« Parce que j'ai tué mes parents. »

Étonnamment, ce n'était pas cette partie de la conversation qui avait le plus interpellé Hailey.

« Je n'ai pas envie que tu me déteste. »

Ça, en revanche...

Si elle en avait l'occasion, elle assassinerait sans doute ses parents à elle. Ils le méritaient largement et elle avait déjà en tête la dernière phrase qu'elle leur adresserait. Non, le fait de tuer ses parents ne touchait plus Hailey depuis longtemps.

— Tu sais, déclara-t-elle après un silence, il en faut beaucoup plus que ça pour que je déteste quelqu'un. Toi en particulier.

Maeve releva la tête, une incompréhension presque enfantine sur le visage et les yeux remplis de larmes. Cela l'affectait peut-être. Oui, peut-être qu'elle s'en voulait encore. C'était compréhensible.

— Moi ? Pourquoi ? souffla l'adolescente

— Alors ça, j'en ai aucune idée ! Je sais juste que je ne te déteste pas pour ça. Et que moi non plus, je veux pas te détester. Je suis... contente que tu me l'aie dit, répondit Hailey en choisissant ses mots. À mon tour de te poser une question : pourquoi tu pleures ?

La jeune fille resta silencieuse et ne parut pas chercher à répondre.

— Je ne sais pas, lâcha-t-elle enfin

— Comment ça, tu... ? Oh... d'accord, eh bien, ça va être ta première leçon. Tu éprouves forcément quelque chose, et maintenant... on va essayer de comprendre ce que c'est, tu veux bien ?

Maeve hocha la tête en essuya ses larmes avant de se tourner vers Hailey, on ne peut plus sérieuse. Celle-ci, pensive, cherchait des mots qui n'existaient pas. Comment décrire des sentiments ?

— On va essayer quelque chose, dit-elle sans savoir quoi exactement. Oui, si, je sais. Les émotions ne sont pas... pas vraiment réelles. Enfin, si, mais elles ne sont pas... tu ne peux ni les voir ni les toucher, tu comprends ? Alors, justement, on va faire comme si elle existaient réellement. Dans toi. Qu'est-ce que tu ressens, physiquement parlant ?

Claire s'approcha d'elles à grands pas et se laisse tomber à côté de Hailey tandis que Maeve recommençait à se tordre les doigts.

— C'est... comme...

— Comme quoi ? l'encouragea Hailey

L'adolescente fronça les sourcils et forma un mot avant d'opter pour un autre et de secouer la tête. Elle arracha des brins d'herbe en essayant de faire passer son agitation dans les végétaux.

— Comme quand tu frappes du verre ! lança-t-elle soudain

— Je sais pas de quoi vous parlez, mais ça a l'air très intéressant, déclara Claire avant de se relever et de s'éloigner à nouveau

— D'accord... tu peux préciser ? demanda Hailey en se mordillant la lèvre inférieure sans prendre en compte l'intervention de Claire

Frapper du verre... intéressant.

— Quand... quand tu frappes du verre, il se fissure mais... mais si tu recommence, ça finit par se briser. C'est ça. Oui, c'est ça, expliqua Maeve en souriant

Elle hocha la tête pour elle-même et se redressa d'un coup, les yeux mi-clos pour ne pas être éblouie par le soleil qui pointait à l'horizon, un léger sourire flottant encore sur ses lèvres.

Hailey nota son air posé et sourit à son tour. Leur situation avait beau être critique, leurs ressources inexistantes et leurs informations réduites au minimum, elle ne pouvait s'empêcher de s'accorder cette petite victoire. Nouvel objectif : faire rire Maeve.

— C'est beau, tu ne trouves pas ? murmura l'adolescente

Elle avait raison : les ombres de la nuit s'éparpillaient en lambeaux sombres, laissant place à une lumière dorée qui rendait plus vif le vert des feuilles et parsemait des paillettes d'or sur les troncs des arbres qui s'éveillaient doucement, bruissant dans le vent qui serpentait entre les chênes et les peupliers. Maeve paraissait calme – joyeuse aurait été exagéré – aussi Hailey se risqua-t-elle à se rapprocher imperceptiblement en tentant de prévoir la réaction de la jeune fille. Il y avait deux possibilités, dans l'ensemble : soit elle ne s'en formalisait pas et gardait un air serein... soit elle le prenait mal et se refermait sur-elle même.

Comme quand tu frappes du verre.

Hailey se figea soudain, sa main à quelques centimètres du bras de Maeve. Frapper du verre. Se considérait-elle comme... détruite ? Du verre... qu'est-ce que ça représentait ? Son cœur ? Son esprit ?

L'adolescente secoua la tête en signe de dénégation. Pour une fois que Maeve était tranquille, elle n'allait pas la rendre fébrile à nouveau. Pas alors qu'une telle occasion se présentait.

Elle était sur le point d'effleurer son bras quand la jeune fille se laissa tomber en arrière dans l'herbe, les yeux fermés, laissant la brise envelopper ses membres encore frigorifiés. Hailey l'observa quelques instants, cherchant à comprendre son comportement. Elle avait changé, depuis Hansaï. En fait... elle changeait tout le temps. Ou pas. Peut-être que...

L'adolescente s'allongea à son tour et se concentra sur une goutte d'eau qui glissait le long d'un brin d'herbe. Quand la goutte toucha finalement le sol et disparut dans la terre, Hailey releva la tête.

Maeve s'était endormie, comme elle l'avait pressentit. Elle avait l'air épuisée, ce qui était légitime. Et qui expliquait en partie ses sautes d'humeur. Mais il y avait autre chose, aussi, quelque chose qu'elle ne parvenait pas à identifier... pourquoi Maeve changeait-elle de tempérament si fréquemment ?

— Ça me paraît plutôt évident, si tu veux savoir, dit Claire en la rejoignant

— De quoi tu parles ?

— Des questions que tu te pose. La réponse me paraît évidente. C'est sans doute parce que tu n'as pas une vue d'ensemble et que tu cherches toujours les petits détails avant de comprendre le tout.

— OK... donc... déjà, tu lis dans mes pensées. C'est parfaitement normal. Et... en quelques heures, tu as décrypté tout le comportement de Maeve, répondu à toutes les questions que je pourrais me poser à son sujet et... non, c'est impossible. Tu ne peux pas la connaître si bien.

Claire pencha la tête et dévisagea Hailey avec une expression étrange sur le visage.

— Et pourquoi pas ?

— Parce que tu peux pas connaître quelqu'un en juste deux heures !

— Ben si.

— D'accord. Admettons. Mais tu ne peux pas comprendre la manière de vivre d'une personne en si peu de temps. La connaître en partie, peut-être. Mais je cherche sa manière de vivre, justement, et ça, tu ne peux pas l'avoir comprise. Je... je dois encore essayer de savoir pourquoi elle se cache derrière de fausses personnalités, et... 

— Et si tu te contentais d'attendre, plutôt ?

Hailey mit une bonne dizaine de secondes à saisir ce que Claire entendait par là et soupira.

— Tu crois vraiment que ce serait une bonne idée ? Je ne peux pas juste attendre, Claire ! Il faut que je réussis à la comprendre. Parce que je sais qu'elle me cache quelque chose, et je voudrais savoir quoi, je veux dire... si elle me faisait assez confiance pour m'en parler, ça l'aiderait sans doute à s'en débarrasser, tu ne crois pas ? Je ne sais pas... qu'est-ce que tu en penses ?

La jeune fille posa une main sur l'épaule de Hailey et lui adressa un regard entendu.

— Regarde, murmura-t-elle en désignant Maeve. Pour l'instant, elle dort. Alors ce n'est pas la peine d'élaborer des centaines de stratégies... tu n'as pas remarqué ? Depuis qu'on a quitté Laena, elle est beaucoup plus calme. Même quand elle n'est pas consciente. Il est facile d'en déduire quelque chose, non ? Sans doute... le même truc dont elle ne veut pas te parler ? Écoute, Hailey, je sais que tu ne penses absolument pas à mal, mais garde à l'esprit qu'elle est... un peu... pas très sociale, on va dire. Donc... est-ce que lui poser les mêmes questions tout le temps et l'observer, ce ne serait pas contre-productif ? Je dis ça, je dis rien...

Elle se releva et s'adossa à un arbre pour essayer de grimper dessus, laissant Hailey seule avec ses pensées. Oui, Claire avait raison sur toute la ligne. Elle s'était laissée emporter par la perspective de découvrir le secret de Maeve, puis par celle de l'aider à tout prix, et elle en avait oublié le plus important, sa raison de vivre même. Sa manière de vivre. Elle trouverait celle de Maeve... en respectant la sienne.

Au travail.

Claire a beau ne pas être très sérieuse et un peu trop crédule, elle est douée d'une empathie peu commune... sans doute son pouvoir. Je lui demanderais après. Donc... un point à la fois... 

Un : Maeve est plus calme depuis qu'on a traversé le portail, même si elle était inconsciente.

Deux : Il s'est probablement passé un évènement quelque par là-bas qui l'a marquée.

Trois : Il faut revoir la stratégie pour qu'elle me fasse confiance.

D'accord. Ça me paraît pas mal.

C'est parti... premier point. C'est vrai. Elle s'est détendue et elle a l'air moins... moins quoi ? Moins inquiète. Donc... son secret serait si important qu'il atteint son inconscient ? OK... c'est de mauvaise augure... de ce que je sais, si les pensées atteignent l'inconscient alors c'est qu'il y a un besoin vital de se défendre... ce qui nous amène au deuxième point : un traumatisme. Alors quoi ? La peur ? La douleur ? Ou... les deux ? Je ne comprend pas... mais ça expliquerais beaucoup de choses ! Oui, ça expliquerait... pourquoi elle se cache tout le temps... je suis certaine que si elle le pouvait, elle garderait sa capuche toute la journée. Et la nuit. Oh. Je n'avais même pas remarqué qu'ils lui avaient enlevé son sweat. Sans doute pour qu'elle succombe plus vite dans le froid. Kent, tu vas mourir bientôt... dès que j'aurais trouvé le moyen de revenir à Laena, tes jours seront comptés.

Bref... oui. Oui, ça expliquerait pas mal de trucs, et surtout pourquoi elle est si calme maintenant. Tant mieux, à vrai dire. Ça me laisse plus de chances de l'approcher. La stratégie... Claire a raison. Je ne peux pas forcer Maeve a me parler ou a devenir mon amie, non... il faut que je la laisse venir à son rythme. Ça se trouve, je suis sa première amie ! Ce serait génial... non, en fait non, parce que ça voudrait dire qu'elle n'a pas eu d'amis en quinze ans d'existence. Ouais, non, finalement, j'espère pas. Mais un peu quand même. Est-ce que ça fait de moi quelqu'un de méchant ? Sans doute. Tant pis.

Alors... plan d'attaque ! Non, pas d'offensive. Doucement. Comment mettre Maeve en confiance... ? Hum... le plus gros soucis, c'est que, justement, je ne la connais pas assez pour savoir. Mais alors... Claire !

Hailey se releva d'un bond et se dirigea vers Claire à grands pas. Celle-ci lui sourit avec l'air d'une enfant qui obtient ce qu'elle veut.

— Tu es décidée à me laisser t'aider ? lui lança-t-elle

— Peut-être bien. Si jamais tu devais devenir amie avec Maeve, comment tu t'y prendrais ?

— Ha ! Je savais que tu aurais besoin de moi à un moment ou à un autre... bref. Je peux t'aider... mais tu me devras quelque chose !

Hailey recula d'un pas, méfiante.

— Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-elle d'une voix froide

Elle fut surprise de constater qu'elle imitait à la perfection le ton qu'avait pris Maeve plus tôt. L'avait-elle fait exprès à ce moment-là ? Ou l'avait-elle compris seulement après, comme elle ?

Bonne question.

— Je ne veux rien pour l'instant. Mais tu me devras un service à l'avenir. D'accord ?

— D'accord... accepta finalement l'adolescente. Alors... comment on fait ?