CHAPITRE 50


CASSANDRE


Ce mec est une énigme que je ne parviens pas à décoder. Il est tellement imprévisible que quand je pense qu'il se dirige vers rouge, en fait c'est bleu. Et pourtant, quand je pense à lui, sa façon de se tenir, d'être, de s'habiller et son tempérament, ce n'est ni le rouge, ni le bleu qui me viennent à l'esprit.

C'est le noir. Rien que le noir. Dans toutes ses nuances, dans toute sa splendeur. Un brin de violence pour une seule couleur.

Sans se tenir au garde-fou, Axel tente d'avancer sans grand succès. Il lâche un tas de sons inintelligibles tout en essayant de changer de posture.

— Pourquoi ça avait l'air si simple à la télé ? grommelle-t-il.

Je m'approche de lui et explique :

— C'est juste que tu n'as pas l'habitude d'être sur la glace. Tout change : sens de l'équilibre, manière de se déplacer, gestion du poids du corps. Tu es trop raide : détends-toi !

— J'aimerais t'y voir ! Je fais ce que je peux.

— Tu m'y vois, lui rappelé-je. La patinoire pour moi, c'est comme l'océan pour un poisson. Mais si tu ne veux pas de mes conseils, j...

— Je n'ai pas dit ça, me coupe-t-il.

Il observe les gens autour de lui comme si subitement leur avis avait une valeur à ses yeux et poursuit :

— Je suis nul. J'aime pas ça.

Sa candeur me laisse coite. Je ne perçois pas son discours comme une manifestation de son ego mais plutôt comme la déception d'un enfant qui voulait rendre fier sa maman. Rien d'étonnant s'il associe ce lieu et cette activité à ce film qu'il partageait avec la femme qui l'a mise en monde.

Mon cœur se serre. Je me demande à quoi ressemble une vie avec une mère. J'ai tué la mienne alors je n'aurais jamais le privilège de le savoir. Enfin, c'est ce qu'affirme mon père, les jours où son humeur est au plus sombre. Je me suis contentée de naître, je n'ai rien fait de mal. Et pourtant...

— Personne ne peut être doué dans un domaine quand il commence, nuancé-je. C'est normal d'être nul au début. Il faut l'accepter.

— Facile à dire pour toi : tu excelles dans tout ce que tu entreprends.

Étonnée du compliment qui se cache derrière son amertume, je lui réponds :

— Toi aussi, je te rappelle. Et puis, je suis nulle en sociologie des entreprises. Notre dossier l'a suffisamment prouvé.

Axel ne m'écoute plus. Il a enfin réussi à s'élancer sur la glace sans gesticuler des bras comme un oisillon qui prend son envol. Il accumule de la vitesse et au coin de sa bouche, un sourire se dessine. Sans bien savoir pourquoi, mes propres lèvres s'en font le miroir.

C'est alors que le drame se déroule sous mes yeux. Comme si j'étais capable de l'anticiper avec plusieurs secondes d'avance, je perçois sa chute et une blessure qui pourrait lui coûter cher. Alors je plie les genoux, force sur mes quadriceps et file le rejoindre. De justesse, j'enroule mon bras autour du sien pour le stabiliser mais il est bien plus lourd que moi. J'enchaîne des pirouettes plus ridicules les unes que les autres dans l'espoir que nous réussissions à nous ancrer... en vain. Le sol se dérobe sous mes patins et nous tombons tous les deux à la renverse.

Par chance, mon intervention a permis d'anticiper la chute et de l'amortir, ce qui fait qu'en dehors de mon ego qui pleure à chaude larme, aucune partie de mon corps n'est grièvement blessée. J'ai mal à la hanche et à l'épaule mais ça devrait passer.

Je relève la tête vers Axel, tombé sur les fesses juste à côté de moi. Mon bras est enchevêtré avec ses jambes, nos visages sont proches l'un de l'autre. Son souffle chaud me caresse les pommettes et m'inflige un frisson. Quand je plonge dans ses iris noirs, je m'attends au pire. Colère, coup d'éclat, accès de rage, humiliation verbale.

Et pourtant, rien ne ça se produit.

Non.

Une mélodie lui échappe du plus profond de ses entrailles. Un rire si naturel, si percutant, si candide, qu'il m'en divise l'âme en deux. Ce n'est pas l'étudiant mystérieux et ténébreux qui se trouve si près de moi, ni ce garçon agaçant qui prend plaisir à déformer mon prénom et m'envoyer une tonne de pique. C'est Axel, le vrai Axel, celui que personne n'a jamais vu sans son masque. En tout cas c'est l'intuition que j'en ai.

Il a l'air si léger, si amusé par la situation que son allégresse éclabousse sur moi. Mon corps l'éponge, l'absorbe et la laisse pénétrer chacune de mes cellules. Telle une drogue dure, elle dévie mes pensées, les déforme, les réforme. Tout prend une teinte plus colorée, plus simple. Je me sens bien. Je me sens vivante. Je me sens invincible.

C'est peut-être pour ça que je franchis les quelques centimètres qui nous séparent pour l'embrasser. Parce que mon cerveau est débranché. Parce qu'aucun neurone ne saurait expliquer ce geste. Il est instinctif, primal.

Viscéral.

Ma bouche s'écrase sur la sienne. Il n'y a aucune douceur dans ce geste, rien qu'un besoin inexplicable de savoir ce que ça ferait. Et la réponse est sans appel. Il y a une drôle d'impression... et une déflagration. Comme si le feu naissait de sa peau, il se propage à l'intérieur de mes veines qui s'embrasent à la manière d'un fleuve d'essence. Je brûle vive sous l'incandescence de ce contact sans pourtant souffrir une seule seconde.

Et j'ai envie de plus. L'ensemble de mon corps appelle ce garçon qui me fascine sans que je parvienne à m'expliquer pourquoi. Je veux le sentir en moi. Je veux me déposséder. Je veux m'oublier. Je veux qu'il me fasse m'oublier.

Nan mais ça va pas ?

Ces cinq mots résonnent dans ma tête telle une sonnette d'alarme, me rendant ma clairvoyance. Je prends conscience de ce qui se produit et m'écarte d'Axel.

— Je... J... Je...

Les mots ne veulent pas sortir. Sous le faisceau incendiaire de ses prunelles de ténèbres, je tremble comme une feuille. Une émotion tranchante s'extirpe de ses yeux, de ses yeux noirs comme la nuit qui me terrifie depuis toujours. Ils me disent quelque chose mais j'ai peur de me tromper. Car deux signaux contradictoires s'y affrontent, s'y mêlent et me heurtent.

Axel veut m'embrasser. Ou me tuer.

Mais alors que je porte les doigts à mes lèvres gonflées par ce baiser, la vérité me frappe en plein cœur. Cette drôle d'impression que j'ai ressenti en l'embrassant... elle porte un nom.

Le déjà-vu.


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