Chapitre 10 - Claire
Traverser le Passage était décidément une très étrange expérience. Après avoir vu le monde partir en une tempête de neige tiède, on se trouvait en suspension dans le vide, sans rien autour de soi. Rien, rien. Juste une immense étendue sombre qui avalait tous les sons. Il ne restait que le silence, la noirceur et une sensation bizarre, comme des éclairs qui parcourraient tout le corps sans discontinuer. Ce n'était pas douloureux, mais passablement désagréable. Enfin, on tombait. Quant à savoir si c'était réel ou un effet de son imagination... toujours était-il qu'on avait l'impression de tomber jusqu'à heurter une surface dure et inégale.
Claire avait perdu connaissance à ce moment-là.
— Claire.
Les sons revenaient lentement, brouillés, anormaux.
— Claire !
Au vu de la chute qu'elle avait fait – possiblement irréelle, au passage – elle aurait dû avoir mal à la tête. Parce qu'on se faisant toujours mal à la tête quand on tombait. Pour une raison ou une autre, ce n'était pas le cas. Elle était juste fatiguée.
— CLAIRE !
Elle se redressa soudainement, ouvrant les yeux d'un coup avant de plaquer les mains sur ses paupières. La lumière, partout, trop de lumière ! Il n'y en avait rarement autant à Okuno...
— Bon, tu es enfin réveillée ! C'est pas trop tôt...
Hailey assise en tailleur, adossée à un arbre, et lui adressait un sourire franc, différent de ceux qu'elles avaient échangé plus tôt. Elle paraissait calme, beaucoup plus sereine que lorsqu'elle attendait sa sentence devant le Passage... probablement parce qu'elle n'attendait plus sa sentence devant le Passage.
Elle avait l'air presque... rêveuse.
Elle avait entouré les épaules de Maeve de son bras, et sa tête reposait sur ses genoux. L'adolescente était visiblement plus en forme qu'auparavant, même si elle n'avait pas encore ouvert les yeux. Elle respirait tranquillement, recroquevillée contre Hailey, que ça ne semblait pas déranger le moins du monde, au contraire.
— Depuis combien de temps tu la connais ? demanda doucement Claire
Elle n'avait pas besoin de préciser de qui elle parlait, au vu de la situation. Hailey réfléchit quelques instants en enroulant et déroulant une de ses mèches sombres autour de son index.
— Disons que je savais qu'elle existait depuis... deux ans. Mais je ne lui ai parlé que... hier.
— Hier ?!
— Oui.
— Et pourquoi tu ne voulais pas la laisser mourir ? Si tu l'avais fait, Kent t'aurais sans doute eu en meilleure estime...
— Heu... primo, je me fiche pas mal de ce que les gens du type de Kent pensent de moi. Deuzio, il était hors de question que Maeve meure.
— Pourquoi ?
Hailey resta silencieuse quelques instants, cherchant la réponse. Pourquoi ? Parce que... c'était Maeve.
— Ben...
Elle reporta son attention sur la jeune fille toujours endormie sur ses genoux et tenta de comprendre pourquoi. Il n'y avait aucune raison pour elle de tenir à Maeve. Elle était froide et distante envers elle, pourquoi devait-elle en faire autrement ?
Maeve se retourna dans son sommeil, murmura quelque chose et se tourna à nouveau. Qu'avait-elle dit ? Ça ressemblait à « Je sais » ou « J'étais ». Ce qui n'avait pas vraiment de sens, sans le contexte.
— Je ne veux pas qu'elle meure parce que je veux savoir ce qui l'a fait devenir si froide parce que je suis certaine qu'elle n'est pas comme ça de base, je veux la connaître suffisamment pour savoir quand elle ment et quand elle a besoin d'aide, découvrir pourquoi elle se cache tout le temps et pourquoi elle a tellement de secrets au point qu'elle est terrifiée à l'idée que quelqu'un les apprenne et je... je ne veux plus qu'elle aie peur de moi.
— Peur ? Tu crois que j'ai peur... de toi ?
Hailey releva la tête d'un coup et fixa Claire droit dans les yeux, mais celle-ci fronça les sourcils.
— Je... c'est pas moi, hein.
Son interlocutrice sembla soudain se rappeler de quelque chose puis baissa les yeux et afficha un grand sourire. Maeve prit une inspiration tremblante et se redressa tant bien que mal. Soudain, Hailey la plaqua au sol en retenant ses mains derrière son dos.
— Qu'est-ce que tu fais ? Hailey ! Lâche-moi !
— Désolée... désolée, tu dois me faire confiance, juste un peu.
— Mais t'es complètement timbrée ! Comment tu veux que je te fasse confiance? Lâche-moi !
L'adolescente secoua la tête tristement avant de forcer Maeve à se redresser en lui couvrant les yeux.
— Arrête, Hailey... laisse-moi.
— Attends juste une minute, d'accord ? S'il-te-plaît...
— LÂCHE-MOI !!!
Elle se débattit mais Hailey avait un avantage considérable, même si elle prenait garde à ne pas blesser Maeve. Qui, au passage, n'avait apparemment pas ce problème puisqu'elle lacérait les bras de Hailey jusqu'au sang.
— Maeve... calme-toi. Je vais te lâcher, mais il faut que tu te calmes.
— Lâche-moi maintenant !
— Désolée...
Claire observait la scène en silence, tentant en vain de comprendre se qui se déroulait sous ses yeux. Elle était à peu près sûre que Maeve pleurait et que Hailey l'avait remarqué car elle ne répondait jamais aux griffures de... son amie ? Sans doute pas, au vu de ce qu'il se passait, mais bref...
Hailey releva soudain la tête et lui fit signe de s'éloigner. Claire fronça les sourcils, incertaine, et son interlocutrice s'assura que Maeve n'entendrait rien avant de l'éclairer :
— Je ne sais pas comment elle va réagir quand elle te verra. Elle a déjà eu du mal avec moi, alors...
— OK.
Claire observa rapidement leur environnement – une forêt dont elles ne voyaient pas le bout – et se faufila entre les arbres aux troncs épais jusqu'à ce que les deux autres jeunes filles ne puissent plus la voir. Elle trouva un chêne aux branches assez basses pour qu'elle monte dessus et grimpa le plus haut qu'elle le pouvait pour retrouver les adolescentes.
Hailey avait finalement lâché Maeve qui lui tournait le dos, un peu tremblante. Elle essuya ses larmes rapidement, visiblement troublée.
— Tu peux m'expliquer ? demanda-t-elle d'une voix terriblement froide sans se retourner
Hailey parut surprise du ton qu'employait Maeve mais elle ne répondit pas, préférant faire face à la jeune fille, qui évita son regard.
— C'est parce que... je dois te présenter quelqu'un, mais...
Elle marqua une pause, cherchant ses mots.
— Mais quoi ?
— Mais tu es un peu... susceptible ?
— Vraiment ? C'est ce que tu penses ?
— Ben... oui...
— Très bien. Susceptible.
— Mais... le prend pas mal, hein !
— Pourquoi devrais-je mal le prendre ? C'est factuel, n'est-ce pas ?
Hailey hocha la tête, désarçonnée. Pourquoi Maeve se montrait-elle si froide et distante, tout à coup ? Même lorsqu'elle ne lui adressait pas la parole, elle était moins glaciale. Elle s'apprêtait à poser la question lorsque son interlocutrice passa devant elle pour s'enfoncer dans la forêt dense.
— Tu vas où ?
— Retrouver la personne que tu dois me présenter.
Elle continua sa route en ignorant Hailey, qui la suivait de plus ou moins près, hésitant à parler. Les deux adolescentes parvinrent au grand chêne en haut duquel était perchée Claire et Maeve leva les yeux jusqu'à croiser ceux de la jeune fille.
— Si tu ne voulais pas te faire remarquer, tu n'aurais pas du monter si haut.
— Et pourquoi ça ? interrogea Claire en descendant prudemment de sa branche
— Parce que, d'une, tu étais visible et de deux, il y a du vent.
— Donc ?
— Le vent amène les sons.
Les sons ? Maeve l'avait entendue ?
Quelle étrange fille. Bien sûr, elle avait déjà remarqué son apparence atypique auparavant... c'est-à-dire qu'il était assez difficile de ne pas le remarquer.
Elle avait de long cheveux blonds très clair, pour ne pas dire blancs, qui ondulaient jusqu'en bas de son dos. Elle avait tendance à laisser une mèche couvrir son œil gauche, ce qui lui donnait un air étrangement effacé. Sa peau était claire... trop, même. Elle avait l'air presque malade, cadavérique, et les tâches de rousseur qui parsemaient son nez et ses joues n'étaient pas suffisantes pour la rendre moins pâle. Et ses yeux...
Tiens, elle n'avait pas encore pu observer ses yeux. Claire se rapprocha d'elle à grands pas et la prit par les épaules pour la fixer.
Violets, ils étaient violets. La seule touche de couleur sur elle, puisqu'elle portait encore l'ensemble pantalon-chemise blancs de Hansaï.
Donc oui, Maeve était étrange physiquement, et son plan mental reflétait son apparence de glace : absente, lointaine, inaccessible. Et un peu trop maligne à son goût. Pourquoi... non, comment avait-elle pu l'entendre à une telle distance ? La voir n'était pas impossible, même s'il aurait fallu qu'elle sache d'avance où elle se trouvait, mais l'entendre...
— Qu'est-ce que tu fais ? demanda Maeve dans un murmure. C'est un peu étrange.
Claire s'aperçut qu'elle la tenait toujours et la poussa en voulant s'éloigner elle-même. Réflexe ou acte inconscient, elle n'en savait rien... restait qu'elle avait réussit à faire tomber l'adolescente sans fournir d'efforts particuliers.
— Tu crois que je pourrais faire la même chose quand tu iras mieux ? interrogea Claire en regardant ses mains
Peut-être était-ce son pouvoir ? La force ?
...
Ouais nan.
— La même chose, c'est-à-dire ? fit Maeve avec une pointe d'impatiente
— Ben, te faire tomber aussi facilement.
— Tu viens de le faire.
— D'accord, mais tu crois que ce sera aussi facile quand tu iras mieux ? C'était ça, ma question.
— Je vais très bien.
— C'est faux, intervint Hailey. Tu trembles encore, tu es plus pâle que la mort et ton pouls est irrégulier.
— Comment tu peux savoir ça ?
— Tout à l'heure, je le sentais. Et il était faible.
Maeve haussa les épaules et tourna les talons, creusant l'espace entre elle et les deux autres jeunes filles.
— Et cette fois, tu vas où ? soupira Hailey
Elle était visiblement fatiguée et... sans doute un peu blessée par l'attitude de Maeve.
— Je ne sais pas. Loin. Quelque part. Je veux juste être seule.
— Qu'est-ce que tu racontes ?! On ne doit pas trop s'éloigner, on ne sait pas ce qu'il y a après la forêt... ou même si elle a une fin !
— Laisse-moi tranquille.
— Maeve, non, tu peux pas partir comme ça, on doit rester ensemble, tenta-t-elle de la convaincre en agrippant son bras
L'adolescente vrilla son regard, un lueur démente dans les iris.
— Tu ferais mieux de me lâcher, souffla-t-elle
— Sinon quoi ? répliqua Hailey
— Sinon je vais être obligée de te frapper. Et j'ai d'autres choses à faire.
— Tu vas rester ici.
— Non.
— Si.
— Non.
— Si !
— Non.
— SI !
— Non.
Maeve dégagea son bras du geste sec et s'éloigna. Dans un film, Claire et Hailey l'auraient regardée partir, un peu tristes... sauf qu'elles n'étaient pas dans un film, aussi Hailey sauta-t-elle sur l'adolescente – littéralement. Elle retint ses poignets dans son dos et la garda au sol malgré les coups de pied qu'elle recevait aux tibias.
— OK... tu vas m'écouter... arrête de bouger !
— Laisse. Moi. Partir !
— Pas tant que tu ne m'auras pas écoutée !
La jeune fille cessa subitement de se débattre et Hailey put enfin souffler, profitant des quelques secondes de répit que lui accordait Maeve.
— Tu veux dire que si je te laisse parler... ensuite je pourrais m'en aller tranquille ?
— Si tu n'as pas changé d'avis d'ici là, oui, soupira Hailey
— Ça n'arrivera pas, mais fais ce que tu veux.
L'adolescente sourit étrangement puis laissa Maeve se relever. Elle fit passer quelques instants en silence avant de dire la seule chose qui pouvait faire rester sa future amie – ou peut-être pas, vu comment les choses avançaient :
— Je suis désolée.
— À quel suj... ? commença Maeve
Hailey ne lui donna pas le temps de finir sa phrase avant de la frapper au cou. La jeune fille s'effondra au sol, inconsciente.
— Qu'est-ce que quoi ? bégaya Claire en tentant de comprendre pourquoi une fille de quinze ans connaissait ce genre de techniques. Où est-ce que tu as appris ça ?
— À Hansaï. Comme quoi ça sert, de temps en temps.
— Pourquoi le gouvernement vous apprendrait-il à vous battre ?
— Hein ? Oh, non, ce ne sont pas les gardes qui nous apprennent ça... c'est juste que dans notre district, il y avait un gars qui s'était fait arrêté à la place de quelqu'un d'autre... comme les trois quarts des gens du bâtiment sept... mais bref. Il avait fait des études de médecine, un truc super long comme dix ou douze ans, et il nous a redis tout ce qu'il avait appris. Comme, par exemple, que si on frappe quelqu'un au cou suffisamment fort, ça lui fait perdre connaissance.
Claire resta interdite durant cinq longues secondes avant de hausser les épaules.
— Utile.
— Parfois. Bon... il faut qu'on retourne là où on était. Il y avait davantage de visibilité, et il fait encore nuit. Demain, on ira explorer un peu plus loin, pour voir si il y a une fin à cette forêt. Sinon... ben, on finira bien par tomber sur des gens !
— On va se faire plein d'amis !!! Mais, heu... comment on va faire avec Maeve ? Elle voudra encore moins venir avec nous puisque tu l'as frappée...
— T'inquiète pas pour ça, je m'en occupe.
Elle jeta Maeve sur son épaule et se dirigea vers leur lieu d'arrivée, suivie de près par Claire, qui observait les alentours, un grand sourire aux lèvres. Hailey déposa l'adolescente contre un arbre et attendit quelques secondes, perplexe. Venait-elle vraiment de l'assommer ? Et de réussir ?
Donc... oui, c'était possible... peut-être qu'à Hansaï, elle faisait partie des dernières, mais ici, dans un monde dénué de magie... pouvait-elle être quelqu'un d'autre ? Et si elle arrivait à avoir la vie qu'elle avait toujours voulu ? Sans ses parents, sans les conflits, sans les injustices d'un pays dirigé par des gens partiaux qui ne se préoccupaient que de préserver leur « paix » qui reposait sur la peur et les mensonges ?
Sans doute. Et elle entraînerait Claire et Maeve avec elle, avec ou sans leur consentement.
Il n'y avait qu'un seul détail qui l'empêchait d'obtenir cette vie...
La possession.
La Transe.
Les démons.
Oui, les démons...
Elle les exterminerait.
Tous, jusqu'au dernier.
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