ΙΙΙΙ - ἜΡΩΣ (partie 2)

Et ce débat partit en cacophonie générale. Les Olympiens se disputèrent, s'insultèrent, se blâmèrent, objectant chacun leurs réticences et leurs craintes sans prendre le temps de s'écouter, ressassant le passé qu'il aurait sans doute mieux fallu oublier à jamais. Une multitude de langues s'élevèrent, jurons et attaques personnelles en un brouhaha terrible.

Daímôn les entendait sans les écouter. L'imbroglio de questions harcela son esprit. « Pourquoi moi ? « Qui suis-je ? » « Quel est mon rôle ? Quelle est ma place ? » « Que dois-je faire ? » « Et si les dieux disent vrai, pourquoi ai-je disparu pour ne revenir que maintenant, alors que mes frères et sœurs les côtoient sans discontinuité depuis la nuit des temps, bien que cachés ou condamnés ? » « Et mes souvenirs... Pourquoi n'en ai-je aucun ? »

- Les réponses à toutes ces questions te viendront en temps voulu, mon frère, uniquement lorsque Père le décidera, fit-on derrière lui.

Daímôn fit volte-face, attiré et intrigué par cette voix si familière et apaisante, une mélopée d'enfance qu'il chérissait tant et qu'enfin il retrouvait. Il ne vit au début que deux petits yeux d'un bleu ciel magnifique pétillants, tirant légèrement sur le violet, puis un visage jovial de bambin où un large sourire denté se dessinait. Il observa ses cheveux blonds frisés comme la toison dorée d'un mouton, sa mignonne petite tête de chérubin. Un minuscule bonhomme vêtu d'un chiton blanc flottant allègrement à l'aide de ses deux ailes immaculées comme la neige dans le dos, un arc et des flèches dans un carquois en soie brune accrochée en bandoulière.

- Éros ? s'enquit Daímôn en reconnaissant les iris d'Aphrodite dans le regard du bébé ailé.

- Ma foi, j'ai appris à préférer Cupidon, mais pour toi, je ferai une exception, mon frère, chantonna l'enfant.

À l'entendre, Daímôn sentit l'angoisse et l'amertume qui le tenaillaient s'apaiser, jusqu'à laisser place à la joie et au réconfort. Une voix qui le rassérénait, jusqu'à le rendre... placide.

- Mon frère ? Navré, Éros. Je ne comprends pas comment tu peux être à la fois l'enfant d'Aphrodite et d'Arès, ainsi que celui de Chaos.

Aphrodite le lui avait expliqué, mais il ne concevait pas l'événement.

- Ce n'est pas vraiment compliqué, Daímôn, bien que phénomène inconnu des mortels. Je suis né Cupidon, mais le jour de ma naissance, Éros est devenue partie intégrante de moi-même. C'est pour ainsi dire une force qui m'anime. Je suis un corps possédant deux esprits : celui d'Éros, fils de Chaos, et celui d'Éros, fils d'Aphrodite et d'Arès.

- Un enfant ailé ?

- Je suis bien plus vieux que j'en ai l'air, et beaucoup plus puissant, fils de Chaos !

Daímôn tressaillit. Il ne s'était pourtant aucunement moqué ; mais Cupidon avait pris la mouche - un aléa de sa forme juvénile, peut-être ?

- Un enfant de Chaos ? répéta-t-il plutôt. C'est impossible.

- Oh si ! Fais-moi confiance. Je ressens sa puissance en toi, ainsi que son sang.

- Alors nous sommes frères, toi et moi ?

- Oui, mais je suis également ton arrière-petit-neveu par Aphrodite. (Daímôn grimaça d'incompréhension ; Cupidon s'esclaffa.) Mais c'est un détail sans importance. Une complication de plus dans la grande généalogie des dieux de l'Olympe.

- Tout est devenu compliqué autour de moi, bienvenu dans mon monde ! s'exclama un Daímôn sardonique. Je ne comprends rien de tout ce qui se passe. Les dieux se disputent, mais quelle en est la véritable raison ? Je ne sais même pas quoi, ou qui, croire ou non...

Il n'avait même pas besoin de tendre l'oreille pour ouïr les dieux jacasser, se vilipender, fulminer les uns contre les autres. Après tout, Athéna l'avait prévenue. Aucun d'eux, ni même Aphrodite ou Arès, n'avait vu la venue de Cupidon, qui lui s'amusait grandement à les regarder se disputer comme dans une comédie théâtrale.

- Attendons qu'ils se calment. Je vais essayer d'éclairer peu à peu ta lanterne. Commençons par qui tu es, et d'où tu viens, ainsi le commencement de tout : la Théogonie. Si tu as d'autres questions, j'y répondrai volontiers. (Daímôn acquiesça et Cupidon se racla la gorge :) Au début était Chaos, sorte de vide originel. De lui sont nés l'ordre, en la personne de cinq entités immortelles constituant le monde : la Terre, Gaïa ; les Entrailles Profondes de la Terre, Tartare ; le principe d'Unification, Éros ; les Ténèbres Souterrains, Érèbe ; et enfin la Nuit, Nyx. Tu es le sixième enfant de Chaos, l'un des premiers dieux à avoir foulé le monde naissant. Je ne puis pour le moment te dire qu'elle fut l'objectif de ta conception, car comme tous les autres immortels, je ne m'en souviens pas.

- Te rappelles-tu de ta naissance, Éros ? s'enquit Daímôn.

- Oui, et je me remémore également qui je fus précisément avant ma fusion avec Éros, fils d'Aphrodite et d'Arès.

» Éros, a contrario des autres Primordiaux, n'avait pas de forme prédéfinie, pas de corps comme les autres, mais il finit par adopter l'apparence d'un homme magnifique que nul ne devait voir. Une mortelle en fit d'ailleurs les frais, aujourd'hui devenue déesse à part entière et... ma femme, Psyché. (Le dieu ailé pouffa.) Cette forme indéfinie provient du champ extrêmement vaste de l'Unification, de l'Amour, pour ainsi dire. L'Unification peut aller d'une simple amitié à un amour profond et sincère entre deux êtres, à l'instar d'un amour maternel. Mais c'est surtout l'instigateur du besoin de se reproduire, pour que se succèdent les générations : l'amour physique et la fécondation qui en résulte. Éros est, entre autres, une aura, régissant la paix sur le monde des mortels et des dieux, qui permet à tous de perdurer par les naissances successives sur un grand arbre de vie, divisé en multitude de branches correspondant à chaque famille et formant des lacis pour le futur. C'est une émancipation de chaque espèce, un renouveau. Les possibilités sont infinies, ce qui fait toute la richesse de la vie.

» Mais comme je te l'ai dit, Éros adopta une véritable forme physique, pour être parfaitement identifiable. Peut-être en avait-il assez d'être simplement cette aura que nul ne voyait. Il choisit alors un corps puissant, à la riche parenté. Aphrodite fut tout indiquée. Ma mère, la déesse de l'Amour, est née d'Ouranos, le grand-père de Zeus et le père des Titans, fils et époux de Gaïa. Lasse de sa fausse tyrannie, Gaïa chargea son plus jeune fils, Cronos, de se débarrasser d'Ouranos avec une faucille. Cronos émascula alors Ouranos, et celui-ci se retira dans les Cieux dont il devint indissociable. Le sang et le sperme d'Ouranos, au contact de la mer, ont donné naissance à la déesse de la Beauté, Aphrodite. Ma mère s'unit par la suite à Arès, né de l'union de Zeus et d'Héra. Naquit alors Éros, fils d'Aphrodite et d'Arès. (Ou peut-être d'Hermès, songea Éros. Aphrodite n'a jamais été très claire sur l'identité de mon père. Oh, de toute façon, Arès et Hermès ne valent pas mieux l'un que l'autre !) Ils me nommèrent Éros, peut-être en hommage au dieu primordial, qui sait.

» L'Éros primordial, ton frère, prit alors en affection le corps du nouveau-né, et décida de l'adopter comme forme pour régir le plus pur Amour qui soit. Je devins alors le messager et le dieu de l'Amour, mais plus encore des Sentiments, ceux qui poussent les entités à s'unir et à se reproduire. C'est l'Assembleur de toutes choses. Je pris finalement le nom de Cupidon sous les Romains pour que cessent les erreurs.

Daímôn n'était pas sûr d'avoir tout assimilé, mais ce point n'était pas primordial. La généalogie autour d'Éros et de Cupidon - pour les uns indissociés, pour les autres entités indépendantes l'une de l'autre, même chez les dieux - était et demeurait alambiquée. Il aurait tout le temps de poser des questions à son frère et de mieux le connaître... si les Olympiens le laissaient vivre.

- Mais alors, en tant que fils de Chaos, s'enquit Daímôn en tentant de démêler l'imbroglio d'incompréhension, comment se fait-il que je sois le seul à ne me souvenir de rien, alors que toi, mes autres frères et sœurs coexistent avec les dieux depuis la nuit des temps ? Pourquoi suis-je le seul dont on ne se souvient pas précisément ? Que s'est-il passé ? Pourquoi ne suis-je revenu que maintenant ? Éros, tu dois le savoir !

- Je ne peux répondre à tes questions avec exactitude, mais pourrait-on affirmer que tu t'es comme endormi durant de longues années, comme si tu avais été plongé dans un coma artificiel par les dieux du Sommeil. Seul Père pourrait répondre exactement. Mais une chose est sûre, sur laquelle tu ne dois aucunement douter : tu es bel et bien fils de Chaos. Ton sang est sacré, ton odeur est la sienne. Et ta voix... Je sais que tu l'as ressenti lorsque tu m'as entendu : un espoir, une réjouissance, comme si tu m'avais cherché durant des millénaires, tout comme je le fis, tout comme je le sentis. Il n'y a aucun doute !

Cupidon constata que cette explication improvisée ne plaisait pas à son frère, toujours aussi perdu.

- Et mes pouvoirs, quels sont-ils ? poursuivit Daímôn. Ils sont apparus aux côtés d'Athéna... Elle a nommé cela le Premier Feu. Mais je ne le sens plus...

- Tu les découvriras par toi-même. Sache seulement que ta force est infinie comparée à celle des Olympiens, et bien plus dangereuse, forcément. C'est celle des Primordiaux. Je la sens. Et je pense connaître la personne adéquate pour t'aider à la comprendre, à la retrouver. Mais encore faut-il qu'elle accepte de t'aider.

- Elle ?

- Tu verras quand nous nous y rendrons. Nous devons au préalable attendre que les dieux rendent leur jugement. Ah !

Cupidon souriant pointa du menton devant lui et Daímôn se retourna. Le silence s'était imposé parmi les Olympiens, et ces derniers, ainsi que les Moires, les observaient fixement. Aphrodite fit un discret signe à son fils.

Il ne fit aucun doute à Daímôn que Zeus était d'autant plus contrarié et furieux, tant ses yeux brillaient d'un éclat fulgurant. De minuscules tornades s'étaient mises à souffler dans ses cheveux et sa barbe.

- Contre deux voix, commença le roi des dieux d'une voix éloquente de colère, le dénommé Daímôn, fils de Chaos, est libre de vivre parmi les Olympiens et d'accomplir la Grande Prophétie chantée par les Maîtresses du Destin.

» Mais ne te méprends pas, Primordial : les dieux changent souvent d'avis, et il est fort probable que tu ne survives pas, autant parmi nous que durant ta future quête ! Moi, le Père du Ciel, fais le serment sur le Styx que ta vie ne sera que ténèbres, et ton trépas éternel jalonné d'innombrables tourments te menant à la folie ! Tu ne le supporteras pas, toi le fils de Chaos !

» La séance est levée !

Daímôn sentit l'air s'électriser dans la salle du Conseil. Sans ajouter un mot de plus, Zeus, suivi par les autres dieux et les Moires, disparut dans un puissant rayon de lumière. Daímôn était devenu l'ennemi juré du roi des dieux, et celui-ci avait de nombreux alliés. Si toutes les créatures recevaient l'ordre du souverain d'éliminer le fils de Chaos, combien oserait se lancer dans une telle mission, et combien parviendrait à l'atteindre ?

Même sur l'Olympe, il ne se sentait pas en sécurité.

Malgré son frère Éros, ou Athéna sa protectrice...

(suite du chapitre 4 en suivant...)

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