ΙΙ - ΠÓΤΜΟΣ (partie 4)


Il reprit connaissance dans la neige, une odeur de brûlé irritant ses narines. Il se releva avec difficulté, tous les membres de son corps perclus de douleur, la tête tournante et les yeux emplis d'une fumée noire, crasseuse et épaisse.

Retrouvant peu à peu ses esprits, Daímôn dut attendre quelques secondes pour qu'il s'habituât à l'obscurité qui provenait de la fumée dans l'air.

S'offrit alors le chaos autour de lui.

Tout n'était plus que ruines. Les maisons flambaient, le vent soufflait, charriant les fragrances de mort et de feu. Daímôn entendit les cris d'agonie des villageois qui suffoquaient ou brûlaient, prisonniers dans les bâtiments. Même les demeures des plus riches, caractéristiques par leur étage à balcon, n'étaient plus que des amas de briques et de marbre. Certains corps écrasés dépassaient des monticules. Le sang frais jonchait la terre humide et boueuse.

Le désespoir commença à dévorer pleinement Daímôn. Il venait d'apparaître devant le temple d'Athéna, non loin de l'agora. C'était le seul édifice encore debout, à ceci près que toute la partie occidentale et les colonnes de l'entrée s'étaient effondrées. Les cadavres y étaient encore plus nombreux... Les corps s'empilaient grossièrement, hommes, femmes, prêtres et enfants dont les visages étaient figés en une expression terrifiée. Des têtes avaient été arrachées, des épées plantées dans les abdomens et les thorax.

Un véritable massacre, digne des Barbares !

La première pensée de Daímôn fut pour Adrastéia et son enfant, le souvenir qu'elles n'étaient pas réelles comme occulté par les événements. Il regarda les quelques cadavres les plus proches mais ne les vit pas. Les villageois semblaient avoir quitté le temple en courant, pour échapper aux envahisseurs. Peut-être qu'Adrastéia avait réussi à fuir jusque chez elle ? Daímôn se dirigea alors aussi vite qu'il le put vers la demeure. Il ne put décompter la quantité de corps qu'il croisa. Il n'y avait, semblait-il, aucun survivant... hormis les éphémères qui hurlaient encore, en proie aux flammes. Il se concentra pour ne plus les entendre, et honnit les dieux de ne pouvoir les aider.

Lorsqu'il arriva devant la maison d'Adrastéia, il constata qu'elle n'était plus. Les murs de bois s'étaient déchirés et s'étaient éparpillés partout. Il ne restait rien de moins qu'un trou béant, au milieu des deux autres maisons de briques à moitié éboulées. Un bras dépassait d'un amas à gauche... Le désespoir tenailla plus encore les tripes de Daímôn. Il se mit à réfléchir. Où pouvaient se trouver Adrastéia et Athénaïs ? Après tout, il n'avait toujours pas vu leurs corps, alors l'espérance était de mise ! La dernière fois qu'il les avait aperçues fut au temple. Et si elles avaient réussi à se cacher à l'intérieur, protégées des Barbares par l'esprit de la déesse poliade ?

Il rebroussa chemin plus vite encore. Il enjamba les colonnes fracturées du temple, chevaucha les cadavres et s'engouffra à l'intérieur. Parmi les décombres, il vit un grand nombre de serviteurs de la déesse dans leur tunique blanche caractéristique de prêtre, désormais maculée de sang et de poussière. En s'enfonçant toujours plus profondément, il découvrit alors le corps de Théophilos parmi d'autres prêtres, les jambes écrasées sous les débris d'une colonne. Daímôn crut un instant qu'il pût être encore en vie, mais ses yeux s'écarquillèrent de terreur lorsqu'il s'en approcha. Le pauvre homme avait les globes oculaires arrachés, la bouche ouverte et les dents complètement imbibées de sang. Le haut de son corps, du sternum à l'appendice, avait été ouvert en deux, comme si un démon s'était amusé à le découper verticalement, à l'aide de la lame au pommeau de bronze qui trônait fièrement enfoncée dans ses intestins. L'« ami des dieux » avait dû mourir dans d'atroces souffrances... Quels monstres pouvaient être ainsi coupables d'une telle ignominie ? de ce massacre sans limites ?

Daímôn s'aventura toujours vers le fond du temple, sûrement l'unique survivant dans ce champ de ruines et de cadavres, cherchant sa bienfaitrice et l'enfant, dans l'espoir qui semblait vain qu'elles fussent encore en vie.

Il se protégeait les yeux avec un bras de la chaleur suffocante des flammes qui s'élevaient tout autour de lui, ayant dévoré les soieries qui honoraient la déesse de la Sagesse. Le mélange de cendre et de poussière l'empêchait d'ouvrir la bouche et gênait sa respiration.

Plus loin, vers la pièce qui servait à conserver le trésor du temple et du bourg, l'opisthodome, les huit colonnes doriques étaient encore debout. Il les contourna et découvrit de nouveaux corps. Des prêtres, en grande majorité, dans un état aussi lamentable que les autres, mais surtout...

Il se pressa aux côtés d'Adrastéia, couchée au sol, baignant dans son sang. Par miracle, elle respirait encore ; mais à mesure que les secondes défilaient, elle peinait à inhaler l'oxygène – saturé par la fumée et le parfum de la mort.

Daímôn s'agenouilla, les larmes aux yeux, et releva la tête d'Adrastéia pour la poser contre ses cuisses. Elle avait le teint si pâle, les cheveux poisseux de sang et de suie collés à son crâne. Une dague de bronze était plantée à quelques centimètres de son cœur, la transperçant mortellement. Elle n'avait aucune chance de survivre à cette blessure, Daímôn n'était pas dupe. Les larmes coulaient le long de ses joues, teintées de rouge et de noir par le sang et la crasse. Daímôn regarda autour de lui, à la recherche du bébé, mais ne le vit pas.

— Adrastéia... ? chuchota-t-il délicatement en caressant sa joue, récupérant quelques perles.

Elle ouvrit les yeux en grimaçant, écarlates d'avoir probablement trop pleuré, autant de désespoir que de souffrance. Elle sourit en le reconnaissant, laissant apparaître des dents colorées de sang. Priant les dieux pour cet ultime cadeau, elle s'arrogea le droit de lui toucher les cheveux et l'oreille tendrement.

— Loués soient... les dieux..., suffoqua-t-elle d'une voix à peine perceptible. (Daímôn dut s'approcher pour la comprendre.) Tu es... vivant... Ils ne... t'ont pas... trouvé...

Une quinte de toux la dévora et du sang s'échappa de ses lèvres, éclaboussant Daímôn.

— Ne parle pas, Adrastéia. Je vais te soigner, je te le promets. Tu vivras, et nous... nous...

— Tu dois fuir... Fuir avant qu'ils ne reviennent...

— Qui ? Qui est responsable de tout ceci...

— Nous avons été... Les monstres... La légende...

Alors, sa respiration se bloqua tout à coup, son cœur cessa de battre, ses poumons ne se gonflèrent plus et ses yeux se révulsèrent. Les derniers efforts qu'elle avait fournis pour lui parler l'avaient épuisée. La lueur bienveillante qui émanait continuellement d'elle s'estompa, jusqu'à ce qu'elle poussât son dernier souffle. Thanatos, dieu de la Mort, venait quérir son dû.

Daímôn n'en crut rien et hurla son chagrin. Ces deux derniers jours n'avaient été qu'une succession de malheurs. Il avait perdu sa sœur, dérobée par des dieux qui lui avaient finalement révélé que tout n'était pas réel, qu'il n'était guère mortel mais une créature plus ancienne encore que les Olympiens eux-mêmes ; et finalement Adrastéia, sa seule amie en ce monde à la bonté infinie, qui succombait aux vicissitudes de cet Âge qui avait détruit son village. Les larmes coulèrent abondamment, saignant de douleur et de haine envers les dieux. Il serra Adrastéia contre lui, aussi fort que s'il s'était agi de Calliope.

Puis, le corps d'Adrastéia s'illumina et s'égrena en multitude de particules brillantes, se dissipant finalement à l'instar de flocons de neige soufflés par le vent. L'éclaboussure de sang sur la joue de Daímôn subit le même phénomène. Le souvenir qu'Adrastéia n'avait toujours été que l'enveloppe chimérique d'Athéna s'imposa de nouveau à son esprit. La parcelle vivante de l'âme d'Athéna la rejoignait enfin. Par tous les dieux, mêmes son unique amie se révélait n'être qu'une forme éthérée d'une divinité qui se disait sa protectrice... Quand accomplirait-elle enfin son rôle ?

Ses sanglots résonnèrent dans le silence. L'on entendait également le craquellement des structures de bois qui brûlaient, le vent qui sifflait en s'engouffrant dans les éventrements du temple et entre les colonnes.

Et enfin, le clapotis de la canne de la vieille dame qui s'avançait parmi les morts, frappant le sol ensanglanté.

Daímôn se retourna vers la source du bruit. D'un revers de bras, il essuya les larmes qui lui brouillaient la vue. Il reconnut l'oracle du village, dans son vieux chiton déchiré. Elle brillait d'une aura blanche, pareil à l'Hermès psychopompe qui guide les âmes des défunts qu'aux Enfers. Elle s'arrêta entre deux colonnes de l'opisthodome, les yeux clos, et s'appuya sur sa canne en respirant bruyamment. Lorsque ses paupières se soulevèrent, ses yeux étaient de nouveau nimbés de cette lumière épileptique.

« Arraché à son rêve, l'Oublié se réveille.

Combattant son malheur et ses peines, son destin se révèle.

Guidé par la Sagesse, sur le mont Olympe il marchera.

Pardonner sa Poliade et ses Frères, d'autre choix il n'aura.

Implorant la venue, guettant l'arrivée de l'Épée,

L'Oublié mis à nu, débutera son Épopée. »

Encore des vers ? Et cet Oublié, dont parlait Zeus. Qui est-il donc, à la fin ? se demanda Daímôn en maugréant. Il eut le glacial sentiment que son monde ne serait plus que chaos désormais. Et il ne comprenait toujours pas un traître mot de l'oracle. Il fut tellement absorbé par ses ruminations qu'il en oublia la présence de la prophétesse. Il la chercha du regard, des milliers de questions lui brûlant les lèvres... mais elle avait disparu.

La solitude et le silence s'imposèrent de nouveau, illustrés par ce spectacle de ruines et de corps putrescibles. L'odeur de brûlé et de mort devint insupportable, tout comme la sensation éreintante de se savoir embaumé par elle.

Daímôn se leva et s'éloigna du temple. Par tous les dieux, ce cauchemar n'avait été pour lui qu'histoires à terroriser les enfants. Des Barbares ennemis, avares du pillage, du massacre et du viol ; des hommes détestables, qui pourtant complaisaient le dieu de la Guerre ! Comment une telle déité pouvait-elle autant adorer ce genre de carnage ? Daímôn abhorrait la violence, mais surtout ses effets.

La légende ! Non, ce massacre n'était pas la cause des Barbares. Des monstres... Adrastéia l'avait soufflé dans ses derniers mots. La légende de la Lune Noire, la découverte de l'Entité par les dieux, le village puni pour l'avoir cachée, les créatures détruisant tout !

L'Entité serait alors...

Mais tout ceci semblait bien vain en comparaison de son présent. Les conséquences étaient les mêmes, quel que fût la raison de tout ce chaos : il devait fuir le bourg, car il n'avait aucune autre alternative.

Daímôn prit la cape d'un cadavre et la passa sur son épaule, puis se dirigea vers l'est, la frontière de son village qui délimitait le corps de l'immense forêt s'étendant sur plus de la moitié de la région. Devant les premiers arbres, il jeta un bref et ultime regard vers le bourg baigné de flammes et de fumée, et se détourna pour la dernière fois du seul endroit qu'il ait jamais connu.

Il s'engouffra entre les arbres, seul, allant de l'avant, vers ce qui semblait être son destin.


(suite du chapitre en suivant...)

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