ΔΙΙ - Ἀνάστασις (partie 2)

C'était un fait indéniable : Daímôn était absolument incapable de bouger. Son esprit seul, épris de frustration, vagabondait en tous sens. Il se triturait à ainsi chercher, par tous les moyens, à sortir de sa situation. Mais sa propre révolte contre lui-même ne l'y aidait pas. Espèce d'idiot ! se morigénait-il sèchement.

Il avait ressenti une effroyable douleur lorsque la petite pointe pernicieuse de Borée l'avait piqué. Son corps s'était mis à geler graduellement. Il ne se souvenait pas avoir autant souffert depuis que le Foudre de Zeus l'avait frappé pour la toute première fois. S'il avait pu s'observer à travers les yeux d'un spectateur, il se serait vu pareil aux statues de glace qui ornaient l'extérieur et l'intérieur du palais de Borée. Un beau modèle grandeur nature pour sa collection, comme avait ricané le roi de l'Arctique.

Mais il ne voyait rien, pis ne sentait guère non plus. Seule son ouïe ne semblait entravée par la glace insipide, et elle ne l'aidait pas à se repérer. « Gardez-le bien ! » avait ordonné la voix que Daímôn avait reconnue. C'était celle de Borée. Attends que je me libère, et Díkê te punira comme tous ses ennemis !

Ainsi totalement incapable de se mouvoir, les quelques heures qui s'étaient seulement écoulées lui semblaient avoir duré des jours. Avec son esprit, il avait cherché à se localiser, mais lorsqu'il pratiquait tel art, il ne percevait que les sources de chaleur, même infimes. Il n'y en avait aucune ici. Au moins sut-il qu'il se trouvait encore dans le palais de Borée. Mais dans les étages supérieurs de la tour principale, ou bien les donjons ?

Il avait tenté d'invoquer le feu, pas même une piètre flamme ne s'était manifestée. La glace de Borée annihilait donc même ses facultés uniques.

Bon sang, tu es un Primordial ! Un dieu mineur ne peut rien contre toi !

Il priait tant que Phúlax parvînt à se libérer de lui-même du cœur de l'Omphalόs, mais Daímôn ne percevait guère son épée, et le Dragon en avait été totalement incapable, même tout proche de son jumeau.

Et Athéna ? Où était-elle ? Borée l'avait sûrement emprisonnée également, attendant sagement la venue de Zeus en savourant sa victoire avec tout le nectar que ses très jeunes échansons devaient lui apporter continuellement.

Mais peut-être parviendrait-elle à s'échapper, à le retrouver et à le tirer de cette maudite glace.

Ne te repose jamais sur les seules capacités de tes alliés, fit son esprit. Un fils de Kháos ne compte toujours que sur lui-même. Daímôn n'était pas d'accord. Il était certain qu'auparavant, avant que sa disparition ne survînt, ses pouvoirs lui permettaient de surpasser qui que ce fût. Mais dans un tel état, et bien solidifié comme une effigie de marbre, il se savait incapable de s'en tirer. Ses alliés le pouvaient... mais étaient injoignables.

« Elle viendra entre tes mains au moment opportun. Tu sauras quand l'utiliser. Il te suffit de la désirer. » Le souvenir d'Aphrodite lui revint, ainsi que l'artefact qu'elle lui avait offert. Cette sphère cristalline, qui protégeait en son sein une parcelle du feu que Prométhée avait volé aux dieux et donné aux hommes.

L'idée, l'espoir émergea aussitôt. La Flamme Originelle peut tout détruire, même cette couche de glace qui me recouvre. Le Premier Feu était capable de tout dévorer, car il se nourrissait ainsi. Une force qui à jamais s'alimente de ses ennemis. Le Feu est l'Élément le plus puissant. Un grand pouvoir, créé par mon père et placé entre mes mains.

— Calaïs ! Zétès ! tonna alors une voix éloignée. Venez ici !

— On devrait se dépêcher, mon frère, fit une autre voix tout à proximité.

— Ou Père nous fera la peau, c'est certain, continua une troisième, voisine de la seconde. Mais on ne peut pas le laisser ici seul.

— Tu as raison. Vous deux, approchez !

Daímôn entendit quatre pieds s'avancer et les armes au ceinturon cliqueter.

— Seigneur Zétès et Calaïs, fit un ton rauque.

— Père nous réclame, fit l'un des deux Boréades. (Daímôn ignorait lequel était-ce.) Vous allez tenir la garde ici. Surtout, s'il tente quoi que ce soit, tuez-le !

— Zétès, intervint Calaïs. Père nous a demandé de ne surtout pas le tuer. Si l'on doit arriver à un tel geste irréversible, il veut que ce soit lui-même qui lui transperce le cœur, et avec sa propre épée !

— Il est dangereux, môre ! N'oublie pas que c'est un Primordial, sans doute la race d'immortel la plus hostile qui soit. Il pourrait nous envoyer dans les entrailles de son frère aîné le Tartare d'une facilité déconcertante. Père et Chioné ont seulement eu de la chance. C'est lui ou nous. (Il se tut un instant.) Gardez-le bien à l'œil et éliminez-le au moindre signe de danger, est-ce clair ?

— Oui, seigneur Zétès !

Les Boréades semblèrent alors s'échapper en courant vers la gauche, tandis que les deux soldats se positionnaient.

C'était le moment !

Daímôn se focalisa intégralement sur la sphère cristalline que la déesse de l'Amour lui avait confiée, imagea ses contours finement arrondis, la chaleur des flammes dorées immuables qui brûlaient à l'intérieur, souhaita simplement que celle-ci apparût. Ce qu'elle fit. Un instant, le fils de Kháos eut peur qu'elle tombât et se fracassât au sol, réduisant à néant ses chances de s'échapper aussi bien en gâchant la parcelle de Premier Feu qu'en alertant les gardes. Pourtant, il sentit la flamme flotter au-dessus de sa tête, comme soulevée par la chaleur qu'elle projetait. Il n'avait aucune crainte que les deux gardes pussent percevoir l'ignescence, car il savait que seule sa prédominance sur l'Élément brûlant le lui permettait. Le verre, à l'instar d'une carapace, protégeait le petit foyer. Aphrodite semblait avoir penser à tout.

Mais que devait-il faire maintenant ? Comment briser cette carapace ?

Il ressentait le ronronnement du feu, les volutes de chaleur gonfler puis se dissiper en cognant les parois. Les Quatre Éléments avaient toujours cette volonté : s'échapper sans que rien ne puisse les retenir. Et si la parcelle brisait d'elle-même sa carapace ?

Alors, Daímôn incita le foyer à gonfler. Celui-ci répondit aussitôt. La sphère se fissura de part et d'autre, comme le feu commençait à s'immiscer entre les lézardes. Puis, lorsque le verre fondit totalement, toute la source ignescente coula sur le corps de Daímôn. L'apaisement fut si intense, cette douleur lancinante s'annihilant enfin. La couche de glace disparut peu à peu. Lorsque ses yeux furent libérés, Daímôn put voir où il se trouvait. Une cellule, évidemment ! Quand il eut enfin la possibilité de mouvoir sa tête, il regarda le feu ancestral dévorer le reste de glace.

La liberté. Enfin !

Il se leva en premier lieu et ne sentit aucune douleur ou raideur avec délectation. Il s'avança silencieusement vers les barreaux de fer qui l'enfermaient tel un animal dangereux, en tout point semblables à ceux qu'Athéna avait saisis. Lui ne les toucha pas et chercha plutôt un moyen de les briser d'un coup, intuitif quant à la possibilité que Borée pût disséminer d'autres pièges n'importe où si par sa malefortune son prisonnier réussissait à se libérer de la glace. Ce dernier porta la main à sa ceinture pour saisir sa lame... Borée la lui avait volée, évidemment ! Daímôn grimaça de colère et laissa alors celle-ci gonfler et matérialiser les flammes au bout de ses doigts. Les petites corolles d'or étaient déjà avides de dévorer les barreaux !

Les flammes rampèrent tels des serpents jusqu'à ses paumes et s'unifièrent pour former deux sphères. La chaleur se diffusa.

— Tu ne sens pas quelque chose ? s'enquit la voix rauque d'un des gardes.

— Je me faisais la même réflexion ! répondit l'autre en fronçant les sourcils. Comme une chaleur grandissante. Tu crois que... ?

Ils tournèrent la tête et se rapprochèrent de la cellule de Daímôn. Dès qu'il les vit, le Primordial balança les deux sphères incandescentes qui explosèrent au contact des barreaux et tuèrent les gardes sur le coup.

— Qu'est-ce que c'est ? hurla-t-on plus loin.

L'explosion avait libéré la voie à Daímôn, mais son bruit avait alerté toutes les sentinelles postées dans le donjon.

— Vous, allez voir !

Son ouïe plus développée que celle des dieux et autres mortels, Daímôn put distinguer clairement huit paires de pieds différentes marteler le sol légèrement glacé, de plus en plus proches.

Il s'échappa de la cellule et fit jouer toutes ses articulations. Quelques os craquèrent, notamment toutes ses phalanges, et il sourit. Le temps est encore à l'action !

Il se saisit d'une des lames sur le cadavre d'un garde qu'il venait de tuer et l'examina. Moins longue et solide que l'adamantine qui composait Díkê, l'épée ferait néanmoins l'affaire.

Un râle de stupeur et de crainte provint des huit sentinelles qui avaient été mobilisées vers la source du bruit. Ils regardèrent en premier lieu leurs deux frères d'armes morts puis leur assassin dont les jambes et les bras commençaient à se recouvrir de flammes, sans dévorer ses vêtements par sa simple volonté.

Le premier garde, avant qu'il n'eût pu se lancer à l'assaut de son ennemi, reçut une boule de feu en pleine figure et fut projeté en arrière, bousculant ses compagnons. La panique saisit chaque soldat. Trois d'entre eux, armés d'arc, tirèrent leurs flèches. Goguenard, Daímôn concentra sa puissance dans ses mains et les claqua brutalement l'une contre l'autre. Une véritable vague composée de flammes s'engouffra dans le couloir, réduisit en cendres tous les traits mortels. Les deux gardes les plus proches furent également engloutis et périrent dans un cri de terreur.

Ce fut celui du courage qui vint ensuite lorsque les cinq gardes s'élancèrent.

Daímôn cueillit le premier avec son épée et lui trancha le ventre, laissant les tripes se répandre macabrement sur le sol, puis transperça la poitrine du second. Les trois derniers n'eurent même pas le temps de râler lorsque la lame leur sectionna ou cisailla la gorge.

Il ne resta ainsi plus que des corps calcinés ou occis, ainsi que les morceaux de son épée qui s'était brisée, lorsque Daímôn se calma enfin. Qu'importe qu'il fût désarmé, la puissance du Feu Originel ferait amplement l'affaire pour annihiler toute la garde de Borée.

Daímôn se concentra et repéra aussitôt la chaleur caractéristique du corps d'Athéna plus profondément dans le donjon. Elle semblait inconsciente... Inquiet, Daímôn courut vers elle, se délesta de l'himation qui l'encombrait dans ses mouvements et déboucha finalement devant un mur qui bloquait l'accès à la cellule de l'Olympienne.

Le donjon était un vrai labyrinthe !

Il étudia la façade sous tous les angles et repéra un symbole gravé sous la glace, une sorte de trompette qui soufflait un vent. Il reconnut là le glyphe de Borée, qu'il avait vu sur le blason cousu sur la tunique du roi de l'Hiver. Il gratta la couche de glace et posa une main sur le symbole. Le petit vent caressa froidement sa peau et la couvrit d'un partiel givre qu'il dissipa rapidement.

Percer un trou dans le mur semblait la seule solution, car il entendait la respiration lourde de quatre personnes plus loin. Il ne valait mieux pas alerter la garde plus que de raison.

Mais avant qu'il n'eût pu procéder, il nota un autre froid, plus familier et plus violent. Des flocons se mirent à chuter sur sa tête et autour de lui, les murs se prirent d'une couche blanche givrée.

— Chioné ! dit-il en se retournant.

La déesse se tenait face à lui, ses mains inoculées d'une lueur immaculée.

— Tu as réussi à te libérer alors, fit-elle non surprise. Je savais que nous aurions dû te tuer dès que nous en avions l'occasion, mais mon père a encore une fois voulu prouver sa prétendue supériorité.

— Ton père est un idiot ! assena Daímôn. Il a beau objurguer Athéna avec son orgueil, le même crime l'assaille.

Un rictus étira le faciès de marbre de la déesse de la Neige.

— Je te l'accorde ! plussoya-t-elle. Mon père est un idiot. Il se croit bien plus puissant et important qu'il ne l'est en réalité. Il pense devenir un dieu de la caste des Olympiens en vous offrant à Zeus. Mais il n'a guère compris qu'il n'est qu'un pion remplaçable dans l'échiquier géant de cette foutue oligarchie, dirais-je même monarchie sous la couronne de Zeus. Pour lui comme pour ses pairs, nous ne sommes que des insectes.

— Je ne peux te contredire. Zeus et la plupart des Olympiens se croient bien trop supérieurs aux autres.

Avaient-ils trouvé un terrain de cordialité ?

— Ne rêve pas, fils de Kháos ! s'exclama Chioné. Je t'exècre, toi et ta famille. Vous autres, les Primordiaux, êtes pires que les Olympiens et leurs plus proches descendants, aussi mineurs soient-ils. (Elle souffla.) Dire que sans nous, vous ne seriez rien...

— C'est ce pourquoi mon père m'a créé, répliqua Daímôn. Je suis le Gardien qui protège les dieux, le Juste qui n'obéit qu'à la Dictée adroite de la Loi et de l'Ordre. Mais vous avez préféré attenter à la vie des miens et de moi-même, ployés sous la peur de notre chimérique hégémonie, craintifs à l'idée que nous puissions vous attaquer, terrifiés en vous imaginant le renversement par nos propres mains de la hiérarchie mise en place par les conquérants des Titans et des Géants. Une hiérarchie que vous condamnez pourtant !

— Mais la souveraineté des Primordiaux serait bien pire, car vous êtes dangereux, Daímôn. Dois-je te rappeler que ce fut ta propre sœur aînée, Gaïa, qui instigua les trois plus grands conflits que les dieux connurent ? Ce serait le chaos ! À l'instar des autres enfants de la Béance fécondatrice des premiers êtres, il est indéniable que tu jouis d'une force démentielle, mais si imprévisible. Tu ne contrôles pas tes pouvoirs, et tu pourrais tous nous anéantir en dépit même de ta volonté, brimé par leur intensité, leur puissance. Oh, et je sais que tu désires tant punir mon père, peut-être même le tuer ! Pour venger Éros et son épouse, sa fille, sa mère, ses compagnons, ses amis, même toi ! C'est impossible ! Je ne peux te laisser faire. Toi, Athéna et Cupidon, vous ne quitterez jamais cet endroit tant que Zeus ne viendra vous enfermer lui-même !

Daímôn se raidit avant même que Chioné n'agît. Elle déchargea une épaisse vague de froid sur lui qu'il annihila en déclenchant le feu avec ses paumes. Il courut dans sa direction pour la saisir tandis qu'elle balançait des boules de neige. L'impact givra totalement une partie du mur qui se brisa en morceaux. Daímôn ne doutait pas un instant que son corps subirait le même phénomène !

Une boule de neige passa trop près de lui, mais il parvint tout de même à atteindre Chioné en frôlant par deux fois encore la mort. Il la frappa dans un premier temps à l'estomac, ce qui la plia en deux, puis la contourna et l'attrapa. La déesse, folle furieuse, invoqua sa puissance pour le geler, mais Daímôn laissa sa propre énergie calorifique agir. Il pivota sur lui-même et projeta Chioné sur le mur où le sceau était sculpté.

L'immortelle givra l'obstacle et le détruisit en le percutant.

Daímôn grimaça. Tant pis pour la discrétion !


(suite du chapitre 12 en suivant...)

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