ΙΙΙ - ΚΡÁΤΟΣ (partie 5)


La tension fut d'autant plus tangible. Les dieux se regardèrent tour à tour, surpris, ébaubis, ahuris ! de l'affront de ce petit homme. Pourquoi as-tu donc dit cela ? se morigéna encore Daímôn. Mais il n'avait pu s'en empêcher, comme lors de sa première rencontre avec Zeus. Le roi des dieux lui faisait définitivement perdre toute raison au profit d'une ire inextinguible. Cette sensation lui faisait pourtant l'effet d'une lointaine rancune incoercible.

Zeus sauta aussitôt de son trône. Dans un rire tonitruant qui ne cachait en rien sa satisfaction extatique, il prit la taille moyenne d'un homme, son éclair divin se réduisant également. Il méprisait cet imposteur, exultait à l'idée de l'anéantir ici et maintenant, les Olympiens – surtout Athéna – témoins de sa victoire écrasante.

— Il y a sûrement un autre moyen ! intervint Héra.

— Tais-toi, femme ! explosa Zeus. Il n'y a aucun autre moyen. Cet idiot ose me manquer de respect. Sa mise à mort rapide et immédiate sera ma seule miséricorde !

La reine des dieux ne chercha à répliquer et souffla, sachant fort bien que le destin du garçon était scellé pour de bon. Ça n'avait guère été long : tant mieux, elle souhaitait quitter l'Olympe pour se reposer sur une plage de Lesbos, loin de la fureur de son époux.

Athéna fit un imperceptible mouvement de la jambe, comme voulant quitter son trône pour secourir Daímôn. Mais Zeus se tourna vers elle, et son seul regard suffit à la dissuader. N'y songe pas, Athéna, se dit-elle. Il est trop tard...

L'arme tubulaire de Zeus s'illumina d'une force électrique et adopta ainsi sa véritable forme, celle de l'Éclair originel plus puissant que le tonnerre. Devant l'artefact dévastateur qui lui semblait familier, Daímôn ne recula pas, ne dénota aucune peur en lui et se prépara à affronter Zeus, qui n'attendait plus qu'un geste de sa part pour riposter. Comme si ce n'était pas la première fois, pensa Daímôn.

Un premier foudroiement explosa. Répondant à son instinct, Daímôn leva un bras devant lui, qui se couvrit peu à peu de flammes. Lorsque l'éclair entra en contact, les flammèches absorbèrent la puissance électrisante. Daímôn sentit de féroces picotements au bout de ses doigts, puis l'énergie s'insuffla en lui et disparut. L'assistance des dieux en fut choquée. D'ordinaire, le simple effleurement d'une toute petite décharge du foudre, arme légendaire forgée par les trois ancestraux Cyclopes ouraniens, suffisait à anéantir ses cibles. Bon nombre de Titans et de Géants avait goûté au foudre et s'était effondré aussitôt lors des deux Grandes Guerres – le temps des affrontements entre les Olympiens et les fils de la déesse primordiale de la Terre, Gaïa.

Était-ce donc bien lui, le Disparu, l'Exilé, l'Oublié... le Déchu qu'ils cherchaient depuis des millénaires ?

Zeus fulmina davantage en constatant que l'attaque n'avait pas eu l'effet escompté. Il chargea son corps d'une énergie ténébreuse qui électrisa l'air et dressa les poils des bras de Daímôn. L'atmosphère s'alourdit, tandis que les éclairs rouges et noirs parcouraient le corps du roi des dieux.

Ils filèrent à toute vitesse sur Daímôn. Ce dernier ne put les absorber aussi facilement et fut sauvagement propulsé en arrière. La douleur de la décharge fut fulgurante et Daímôn hurla alors qu'il s'écroulait au sol, paralysé par le coup, fumant de partout, incapable de faire le moindre geste. Le supplice avait pris possession de son être, comme si un troupeau d'éléphants l'avait tyranniquement piétiné. Zeus riait à gorge déployée.

Mais Daímôn était toujours vivant !

— Ah ! Stupide divinité ! Faible mortel ! (Zeus tourna de nouveau la tête vers Athéna et la tança froidement, puis il reporta son entière attention sur Daímôn.) Je suis néanmoins surpris que tu ne te sois pas désintégré, continua-t-il en se dirigeant vers lui, jouant avec son éclair. Peut-être es-tu plus puissant que je ne le croyais. Un fils d'Héphaïstos, peut-être ? (Le prétendu père frémit.) Non, même lui serait capable de mettre au monde des enfants aussi coriaces !

» La vérité est telle et indiscutable : tu es bien loin de celui que nous cherchons. Sois témoin de ton échec, Athéna ! Ton petit immortel croupira dans le gouffre le plus obscur et profond des Enfers, j'y veillerai personnellement ! Les supplices réunis de nos ennemis vaincus paraîtront si gentillets en comparaison de ce que je lui réserve !

Pourquoi un tel acharnement sur un gamin si innocent ? Mais les dieux ne témoignèrent aucune réprobation. Semblaient-ils même avoir apprécié le spectacle. Arès souriait de plaisir ; Hermès s'amusait comme un enfant ; Dionysos ricanait – mais ce devait être l'effet du vin. Seule Athéna affichait du mépris pour Zeus, ses yeux rivés sur le corps encore fumant de son protégé, usant de toute sa volonté pour ne pas se jeter à son secours. Elle n'en avait pas le droit !

Daímôn respirait doucement, les yeux clos, tentait de calmer la douleur, toujours incapable de bouger et de se relever. Il se demandait pourquoi tout ceci l'accablait, maudissait Zeus et les dieux du plus profond de sa haine.

« Bats-toi ! »

Il ouvrit soudainement les yeux. D'où était venue cette voix, ni féminine ni masculine, dans sa tête ? Qui venait de lui parler ?

« Ne te retiens plus. Laisse ta puissance s'échapper. Fais goûter à Zeus l'étendue de ton pouvoir, qu'il sait bien plus féroce que le sien, qui le terrifie. Il sait que tu peux le détrôner si facilement. Les griefs du passé émergent de nouveau. Frappe-le ! Montre-lui que ses craintes sont avérées. La force de ton unique origine, de tes enfants, est en toi ! »

Le pouvoir le submergea !

Une aura d'un bleu aveuglant parcourut son corps meurtri par le foudre, et la turquoise de ses iris laissa pleinement majesté à un faisceau blanc, aussi brûlant que les rayons du soleil. Il se releva, ses pieds quittèrent le sol, soulevés par d'épaisses flammes dorées. Haine et colère se bousculaient dans son esprit ; la vengeance le guidait !

L'énergie assassine éclata et darda sur Zeus des flèches flamboyantes qui le percutèrent et calcinèrent gravement sa peau. Le roi des dieux vola en arrière et s'écrasa sur son trône. Son enveloppe reprit sa taille de géant par réflexe.

Et le phénomène cessa immédiatement.

Daímôn tomba à genoux, l'aura s'estompa peu à peu, mais l'ire demeurait toujours présente en lui et se réverbérait dans ses iris qui reprirent leur couleur originelle. Il se releva. Ses muscles le brûlaient sauvagement.

Zeus le toisait avec fureur, immobile, tout comme les dieux paralysés en découvrant les immondes cloques et l'ichor de leur roi qui coulait le long de sa cuisse et de son torse, imbibant son chiton. Ce petit être avait blessé leur roi. Comment était-ce possible ?

Ne cherchez point à détruire ce que vous ne pouvez, Zeus ! rugit Daímôn d'une voix qui n'était plus la sienne. Ne cherchez point à anéantir un Primordial, fils de Chaos, le Créateur ! (L'intonation, vieille comme le monde, entravait les dieux aussi bien que les Moires interdites.) La faiblesse l'accable, mais son véritable pouvoir ne tardera guère à pleinement s'éveiller. Olympiens, usurpateurs du trône, régicides, vous reconnaîtrez enfin en lui votre véritable seigneur et maître ! Son Éveil imposera dans son sillage sa gloire d'antan. Ses Enfants, espèce aujourd'hui éteinte et oubliée, renaîtront de leurs cendres ancestrales. L'Équilibre du monde sera enfin restauré, où chacun reprendra la place qui lui est due !

Le malaise persista encore parmi les dieux. Daímôn sentait la puissance incontrôlable parcourir son être. Elle lui fit peur, mais il fut en même temps si fier et heureux de la savoir si proche de lui, partie intégrante de ce qu'il était réellement. Et plus que tout, la joie de contempler les dieux asservis le comblait !

Puis, cette force disparut comme elle fut venue, le laissant pantois devant les Olympiens. Bien qu'ayant pris pleine possession de lui, elle l'avait laissé suffisamment conscient pour qu'il pût retenir toutes ces paroles, apportant avec elles un flot de questions : « Fils de Chaos » « Primordial ? » « Mes Enfants ? » « Espèce oubliée et éteinte ? » « Qui suis-je enfin ? »

Et les dieux ne semblaient guère prêts à lui apporter des réponses, tant ils restaient ébaubis. Daímôn se demanda ce qu'ils attendaient ainsi pour le tuer. Il avait blessé leur roi, et pourtant aucun n'attentait à sa vie... ou ne prenait le risque ?

Daímôn croisa le regard d'Athéna qui le fixait droit dans les yeux. Elle restait également muette.

Les Moires s'avancèrent alors au-devant du trône de Zeus, chacune accomplissant comme toujours son rôle journalier. La première tenait dans sa main une quenouille en bois qui déroulait sans cesse d'infinis fils aussi fins que des toiles d'araignée, d'une longueur indéfinissable que la seconde récupérait. La troisième, quant à elle, disposait de ciseaux en or et attendait de couper les fils.

Peau affreusement parcheminée, les parfaits triplets étaient rabougris, vêtus d'une tunique beige dépassée et de sandales usées. Une seule se reconnaissait spécifiquement par ses lunettes rondes et dorées.

Clotho, qui file le long de sa quenouille, s'approcha de Daímôn, ses deux sœurs la suivant d'un même élan. De près, on distinguait les multiples verrues mouchetant leurs visages. Leur éloquente vieillesse laissait supposer qu'elles allaient mourir sous peu... mais jamais la Mort ne les prendrait, car elles étaient immortelles. Hormis si...

— Nous avons trouvé le fil..., débuta Clotho d'une voix caverneuse.

— ... infini..., continua Lachésis qui portait ledit fil.

— ... incoupable, finit Atropos aux lunettes qui agitait les ciseaux.

Alors l'heure de la mort de Daímôn n'était pas encore venue – et ne viendrait jamais ? Car seule Atropos mettait fin à la vie en coupant le fil sans se laisser fléchir.

Les Maîtresses du Destin s'alignèrent alors, côte à côte. La vision de Daímôn se brouilla subitement.


Tout le long d'un couloir te menant vers une démentielle salle circulaire, des miroirs reflètent des images d'une vie que tu ne reconnais pas. Tu observes des ombres ailées parcourir le ciel écarlate, déchaînant leur puissance sur le monde dans des jets de flamme, de foudre, de glace...

Et ce garçon au sommet de la falaise, brandissant fièrement une lame d'une beauté resplendissante. De dos, tu ne vois que son armure en or, ses cheveux tirant sur le blond dansant au gré du vent. Tu perçois également le serpent sifflant sur son épaule, une petite vipère bleue qui te paraît si attachante. Tu sais que tu as déjà vu ce garçon et ce reptile quelque part, mais tu ignores où.

Au bout du couloir se présente à toi une immense salle aux murs dorés. Trois femmes sont dressées sur des trônes de marbre au centre. Elles sont belles, resplendissent de jeunesse et de puissance, mais tu reconnais cette lueur vieille comme le monde dans leurs yeux : les Moires !

Leurs voix, unies en une seule, s'élèvent et résonnent alors. Le chant éternel s'immisce dans ton esprit, bourdonne à tes oreilles, si violemment que tu ne parviens plus à bouger :


« Dernier des Premiers, ta destinée est tracée,

De l'Unificateur à l'Abîme, ta quête est fondée.

Primordiaux rassemblés, à l'avenir insondable,

Jugeront les mortels et les dieux condamnables.

De l'Aînée au Parjure, une même voix résolue ;

Invoquera, primitive, la Faille absolue.

Alliés et ennemis, ou l'Ordre dans ta main,

Scelleront à jamais l'Ultime Souffle en une Fin. »


— Enfin, l'heure est venue ! s'exclame la voix.


Lorsque Daímôn ouvrit les yeux, il se retrouvait de nouveau dans la salle du Conseil, sous le regard toujours aussi inquisiteur des dieux et des Moires. L'incompréhension prenait pleinement place et noyait Daímôn dans des milliers d'interrogations quant aux paroles des Maîtresses du Destin.

Il constata que les taches rosées mouchetaient désormais les cieux du crépuscule, qui peu à peu se peignaient de milliers de constellations. Combien de temps était-il resté auprès des Moires ? Il avait pourtant l'impression qu'une seule seconde s'était écoulée.

— Qu'est-ce que tout cela signifie ? s'enquit-il à l'intention de tous les dieux.

— La Grande Prophétie, Daímôn ! s'exclama Athéna. Ton destin est désormais tracé. Tu dois les chercher !

— Qui ? Qui dois-je chercher ? Je ne comprends rien !

L'angoisse découlait maintenant de ses mots.

Tesoro, tu ignores toujours de quelle caste tu appartiens, n'est-ce pas ? dit Aphrodite en se levant.

Marchant avec grâce jusqu'à Daímôn, elle adopta une taille humaine. Son parfum sentait la violette et la rose, et sa beauté n'était que plus majestueuse encore de près. Mais Daímôn ne se laissa pas attendrir par tout ceci, ni distraire par l'enrôlement exercé par la déesse. Elle le vit encore une fois, et ne concevait pas qu'un homme pût résister à son charme. Il est plein de promesses ! exulta-t-elle les yeux brillants.

Athéna rejoignit à son tour Daímôn. Celui-ci sentit immédiatement la tension entre les deux déesses : les Olympiennes se toisaient avec froideur. Vieille rancune, sans doute.

— Je pense que seul mon fils peut lui faire pleinement comprendre qui il est vraiment, dit Aphrodite.

— Votre fils ? répéta Daímôn.

— Oui, mio caro. Cupidon.

Héphaïstos fulmina et souffla dès lors que sa femme évoqua l'existence de ce bâtard qu'il haïssait tant. Aphrodite ne prêta nulle attention à la fureur dévorant son mari et continua sur Cupidon.

— Mon fils est également celui d'Arès. Mais le jour de sa naissance, il s'est passé un phénomène, dirons-nous... inattendu. Éros, le fils de Chaos, a pris pour affection le corps de mon enfant, et s'est immiscé en lui pour régir l'Amour. Éros est les Sentiments, la force attractive qui unit tout, et mon fils son enveloppe charnelle, le petit chérubin. Cupidon t'expliquera tout cela mieux que moi. Je veux dire ton frère, Éros le Primordial, à travers mon fils.

— Mon frère ? répéta Daímôn plus embrouillé encore.

Quand cette maudite sensation cesserait-elle enfin ?


Fin du chapitre 3

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