ΓΙΙΙI - Φύλαξ (partie 1)

Pandore courut immédiatement se cacher derrière le mur le plus proche ; elle tremblait comme une feuille. Les deux divinités ne bougeaient pas d'un pouce. Voilà bien des lustres qu'une terreur irrationnelle comme celle-ci n'avait guère éclos en eux. Pourtant, au-delà de leur certaine paralysie, elles semblaient prêtes à se protéger : Héphaïstos serrait fermement son marteau tandis qu'Hécate concentrait les flux de sa magie au bout de ses doigts d'où s'échappait une très légère vapeur verte et sombre.

L'on sentait néanmoins plus intensément la panique de la déesse de la Magie. Contrairement à elle, ce n'était pas la première fois qu'Héphaïstos voyait un Dragon Primordial – cela dit, jamais d'aussi près. Certes fugace, la merveilleuse vision s'était à jamais imprégnée dans sa mémoire, au cœur d'un des événements dont il était le plus fier, fruit de sa vengeance.

Lorsqu'Hélios le Soleil était venu lui dévoiler l'incartade de sa femme Aphrodite avec Arès, Héphaïstos s'était trituré l'esprit à façonner un piège pour enfermer les deux amants devant tous les dieux de l'Olympe. L'idée l'avait aussitôt effleurée dès lors qu'il avait croisé le regard comme toujours dédaigneux et dégoûté de sa mère Héra. Il avait mis au point un nouveau filet invisible et incassable. Lors de sa construction, le dieu de la Forge avait soudainement vu une immense créature ailée traverser les cieux, non loin de Thasos. C'était un Dragon Primordial, fils de Kháos, qui bien qu'élevé, mêlé aux nuages, lui avait semblé comme la plus magnifique des créatures de ce monde, ces écailles de rubis brillantes à la lueur du soleil.

Cette majesté était encore plus grande de près. Prudent avant tout pour sa fille, Héphaïstos n'exprimait nulle hostilité au Dragon, ayant simplement saisi son marteau par réflexe.

Hécate, elle, grelottait, comme pétrifiée sous le regard inquisiteur de la créature. Elle sentit soudain l'énergie magique contenue dans ses doigts décroître inlassablement. Quelque chose s'était introduit en elle, brisant toutes ses défenses, l'intimant à ne plus bouger. Elle comprit que c'était là l'initiative du Dragon. Elle avait connu des dragons, à l'instar de tous les dieux : le doré Ladon, les serpents d'Arès, même la grande Python. Mais contrairement aux progénitures de Kháos, la plupart étaient sous le joug des dieux, ou annihilables. Or, les Dragons Primordiaux n'étaient certainement pas à leur solde, uniquement sous le contrôle de leur roi, et semblaient bien capable de faucher un corps en deux d'un simple coup d'aile membraneuse, même divin. Bien qu'il leur échût de les protéger, suffisait-il simplement que la volonté de leur maître fût de tuer les dieux pour qu'ils cédassent à la violence, sans se poser de question, fidèles avant tout ? Et Hécate n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être la volonté de Daímôn en cet instant !

Aucune frayeur n'émanait de lui, uniquement une joie incoercible. Sa créature lui avait tant manqué ! Les souvenirs aux côtés de la bête émergeaient de nouveau, embaumaient la souffrance due au manque qu'il ressentait depuis que ses origines primordiales et ses pouvoirs lui avaient été révélés. La Lame du Dragon, Díkê, continuait d'insinuer en lui de nouveaux souvenirs : il maniait l'épée sur le dos de son dragon dans des combats aériens fulgurants, au cœur des torrents de flammes qui s'échappaient de la gorge de sa monture. S'il se concentrait, il parvenait même à sentir les gifles du vent alors qu'il filait vélocement.

Il s'approcha de la gueule de la créature. Celle-ci tendit instantanément son cou vers lui, ce qui libéra Hécate de l'oppression spirituelle. La tête triangulaire de l'animal affichait comme un sourire, mâchoires et muscles étirés sur toute leur longueur, dévoilant des crocs effilés aussi blancs que la neige.

— Tu m'as tellement manqué ! fit Daímôn en se collant au Dragon.

« Ton bonheur ne peut être plus grand que le mien, Drákôn ! » répondit la bête par télépathie – seul Daímôn, selon sa volonté, put l'entendre.

Héphaïstos finit par replacer son marteau à sa ceinture, tandis qu'Hécate dissipait tout le reliquat de magie au bout de ses doigts.

Ils admirèrent ainsi la beauté de la créature.

Son corps devait bien s'allonger sur plus de neuf coudées, aussi large et puissamment bâti que ceux de trois taureaux réunis. À la lueur des coulées de lave, ses écailles de saphir, plus dures que l'acier, scintillaient. De longues griffes d'ivoire terminaient ses quatre épaisses pattes. Sa queue, longue de quatre coudées, était hérissée de pics d'un bleu plus sombre que les écailles, tout comme ceux recouvrant la jonction entre sa nuque et son occiput. Ses grands yeux cyans miroitaient toujours de fureur et de gentillesse, une dualité que les dieux ne prenaient certainement pas à la légère. S'échappaient de ses naseaux des fumeroles denses et grises.

Le Dragon laissa apparaître sa langue bifide, comme celle d'un serpent, lorsque Daímôn lui caressa le nez. Le Primordial toucha ensuite la partie inférieure de sa gueule avec une extrême douceur. Le reptile répondit par un semblant de ronronnement loquace.

Daímôn se retourna vers les dieux et Pandore, toujours trémulante derrière son mur.

— Pandore, dit-il sans cacher son amusement, tu n'as rien à craindre de lui. Il ne te fera aucun mal.

L'immortelle ne réagit pas, incapable de bouger. Elle qui avait pourtant enduré tant de péripéties dans sa vie, surmonté les conséquences de ses actes prémédités par les dieux sans jamais flancher, la voilà qui se refusait obstinément à approcher les créatures de celui qu'elle considérait comme le plus puissant être de ce monde, et qui n'avait qu'une volonté : être son ami.

— Je-je ne peux pas..., couina-t-elle.

— Je t'assure qu'il ne te fera aucun mal.

Pandore observa la main insistante que Daímôn lui tendait, tout sourire. Elle prit une profonde inspiration... puis une seconde... puis une troisième... autant de fois que cela fut nécessaire. Enfin, elle s'échappa de sa cachette et s'approcha, le plus lentement possible. Héphaïstos étira une grimace de crainte ; mais il ne l'empêcha pas d'avancer, car il faisait malgré tout confiance à Daímôn, ainsi qu'à son Dragon. Sont-ce l'épée et l'esprit en son sein qui m'assurent de la sympathie du maître et de sa bête ?

La fille d'Héphaïstos se saisit par la suite des doigts tendus ; Daímôn porta immédiatement l'union de leurs mains sous la gueule du Dragon. Pandore s'empourpra en sentant le contact chaud de la peau granuleuse sous l'imposante mâchoire écaillée. Seul le dessous de la gueule du reptile n'était pas recouvert d'écailles. Pandore était en contact direct avec la peau du Dragon. Celui-ci ne lui montra aucune hostilité et ferma fugacement les yeux pour profiter du toucher. Pandore oublia toutes ses craintes et étira à son tour un grand sourire en regardant les iris du Dragon, se perdant dans ce bleu azur unique.

Combien ont eu la chance d'ainsi toucher un Dragon Primordial ? s'avisa-t-elle.

— Pandore, je te présente Phúlax (Ω), le Dragon-Gardien primordial, déclara Daímôn avec solennité.

— Il est magnifique, répondit-elle admirative.

Héphaïstos et Hécate s'approchèrent à leur tour de Phúlax.

— Le dernier des Dragons ! fit Hécate.

Phúlax mit fin au contact avec la main de Pandore en secouant brutalement la tête et se redressa de toute sa hauteur. Soufflant, il grogna en toisant de nouveau la déesse, puis abaissa le cou pour se dorloter contre Daímôn.

« Phúlax » signifiait « gardien » en grec ancien. Le Dragon, observateur et protecteur, avait été ainsi nommé par son créateur, Kháos. À travers son identité avaient été figurés son devoir et sa fonction première. Mais tous les dragons avaient disparu à la fin du premier règne de Daímôn ; il ne resta plus que Phúlax, le dernier-né des Dragons Primordiaux.

— Je sais, mon frère, je sais... (Daímôn se tourna vers Hécate et la fusilla du regard.) Évitons de rappeler ce détail, reprocha-t-il.

— Pardonne-moi, répondit aussitôt la Magicienne. (Elle s'interrompit, méditant ce qu'elle avait alors compris.) Ainsi donc, tu es lié à ses pensées.

— Bien sûr, acquiesça Daímôn. Et je suis le seul être en ce monde à ainsi pouvoir atteindre les pensées de l'espèce des dragons, et des reptiles dans leur généralité. Une simple communication à travers des images, des résidus de souvenirs, mais aussi des paroles ou de simples sons, résonnant directement dans ma tête. Contrairement à moi, les Dragons ne sont pas doués de paroles, alors la télépathie demeure leur dernier recours afin de communiquer. (Ou tout autre grognement pour signaler leur mécontentement. Phúlax ronronna doucement, amusé.) S'ils le désirent, ils peuvent pénétrer les esprits de ceux qu'ils rencontrent. Généralement, ils requièrent la permission. Mais par moments, les circonstances imposent de passer outre cette simple politesse. Tu en fus d'ailleurs sujette, Hécate. Je l'ai senti. (La déesse opina.) Et aujourd'hui, il n'est effectivement plus qu'un unique Dragon à ainsi pouvoir communiquer...

L'amertume fit mouche sur Phúlax qui se dorlota plus encore contre son maître, léchant alors sa joue avec douceur. Daímôn le caressa.

Pandore, attendrie, se rendit compte de tout l'amour inextinguible qui les liait. Deux Primordiaux – l'un humain, l'autre animal – que nul ne pouvait séparer.

— Stupéfiant ! commenta Héphaïstos. Je connaissais l'existence de l'entité à l'intérieur de l'épée, mais jamais je ne l'aurais imaginée si... (Il haussa les sourcils et sourit laidement.) Et il sait souffler le feu ?

Pour toute réponse, le Dragon laissa échapper un fin torrent de flammes dorées sur le dieu de la Forge. Pandore cria malgré elle en contemplant la vague ignescente engloutir intégralement son père.

Héphaïstos sentit la puissance des flammes de la créature lécher son corps pileux. Le feu lui donna de la force, bien plus que le dieu ne pouvait en absorber sur un simple foyer comme celui que sa tante Hestia protégeait en chaque demeure. Ce n'était pas n'importe quel feu mais bel et bien le tout premier, celui que Prométhée avait offert aux hommes à l'insu de Zeus.

Il ressortit du torrent de flammes sans une égratignure, seule la peau fumant légèrement. Même son tablier n'avait brûlé.

— Incroyable ! dit-il. C'était bien la puissance du Feu Originel, n'est-ce pas ?

— Oui, répondit simplement Daímôn. Lors de leur conception, au même instant que les divers Éléments sont apparus, chacun de mes dragons a reçu un don. Un maître de l'orage grondant, un maître de la pluie tombante, un maître du feu ardent, une multitude aussi vaste que le sont les composantes du Tout. Père me chargea ensuite de protéger toutes ces nouvelles forces qui font de ce monde ce qu'il est, de devenir le gardien qui ferait respecter la place de chacun. Malheureusement, je n'étais guère assez puissant pour contenir et contrôler autant d'énergie. Je ployais sous tant de pression, à l'instar d'un dieu voulant substituer le rôle d'Atlas (Ξ) portant le monde sur ses épaules. Père mit alors au monde un Dragon exceptionnel, le dernier qui deviendrait le premier de tous, dont le sang qui coule dans ses veines serait le même que le mien. Ainsi naquit Phúlax. Il devint mon compagnon, mon plus vieil et fidèle ami, mon frère, mon jumeau sous forme de dragon. Il devint celui qui portait avec moi tout le poids de la surveillance des Dragons Primordiaux, nos aînés, ainsi que leurs souverainetés diverses, et qui aujourd'hui appartiennent aux divers dieux régisseurs.

— A-t-il d'autres pouvoirs que le Feu Originel ?

— Pas encore. Étant donné que nous sommes reliés en tout temps, il ne peut manifester des dons que je ne contrôle pas encore. Au contraire des autres dragons de son espèce, il ne possède pas sa volonté propre : nous avons la même. Ainsi nos pouvoirs, nos pensées, même notre force vitale, sont similaires en tout point. Si l'un de nous meurt...

— ... l'autre meurt aussi, conclut Pandore en comprenant l'immense responsabilité qui échoyait à Daímôn et Phúlax.

Daímôn opina.

— C'est la raison pour laquelle je ne pourrai jamais assez te remercier d'avoir protégé Phúlax, Héphaïstos, poursuivit-il. Si tu n'avais pas trouvé Díkê, mon jumeau et moi serions probablement morts à cette heure. Et si Apollon et Zeus avaient accompli leur méfait, il en serait de même. Un devoir plus important que tout est mien – est nôtre ! –, un immense poids pèse sur nos épaules.

— Ainsi, il vous faut devenir plus fort, toi et Phúlax, fit Hécate.

— Oui. Nous devons nous entraîner. Il faut que nous devenions plus puissants, avant de nous lancer dans la Grande Quête. Jamais nous ne pourrons rivaliser avec tous les sbires de l'hostilité qui nous barreront la route ainsi dans notre état.

Héphaïstos, Hécate et Pandore comprirent dès lors la raison pour laquelle Daímôn se montrait toujours si méfiantà l'égard des dieux – surtout de Zeus. Ce dernier ne pouvait agir selon son bon vouloir, fût-il roi des dieux ou non. Si Daímôn et son dragon mourraient, alors le monde ne serait plus. Peut-être était-ce là la nature même de la Justice et de l'Ordre qui régissaient le Tout. Daímôn était le catalyseur de l'équilibre des forces constituant le monde – que les dieux régisseurs ne pouvaient substituer. Le façonnement de l'univers n'avait guère été écrit et pensé ainsi par Kháos. Mais avait-il un jour pensé que son fils disparaîtrait, pour revenir sous un état infime des millénaires plus tard ? Les Dragons n'étaient plus, car leur roi s'était éteint. Dans sa situation naguère, le Primordial avait-il été si simple à éliminer que cela ? Et désormais, cela serait-il plus aisé encore ? Daímôn n'était plus que simples parcelles de force qui empêchaient le monde de sombrer, une dernière et ridicule flamme qui résistait comme elle le pouvait au cyclone de la mort éternelle, soufflée par les dieux régisseurs devenus fous !

Qu'en serait-il lorsque Daímôn recouvrerait ses forces et ses pouvoirs ? Châtierait-il les dieux avec exemplarité ? Zeus, le troisième souverain du monde après son grand-père Ouranos et son père Cronos, serait à son tour condamné ? Daímôn deviendrait alors le nouveau roi, conducteur d'une ère de prospérité éternelle comme il en était cas sous le règne d'Ouranos ? Mais parviendrait-il à supporter tant de pression ? Rien n'était moins sûr... Néanmoins, au su et au vu des derniers événements, il ne faisait aucun doute que le dernier-né de Kháos ferait tout pour que le monde ne sombre guère dans les ténèbres suite à sa mort, car celle-ci ne viendrait jamais !

— Comment te souviens-tu de tout ceci, alors qu'à peine un mois auparavant, tu omettais tes propres origines ? s'enquit Hécate.

— C'est l'épée, répondit Daímôn. Díkê conserve en son sein certains de mes souvenirs les plus enfouis, les plus généraux. Elle recèle mes origines, l'Omphalό(Ω) des Dragons (il pointa la pierre incrustée dans le pommeau) et Phúlax.

— Incroyable. Je comprends soudain ton intérêt et ton émerveillement pour cette épée qui n'est pas qu'une arme, Héphaïstos.

— Un artefact incomparable, fruit du génie infini de Kháos ! scanda celui-ci. À présent, nous devons...

Alors, le fracas étouffa la voix du Forgeron et vrilla les tympans de tous. Puis, le sol se mit à trembler avec force fureur.

— Que se passe-t-il ?! s'époumona Pandore.

Héphaïstos regarda de tous côtés et écarquilla les yeux de stupeur.

— Impossible ! Le volcan entre en éruption !


(suite du chapitre 9 en suivant...)

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