1. Les murmures (3/3)
— Attendre, déclara-t-elle rapidement. Nous ne savons rien, la démone du désert ne fait qu'effleurer nos côtes de son nom. Son arrivée est de mauvais présage, d'un éveil sombre qui peut ébranler nos murs. Le retournement des prêtresses affirme que leurs oreilles se penchent sur de meilleurs protecteurs, mais nous ignorons quelle entité s'y cache. Peut-être est-ce l'immortelle elle-même.
Elle marqua une pause, décroisant les bras. À ses pieds, les armoises grandir sauvagement, dépassant les frontières que leur avaient imposés le temple baigné désormais de la lumière des torches. La déesse laissa la plante s'enrouler autour de son poignet à mesure que des étincelles apparaissaient.
— L'ennemie finira par se révéler, et c'est l'unique moyen d'éveiller les immortelles aveuglées par leur place inébranlable, ajouta-t-elle avec acidité.
Un rictus se dessina, royal, confiant — comme si elle en savait davantage, chose qui m'étonna. Je l'avais sous-estimée. Diwija avait une information qui me serait occultée, mais je ne pouvais que la comprendre. J'étais Grande Korê, je ne répondais pas exclusivement à la grande déesse de ma maison — mais à toutes. À tout instant je pouvais la trahir, et celles et ceux qui lui avaient partagé entre les ombres des arbres ce qu'elle recherchait.
— Refais appel à moi si tu entends quelque chose qui nous permettrait de prendre de l'avance. Je refuse de mettre en danger les korês et la Crête, ajoutai-je d'une intonation plus ferme.
Elle me jeta à peine un regard, hochant doucement la tête. Ses cheveux s'envolèrent sous une brise, et je tournai les talons, prête à parcourir les plaines de Crête sous la compagnie de la Nuit qui m'apaisait. Sa voix grave m'arrêta pourtant, et mes pieds se plantèrent dans le sol.
— Les nuits sont devenues dangereuses, ne l'as-tu pas remarqué ? me questionna-t-elle. Les ombres elles-mêmes reviennent... Et tu rentres seule.
Ce fut à mon tour de lever le menton, plongeant mon regard serein dans le sien orageux. Un mince sourire se dessina, nullement insolent comme le sien. Ce fut pourtant l'ombre d'un voile qui passa sur mon visage à mesure que les teintes orangées finissaient de s'obscurcir.
Elle n'était pas la seule à dissimuler ses secrets.
— Je ne les fuis pas, je leur permets de me suivre... Et tu devrais faire de même.
À ces mots, ce fut à son tour d'esquisser un rictus. Dangereux, insaisissable dans la liberté des vents et des plantes. Diwija n'ignorait pas sa place, et peut-être affrontait-elle aussi le courroux qui viendrait si elle révélait pleinement sa nature.
— Je t'assure, Perséphone, que c'est la face que je vais embrasser.
***
La ville disparut derrière la colline que je venais de gravir, mon regard percevant désormais l'étendue infinie du ciel. Cette vue plongeante était des plus belles qu'il m'avait été donné de voir, et le roi de cette ville-royaume était établi sur la meilleure côte de Crête. Une vallée, un accès à la mer, un pied dans les vastes forêts rares et des oliviers. Le lieu parfait à partir duquel mener des changements sur l'île entière. Le Minos lui-même avait passé les plus nombreuses alliances de l'île, et Diwija y avait élu domicile à ses abords.
Elle serait celle à connaître la vérité en premier, mais elle ne pouvait pas être ni mes yeux ni mes oreilles. Nous n'étions que des égales, des alliées tout au plus — et j'avais mes devoirs auprès des korês. Il me serait impossible de mener à ses côtés une enquête, je ne le pouvais tout simplement pas. Ni ne le souhaitais — c'était à l'encontre de ma conscience.
J'espérais seulement que ces chuchotements se tariraient et que ce ne soit qu'une chimère comme tant d'autres fois. L'arrivée d'Isis n'avait en aucun cas permis à Seth de fouler nos rives, mais cette fois-ci nous parlions de la démone du désert. Qu'importait son ascendance qui la liait à nous.
Je secouai la tête et continuai à avancer, suivant la route en direction des feux lointains, ceux d'une des maisons perchées au sommet de la colline. Il ne suffit que de quelques pas pour que j'atteigne la frontière entre mortels et immortels. Mes paupières se fermèrent, et je la franchis.
Un souffle s'échappa lorsque je sentis l'énergie envelopper mon corps et me laisser pénétrer sur cette parcelle gorgée de magie. Mes sens se revigorèrent, et la présence humaine avait disparu, ne polluant plus notre sol désormais imprégné par notre existence et notre bénédiction.
Il suffit que de quelques pas pour que je ressente une caresse à ma cheville, et je retins mon sourire. Mes pas dévièrent de la route, rejoignant le sommet d'une colline, donnant le dos aux maisons de Crête. Mes mains se soutinrent aux plantes, mon corps devenu discret par les nombreuses nuits à me faufiler jusqu'à une arête d'herbes sur laquelle je me laissai tomber. Mon regard observa la vallée qui s'étendait à perte de vue, les lumières rares des feux qui s'éteignaient — si ce n'était les maisons khtoniannes. Les leurs étaient toujours allumés, comme si elles redoutaient les créatures de leurs mères.
Une seconde caresse à mes pieds, et je baissai les yeux. Des ombres sous forme de brume sortaient de la terre, venant s'enrouler autour de mes chevilles, mais nullement de manière serpentine. C'étaient des ronronnements d'un canidé, reconnaissant des échos dans mon être. Je levai doucement ma main, et de nouvelles ombres se lovèrent autour de mon avant-bras. Ce n'était pas les mêmes, elles étaient plus légères comme les félins, plus emplies de vie, moins désireuses de se dissimuler...
Les miennes chantaient avec celles qui me rendaient visite les soirs sous le regard des étoiles.
Je les laissai s'apprivoiser, se mêler l'une à l'autre, m'entourant doucement comme des protectrices. Mes épaules s'affaissèrent sous la fraîcheur nocturne, et mes yeux se posèrent sur l'obscurité qui avait réclamé sa place. Apaisée, je laissai mes jambes s'étendre et mes bras ramener un genou contre moi. Mes pensées vagabondèrent, mais n'oublièrent pas les nouvelles menaces qui pointaient. Tant de fois depuis ce dernier siècle, avais-je dû prendre les devants, murmurer entre les murs pour protéger les korês qui m'avaient accordé leur confiance.
Mon cycle se terminerait bientôt, et j'espérais que le prochain s'annoncerait sous une meilleure lumière malgré l'automne méditerranéen. Le continent, au moins, ne réclamait pas ma présence. Kronos permettait une harmonie sur son peuple sans nous demander que nous pliions les genoux. Nos empyrées se divisaient et ne s'étaient pas mêlés depuis des dizaines d'années.
À mon plus grand soulagement.
Les bouleversements d'Égypte avaient suffi pour ces deux siècles — sauf si l'arrivée de la démone du désert promettait ce si mauvais présage. Je soupirai longuement, mon sourire disparaissant malgré les nouvelles ombres qui s'éveillaient dans les recoins, s'approchant de moi sans oser pourtant m'effleurer. Elles étaient sauvages, mais je les appréciais et leur accordais mon intention lorsqu'elles me le demandaient.
Ce territoire où les maisons des déesses-mères possédaient chacune des prêtresses à leur service, s'étendant sous mes pieds, était trop vaste à protéger. J'étais la guide de l'ensemble des maisons de Crête. Les démons ne nous approchaient pas, et toutes ses korês craignaient l'empire souterrain, le fuyant les nuits obscures. Une crainte qui nous liait entre korês de la maison de ma mère.
À mon exception. Ces entités m'effleuraient et me chuchotaient des histoires la nuit sans que mon cœur ne s'emballe. Elles me suivaient, m'écoutaient, ne me touchaient pas... et ne me quittaient plus depuis que j'avais découvert ce que mes doigts pouvaient faire en dirigeant ma magie.
Leur pulpe se saisit d'une fleur non encore éclose, la portant à la hauteur de mes yeux. Je la fis doucement danser entre mes phalanges, observant ses pétales rétractés. Une douce lumière l'enveloppa puis la fleur s'ouvrit lentement. Il y avait une telle beauté, une telle douceur dans cette fleur, mais les éclats de mes doigts disparurent lorsque mes ombres revinrent délicatement vers moi. En quelques instants, elle fana. Des veines noires la parcoururent à mesure qu'elle perdait sa vitalité — jusqu'à ce qu'elle ne devienne poussière.
Mes doigts finirent de l'effriter avant que je ne joigne ma tête à mes bras qui désormais entouraient mes jambes. Recroquevillée sur moi-même, je laissai mon esprit divaguer, mes ombres me bercer — et ces ténèbres inconnues rester à mes pieds. Elles m'apaisaient, et une mélopée s'échappa de mes lèvres.
Ce n'était que lorsque la nuit tombait que je me permettais à ce reflet du miroir de jaillir, car telle était la malédiction des déesses de la renaissance.
Nul ne devait voir notre obscurité.
Mais dis donc... Persephone en cache des secrets 👀
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