CHAPITRE 54


CASSANDRE


Je secoue farouchement la tête.

— Tu connais ma règle, Carmen.

— Tu l'as bien outrepassé l'autre fois.

— Justement ! Raison de plus pour ne pas réitérer l'expérience. En plus...

Je me mords la lèvre. Si je n'avais pas été en position de faiblesse, j'aurais sûrement tenu ma langue et conservé mes peurs pour moi.

Sauf que je craque.

— ... je n'arrête pas de le faire, Carmen. Depuis des semaines, je tire toujours les trois mêmes cartes, dans le même ordre.

— Le diable, le jugement dernier et le pendu, récite ma meilleure amie.

— Tu vois ! Même toi tu les as retenu...

— Ça ne prouve rien, j'ai juste une bonne mémoire. Devant moi, tu ne les as tiré qu'une seule fois. Réessaie ! Tu verras, je suis sûre que ce n'est qu'une coïncidence. Tu te fais du sang d'encre pour rien. Et puis, la divination ce n'est pas une science exacte. C'est surtout marrant !

Carmen m'a toujours cru quand je lui ai affirmé avoir un talent pour voir l'avenir. Mais à sa manière. Tant qu'elle trouve ça divertissant, elle me suit comme si je partais dans un délire sans soupçonner un seul instant que je puisse dire la vérité. Depuis ma naissance, il n'y a pas une seule de mes prédictions qui ne s'est pas réalisée.

Pas une.

Les gens ne me croient jamais, telle est ma malédiction. Pourtant, j'ai toujours raison.

Carmen ne lâchant pas le morceau, je finis par céder. De toute façon, je n'ai plus l'énergie de me battre contre qui que ce soit. Les questions qui tournent dans ma tête m'ont lessivée, les récents événements aussi. Et cette fébrilité qui ne me quitte pas dès que je songe à Axel...

Pourquoi nos corps se répondent-ils de cette manière en dépit de notre mésentente ?

— T'as vu, j'ai pris le paquet de manière uniforme sans le couper ni rien faire tomber, affirme Carmen fière d'elle.

J'ai mes petites maniaqueries avec le tarot. Ça aussi, je le tiens de ma grand-mère. J'ai tout appris grâce à ses enseignements et en l'imitant, il est donc logique que je sois devenu une version bis d'elle. Plus fade et moins talentueuse, évidemment. Mais ça me réchauffe le cœur de me dire que je lui ressemble, rien qu'un peu.

— Elle me manque, murmuré-je.

— Ta grand-mère ?

J'opine du chef.

— Elle serait tellement heureuse de savoir que tu pratiques son art régulièrement.

Je ne peux pas contredire ma meilleure amie sur ça. J'ai longtemps essayé de fuir ce don qui m'a couru après sans relâche. Ça faisait de la peine à grand-mère de me voir rejeter mon héritage mais la peur était plus forte. Je n'ai jamais réussi à verbaliser à quel point la véracité de mes prédictions me terrifie. Il en a toujours été ainsi.

— Et si...

Ma voix vacille.

— Et si je tirais encore les mêmes cartes, Carmen ?

La petite voix dans ma tête éclate de rire.

Bien sûr que tu vas tirer les mêmes cartes, ma belle. Il en est ainsi. Tu ne pourras jamais échapper à ton destin.

— Ce n'était que des coïncidences, Cass' ! Allez ! Fais-moi le meilleur tirage du monde. Je veux du pognon, de la prospérité et du cul à n'en plus finir.

— C'est pour moi qu'on tire les cartes. Tu te rappelles ?

— Mon bonheur est ton bonheur. Bon toi, l'argent, tu connais. Mais un peu plus de cul, ça ne te ferait pas de mal. T'es sûre que tu ne veux pas me donner plus de détail ? Elle était grosse ? Je suis sûre qu'il en a une grosse.

Je lève les yeux au ciel en contenant mon hilarité puis m'installe sur le tapis avec ma meilleure amie. Je coupe le paquet trois fois. Puis je tire. À mesure que je révèle les images, Carmen les prononce à voix haute.

— Le Diable.

Frisson.

— Le Jugement Dernier.

Mon souffle se coupe.

— Le Pendu.

Autour de moi le temps s'arrête. Carmen bouge au ralenti. Les bruits sont étouffés. Le sang me bat aux tempes. J'ai l'impression d'être à genoux sur ce tapis depuis la nuit des temps.

C'est la voix de Carmen qui me ramène au présent.

— T'es sûre que tu me fais pas une mauvaise blague, Cass' ? Parce que ça me fait moyennement rire.

Je relève la tête vers elle. J'ai beau garder le silence, elle comprend en moins d'une seconde que je ne plaisante pas.

— OK ! Est-ce que... je peux tirer moi-même ?

En temps normal, j'aurais sûrement répondu non. Mais là, je suis tétanisée par ces trois cartes qui verrouillent mon destin. Si elles persistent à sortir, c'est que je suis prisonnière de cet arc narratif de mon existence sans possibilité de m'en extirper.

Carmen mélange les cartes dans un geste emprunt de fureur. Elle sait qu'il ne faut jamais faire ça. Sa nature cartésienne l'a emportée : elle a besoin de se rassurer.

C'est pourtant tout le contraire qui se produit. Car lorsqu'elle tire les trois premières cartes du paquet, le résultat est sans appel.

Le Diable.

Le Jugement Dernier.

Le Pendu.


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