, rythme macabre de sa vie qui n'en voulait plus finir.

Il frappait contre ses côtes sans relâche, sans lui permettre de respirer, pour l'étouffer à jamais avec son propre cri, un cri empli de souffrance, de peine et de cette vie sans fin qui la faisait se réveiller chaque jour après une nuit trop courte, interrompue de milles insomnies, de cauchemars et de craintes. Tout faisait toujours plus peur dans le noir.

Une main prit la sienne, doucement, et l'éloigna de son traître de cœur pour l'approcher de son visage et...

Le médicament de Helena.

Elle jeta le comprimé dans sa bouche puis l'avala difficilement, la gorge obstruée par le hurlement qui n'osait pas sortir pour de bon.

Un liquide glacé se faufila entre ses lèvres et jusqu'à ce cri infernal, créant des brèches dans cet amas de douleur. Le médicament passa enfin et Maeve se détendit un peu, avalant de grandes goulées d'air.

— Merci, souffla-t-elle en se hasardant à croiser le regard de Mme Embershadow

Ses iris perçants semblaient voir en elle, scruter chacune de ses cellules et déceler toute la douleur qu'elles contenaient.

Une douleur irréelle, formée de peines et de peurs accumulées au cours de ces quinze dernières années.

— Tu es très courageuse, tu sais, murmura la directrice en souriant enfin

— Pas vraiment, non. C'était... c'était lâche de vouloir mourir. J'ai fui mes problèmes au lieu de les affronter, et je vous ai fait perdre votre temps.

Mme Embershadow perdit instantanément son sourire et fixa Maeve comme si elle venait de l'insulter.

— Perdre mon temps ? Tu crois que pour moi, empêcher une jeune fille de mourir est une perte de temps ?

—Quand la jeune fille en question est aussi insignifiante que je le suis, oui, parfaitement.

— Maeve ! Tu te rends compte de ce que tu dis ?! Premièrement, tu n'es pas "insignifiante". Comment peux-tu même songer que tu l'es ? Pourquoi... c'est parce que tu ne contrôles pas tes pouvoirs, n'est ce pas ? Oui, bien sûr. Laisse-moi de dire quelque chose : la magie ets un être a part entière. Crois en toi, sinon la magie n'y croira pas non plus.

— Mais il n'y a rien en quoi croire, rien du tout ! Je suis une cause perdue, je le sais et je l'ai accepté, alors laissez tomber, ça n'en vaut pas la peine !

Cela faisait longtemps que Maeve ne serait pas autant énervée. Elle ne voulait pas qu'on ait pitié d'elle, elle ne voulait pas que quiconque croie en ce rêve qui s'était brisé devant ses yeux. Elle avait finit par l'enfouir assez loin dans son esprit pour ne plus y penser, mais dès que quelqu'un parlait de ses pouvoirs incontrôlables et lamentablement faibles, ce rêve idiot ressurgissait et laissait voleter des espoirs impossibles dans son esprit.

— Tu en vaux la peine. Tous les élèves de Westwood valent la peine d'être aidés et d'être soutenus, Hailey, Claire et toi méritez d'être encouragées à atteindre vos objectifs, et peu importe s'ils sont irréalistes.

Maeve serra les dents pour ne pas hurler. Pourquoi ? Elle ne devait pas faillir maintenant. Elle avait tenu quinze années horrifiques, elle ne craquerait pas maintenant.

— Si c'est ce que vous croyez, alors encouragez les comme vous voulez. Vous avez raison a leur sujet, il n'y a aucun doute quant au fait qu'elles deviendront puissantes. Mais laissez moi loin de tout ça, murmura-t-elle

Elle haïssait chacun des mots qu'elle prononçait. Elle ne voulait pas rester en retrait alors que Hailey et tous les autres poursuivaient leur but, elle ne voulait pas abandonner ce rêve qui l'avait fait se lever tôt chaque matin pour s'entraîner à maîtriser des pouvoirs qui ne répondaient pas a son appel. Elle avait beau suivre les conseils des enseignants, rien ne changeait et elle ne parvenait pas à contrôler la moindre miette de magie. Même son frère l'avait aidée : une nuit, elle l'avait surpris dans sa chambre, à dessiner quelque chose sur son bras. Il avait dit que c'était un vieil enchantement destiné à renforcer les pouvoirs.

Enfin, c'est ce qu'il a dit. De la à savoir si c'était vrai ou non...

— Je doute que ce soit vrai mais ça n'a pas d'importance. On ne peut pas atteindre ses objectifs si on ne se bat pas pour ça, alors il faut que tu te réveilles un peu et que tu te poses la question a toi-même : est-ce que tu veux contrôler tes pouvoirs, oui ou non ?

Maeve resta immobile, longtemps. Se poser la question a elle-même ? Mais... oui, bien sûr, c'était ce qu'elle voulait, mais il fallait aussi voir la réalité en face. Ce n'était, dans le cas présent, pas une question de volonté mais de capacité.

— Je ne t'ai pas demandé si tu en étais capable, je veux savoir si tu le veux.

— Oui, grommela l'adolescente

— Bien. Et qu'est-ce que tu vas faire pour y arriver ?

— Je...

Pourquoi toutes ces questions ? Elles ne servaient qu'à l'embrouiller un peu plus.

— Je sais que tu es perdue, c'est normal. Réponds juste aux questions, tu vas comprendre. Que vas-tu faire pour atteindre ton objectif ?

— ... je ne... tout ce que je peux.

— C'est-à-dire ?

Maeve secoua la tête, nerveuse. Elle n'aimait pas les questions et détestait y répondre. Elle se recroquevilla sur elle-même, serrant ses genoux contre sa poitrine, tentant en vain de remettre de l'ordre dans ses pensées.

— Je vais... travailler dur. Souvent. Autant que je le peux.

— Bon. Et pourquoi tu le ferais ?

L'adolescente fronça les sourcils, incapable de fournir la moindre réponse.

— Je veux dire... qu'est-ce que tu cherches à faire en contrôlant tes pouvoirs ? Te venger ? Impressionner quelqu'un ?

— Je ne veux plus être faible !!! lança soudain la jeune fille

Elle s'aperçut avoir crié seulement après-coup et retint sa respiration, honteuse d'avoir perdu le contrôle. Mme Embershadow sourit, empathique.

— C'est bien. J'ai une dernière question, d'accord ? Ensuite, je te laisserais partir. Sinon ça ferait trop d'un coup, mais nous nous reverrons. Pourquoi ne veux tu plus être faible ? Autrement dit, ça revient à ce que je voulais te faire dire la dernière fois... qu'est-ce que tu veux, au plus profond de toi ?

Maeve resta silencieuse longtemps. Trop. Trop, partout, et pas assez. Tout. Ou rien, elle ne savait plus. Le monde tanguait, ses pensées se brouillaient et tout se mélangeait, les couleurs, les sons, ses souvenirs, plus rien n'était vrai, elle n'avait plus qu'à lâcher prise et tomber dans cette tempête informe qui ravageait son esprit.

Deux yeux d'un bleu éclatant rencontrèrent les siens et leur couleur devint floue lorsque les larmes embuèrent ses iris. Au bout d'un long moment, elle bredouilla quelques mots épars avant de se lancer, encouragée par le regard tendre de ces yeux qui n'était plus que deux tâches bleues :

— Je voudrais que... je voudrais pouvoir me défendre. Avoir assez de courage pour me battre si j'en ai besoin.

— Contre qui ? souffla Mme Embershadow

La réponse s'imposa d'elle-même et Maeve prononça le nom qu'elle redoutait tant avant d'avoir pu changer d'avis :

— Luck.

— Très bien. Je suis fière de toi, tu sais ? Et... je n'allais pas vraiment te renvoyer, bien sûr. Tu en avais conscience, n'est-ce pas ? Je ne laisserais pas une enfant seule dans un monde comme celui-ci. C'est juste que j'étais tellement, tellement en colère...

L'adolescente se crispa. C'était de sa faute. Comment pouvait-elle penser à ce qu'elle voulait quand elle n'était même pas capable de s'occuper d'elle-même ? Si elle n'avait pas été aussi stupide, elle...

— Mais pas contre toi, l'interrompit l'adulte d'une voix ferme. Contre lui. Contre celui qui t'a poussée à tenter une chose pareille. Je ne veux plus jamais que tu y penses, même si c'est difficile, d'accord ? Tu peux me promettre ça ?

Maeve sourit. Deux promesses en une seule journée. Voilà qui ne lui ressemblait pas du tout. Quoiqu'au final, les deux revenaient au même. Elle avait déjà dit à Helena qu'elle ne recommencerait pas, alors le répéter ne lui coûtait rien.

— Je vous le promet, dit-elle calmement

Elle ne mourrait pas. Pas par sa faute, en tout cas. Elle avait définitivement tourné cette page, cette page recouverte d'une encre noire et visqueuse dans laquelle elle s'était enlisée avec les années et les peines, faite de ce mélange empoisonné de colères froides et de terreurs qui l'avait emprisonnée si longtemps. À force de relire les phrase qu'elle arborait, écrites dans une calligraphie sanglante, elle s'était convaincue de chacune d'elles et avait abandonné son rêve de devenir quelqu'un de fort, qui pourrait protéger ceux à qui elle tenait.

Non, faire une deuxième promesse ne lui coûtait rien... les mots sonnèrent étrangement faux, pourtant, laissant un arrière goût amer dans sa gorge. Sans qu'elle ait pu le contrôler, ses yeux se remplirent de larmes qui s'écoulèrent une à une, emportant ses certitudes, ses craintes, ses joies et ses peurs pour ne laisser qu'un constat effrayant mais réconfortant. Un deuxième fil de chaleur vint étreindre son cœur, rejoignant celui que les paroles de Helena avaient déposé plus tôt.

Quelqu'un se souciait suffisamment d'elle pour lui faire promettre de ne pas mourir. Mieux que ça, deux personnes. Deux ! Le chiffre immense s'imprima en elle alors que les gouttes d'eau salée continuaient de couler dans son cou. Deux... la promesse qu'elle avait faite à Helena avait égalisé la balance. Un contre un. Et maintenant... deux. Luck était le seul à lui avoir jamais demandé de mourir, mais deux personnes lui avaient fait jurer le contraire.

Oh, mon dieu. Dites-moi que ce n'est pas un rêve, par pitié.

Oui... oui, c'était bien la réalité. Luck pouvait bien faire ce qu'il voulait, il était seul face à deux personnes. C'était fantastique... n'est-ce pas ?

Maeve avait pensé, durant quelques secondes, que tout ce que lui avait dit son frère serait effacé de sa mémoire. Que, puisque ses paroles ne valaient plus grand-chose, elles seraient facilement oubliées. Pourtant, ses mots étaient toujours présents dans la mémoire de l'adolescente.

On dit que le futur n'est pas gravé dans le marbre. Le passé, si.

"Tu n'es pas encore morte ? Dommage."

"Je pensais que tu finirais par comprendre, mais bon, il faut croire que tu n'es qu'une gamine stupide : je veux que tu crèves. Si tu ne t'en occupes pas toi-même, je le ferai. Ma patience a des limites."

"Le suicide, tu connais ? J'ai pas besoin de te donner la définition ? Parce que t'as pas l'air d'avoir pigé."

Oui, elle connaissait. Et pas uniquement la définition.

Le torrent de larmes s'intensifia alors que tous ses souvenirs lui revenaient comme un grand coup à l'estomac ; des centaines, des milliers de coups plus violents les uns que les autres qui coupaient sa respiration.

La tête entre les mains, elle supplia son esprit de faire une pause, de la laisser respirer une seconde, juste une seconde, mais une tornade informé se forma en elle comme pour la narguer.

— Maeve, écoute-moi. Il faut que tu te calmes, d'accord ? Maeve. Tu m'entends ?

Une voix lointaine ne cessait de l'appeler, mais elle ne se rappelait plus de qui il s'agissait. A moins que ce ne soit elle-même ? Qui pourrait bien se soucier d'elle, de toute façon ?

Elle sentit soudain une présence inexplicable, quelque part dans son esprit. Comme si quelqu'un était entré dans sa tête et pouvait découvrir tous ses secrets en un claquement de doigts.

— Ce n'est que moi. Ne t'inquiète pas, souffla la même voix qu'auparavant. Je voudrais que tu restes tranquille un moment, tu veux bien ? Ne pense à rien. Laisse-moi faire, ça va bien se passer.

Maeve obéit après une hésitation. La voix n'avait pas l'air menaçante, au contraire. L'intonation, douce, semblait effleurer les mots avant de les laisser couler, fluides, pour former des phrases mélodieuses.

La présence qu'elle avait ressentie plus tôt s'intensifia et elle l'identifia comme une silhouette bleutée, faite de milliers de minuscules éclairs dont la couleur variait du bleu glacier au bleu marine, presque noir. Les yeux de la personne étaient plus nets, deux repères couleur océan dans ce flou omniprésent.

L'inconnu leva les mains et la tornade qui sévissait dans son esprit ralentit soudainement, comme une toupie qui percute un mur.

Les éléments qui la constituaient devinrent plus clairs, plus faciles à distinguer. Ici, un de ses premiers souvenirs de Hailey, lorsqu'elle était arrivée à Hansaï en donnant des coups de pieds et de poings aux deux gardes qui la retenaient avec peine. Là, une pensée perdue dans un monde qui n'était plus le sien. "J'espère que Mme Johnson a oublié le contrôle de demain." Maeve afficha un léger sourire en se rappelant son ancienne enseignante, une femme aux traits durs et aux méthodes sévères.

Le gigantesque amas de sons, mots et images s'immobilisa enfin et la silhouette s'approcha de la tornade inactive.

Elle posa sa main sur un souvenir et des éclairs s'éparpillèrent de tous les côtés, finissant par couvrir l'intégralité de cette tempête chaotique. Le tout explosa en une myriade d'éclats colorés disséminés dans l'esprit de Maeve. Les morceaux retrouvèrent peu à peu leur place, ses souvenirs reprirent une chronologie qui n'impliquait plus une quelconque crainte à avoir à propos de Luck, pour le moment. Ses pensées d'autrefois s'évanouirent dans l'infinité qui s'ouvrait devant elles et elle reprit consciente d'où elle était, avec qui, pourquoi.

Mme Embershadow la couvrait d'un regard légèrement inquiet et Maeve lui sourit afin de la convaincre qu'elle allait bien.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? Tu ne répondais plus, demanda la directrice dans un murmure

— Je ne sais pas, admis l'adolescente.C'est juste que... ça fait mal.

— De quoi parles-tu ?

La jeune fille secoua la tête et soupira :

— Ça n'a pas d'importance.

— Peut être que si. Peut être qu'il faudrait que tu acceptes que tu ne vas pas bien. Peut être aussi que, si tu essayais, tu comprendrais pourquoi, et peut être même que tu trouverais la solution. Et si ce n'est pas le cas, alors tu pourrais laisser le temps faire les choses et colmater les fissures. Ce que je veux te dire, c'est que tu je peux pas changer ce que tu es. Une jeune fille intelligente, réservée, quelque peu timide. Bornée, aussi. Brisée, trahie encore et encore, ajouta-t-elle en baissant la voix. Mais pas irréparable.

— Je suis... cassée ?

La directrice rit doucement et prit les mains de Maeve entre les siennes.

— C'est une manière un peu brutale de voir les choses. Tu as vécu beaucoup de choses, qui t'ont marquée. Des choses que tu n'aurais pas dû vivre, voir et ressentir. Le temps n'est pas figé. Il avance, toujours, sans même penser à s'arrêter. Il n'attend personne. Si tu ne laisses personne t'aider, alors tu ne pourras pas suivre le temps. Il sera trop rapide. Tout le monde à besoin d'aide, à un moment où à un autre. Et je suis là pour aider tous ceux qui en ont besoin.

"Tout le monde a besoin d'amis."

C'était ce que lui avait dit Hailey, alors qu'elle oscillait dans un brouillard infini. Elle n'avait pas su la croire, à ce moment. Elle n'avait pas voulu se résoudre à demander de l'aide. Des amis.

Un troisième, un quatrième, un cinquième puis un sixième fil lumineux se faufilèrent en elle pour tisser un lien solide autour de son cœur, qui semblait battre plus fort, plus régulièrement.

De l'aide. Des amis.  Du soutient. Mme Embershadow.

Chacune de ces pensées était agrémentée d'un nouveau fil, plus résistants les uns que les autres.

Hailey.

A ce nom, elle sentit des dizaines, des centaines de liens se créer pour former une enveloppe de lumière qui battait au rythme de son cœur. Comme une couverture de tendresse et de chaleur.

Maeve ferma les yeux pour s'imprégner du sentiment qui s'emparait d'elle en réalisant les deux choses les plus improbables de sa vie : les larmes qu'elle versait ne concernaient aucunement la tristesse, la peur ou la douleur, mais bien cette incompréhensible chaleur qui la gagnait.

Et elle souriait à l'idée que son coeur battait encore, à l'idée qu'il battrait le lendemain et le surlendemain, plus vite et plus fort que jamais.

"Tu dois choisir entre le passé et l'avenir."

Le choix que lui avait imposé Helena, qui lui avait parut si difficile à faire, se résolut avant même qu'elle n'y pense et elle y répondit dans un souffle. Un mot, a peine murmuré, mais qui pouvait avoir de si nombreuses conséquences sur sa vie et si elle-même.

— L'avenir.

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