ΓΙΙ - Ἀπόλλων (partie 7)
Apollon s'était minutieusement préparé toute la nuit pour l'acte crucial dont il deviendrait célèbre. Bien qu'il eût besoin de sommeil, il n'était pas parvenu à fermer l'œil, son esprit maniant mille façons différentes de tuer Daímôn. L'épreuve était un honneur incontestable, car jamais n'aurait-il pu penser un jour s'illustrer comme la main qui punirait l'un des plus puissants êtres de la Création, ennemi des dieux. S'il y parvenait – et il n'avait guère le choix, après tout –, ce prodige marquerait l'apogée de ses plus hauts faits.
Le fils de Létô s'avisait pourtant que la déesse de l'Aube, avec l'aide précieuse de son frère le Soleil, lui prodiguerait la force nécessaire pour accomplir son destin, car la majorité des déités désiraient la mort du Parjure de l'Olympe. Les erreurs de ce dernier s'étaient rapidement propagées, pis que le plus gros des ragots rapportés par les véritables mégères parmi les dieux mineurs.
Les trois Cyclopes ouraniens avaient forgé ses armes. L'arc d'argent aux flèches de lumière avait même servi pour qu'il les décimât par représailles, après que Zeus eut foudroyé son fils, Asclépios, lequel avait ressuscité un mort – un acte impardonnable pour le roi des dieux qui se devait de garantir la pérennité de l'antithèse entre la vie et la mort. Apollon s'était par ailleurs fait forger une seconde arme par Héphaïstos, bien des siècles naguère, qu'il portait toujours à la ceinture : un poignard. La poignée était en or, symbole du dieu-Lumière, sertie de petits diamants taillés à la perfection. La lame s'étendait sur vingt-cinq centimètres et brillait d'un perpétuel éclat doré. Le métal composant cette lame était le plus pur que le dieu-Forgeron eût pu trouver en ce monde, l'adamantine. Le matériau avait été traité par Héphaïstos et avait pour singulière particularité d'absorber la force vitale de quiconque l'effleurait. Apollon n'était guère connu pour sa violence, certes, ses artefacts faisaient néanmoins de lui un adversaire redoutable.
Le plan d'Apollon reposait donc sur ses armes : il tirerait les flèches sur le corps du Primordial et planterait le poignard droit dans son cœur pour s'assurer de sa mort. Les bienfaits des dieux solaires lui procureraient les dernières ressources nécessaires.
Il ne pouvait échouer !
Aux premières lueurs de l'aube, Apollon quitta son lit, délaissant le traité sur la musique mozartienne qu'il étudiait, et se posta devant l'immense miroir recouvrant l'intégralité du mur en face. Il retoucha là ses fins cheveux dorés toujours coiffés impeccablement, passa son armure en or au plastron gravé d'une lyre à sept cordes, attrapa son arc et son carquois qu'il accrocha en bandoulière sur son épaule, puis vérifia finalement que son poignard, lestant sa ceinture de cuir noir, était rapidement à portée de sa main droite.
Satisfait, il sortit et se dirigea aussitôt vers la demeure d'Éros que celui-ci et sa femme partageaient avec Daímôn depuis l'arrivée de ce dernier sur la montagne.
Les rayons de l'Hélios naissant comme chaque matin illuminaient la villégiature des dieux ouraniens (Ψ) d'une phosphorescence rougeoyante et chaleureuse. Apollon laissa la première chaleur matinale le caresser en fermant les yeux.
À l'aube, l'Olympe était d'une beauté époustouflante, même pour les déités à qui le spectacle s'offrait tous les jours. La pluie ne tombait jamais sur le mont des immortels, toujours nimbé de la lumière civilisatrice d'Hélios.
Apollon marcha lentement vers la demeure d'Éros. Plusieurs dieux des dernières couronnes s'étaient levés pour l'encourager à accomplir cette épreuve du destin et l'attendaient le long de la parcelle d'escalier qui séparait les deux niveaux les plus supérieurs.
Le fils de Létô croisa alors Hypnos et Morphée, dieux des Songes. Apollon avait ordonné à père et fils d'endormir Hécate pour que celle-ci n'interagisse pas en cette aurore. Les deux immortels lui avaient assuré que la Magicienne ne se réveillerait pas avant qu'il eût fini, mais qu'il lui laissait seulement le temps nécessaire d'accomplir sa destinée. Hécate possédait une puissante protection interne contre toute forme de maléfice, qu'elle nommait communément magie. Il était dès lors difficile – voire impossible – pour quiconque de l'envoûter longuement. Ils ajoutèrent également que les trois occupants du temple ciblé avaient reçu un léger traitement de la part de Morphée, qui les inciterait à désirer jouir du monde onirique plus longtemps. Ils ignoraient néanmoins si l'effet serait probant sur les deux Primordiaux.
Tout de même confiant et ravi de ces nouvelles, Apollon s'aventura au cœur de la seconde couronne.
Le temple tétrastyle fut rapidement atteint. S'immobilisant avant d'y pénétrer, Apollon sonda les alentours avec sa lumière, afin de s'assurer que quelque présence indésirable ne s'y trouvât pas. Fort heureusement, et comme il s'en doutait, il ne détecta personne et s'avança en souriant. Tout allait bien ! Il commençait déjà à ressentir l'excitation, des picotements parcourant chaque parcelle de sa peau.
Il entra doucement dans la bâtisse, plus silencieux qu'un renard. Il observa attentivement l'espace autour de lui, cherchant toutes les issues possibles. Il n'y en avait aucune autre que l'entrée principale. Daímôn ne pourrait donc s'enfuir.
Apollon ignora dans un premier temps Daímôn qui était le plus proche de lui pour s'approcher du lit conjugal des époux derrière le rideau de soie. Le Primordial, sous sa forme adulte, dormait à poings fermés, la tête de Psyché reposant délicatement contre son front. Son arc et ses flèches trônaient en bandoulière sur le buste d'une statue estropiée en marbre posée sur un piédestal. Apollon jugea que Cupidon n'aurait pas le temps de s'y rendre pour sauver son frère s'il se réveillait.
Le dieu-Lumière quitta les époux et rejoignit Daímôn qui dormait profondément dans le lit intégré au mur. Aussi agile qu'Artémis, il se positionna à trois pas du corps de sa cible recouverte d'un fin drap en soie, la tête engouffrée dans un oreiller rembourré en plumes de paon d'Héra.
Il attrapa son arc et saisit une première flèche de lumière. Il plaça le trait foudroyant sur la corde, puis tint l'encoche entre son index et son majeur droits.
— Il est bien dommage que tu nous aies contraint à t'éliminer, murmura-t-il. Tu aurais fait un précieux allié, et un beau parti pour nombre de dieux et de mortels. Mais tu es l'instrument de l'Âge Noir. Je ne suis pas désolé.
Il tendit la corde, bloqua sa respiration en cambrant son poitrail et plaça son œil au niveau de l'encoche en visant le sternum de Daímôn. Il était prêt à tirer !
— Tu peux cesser cette folie pourtant, fit alors une voix derrière lui.
Il fit volte-face, déstabilisé par la présence qu'il n'avait pas ressentie, son esprit intégralement accaparé par Daímôn. En dépit du décret interdisant aux Olympiens de se menacer, Apollon visa Athéna. Elle tenait sa lame en bronze et son bouclier gravé d'une chouette en or. Elle le toisa avec froideur et tristesse. La déception était difficile à avaler, et pourtant n'était pas une surprise.
— Tu oses désobéir à Père ? siffla entre ses dents Apollon, implorant que le pouvoir d'Hypnos et de Morphée ne mît guère fin à la transe des deux Primordiaux et de Psyché. Il t'a omis de ne pas t'interposer, Athéna !
— Je sais, mais je ne peux laisser ma famille commettre la plus grosse erreur de son Histoire ! Tu ne peux le tuer. Tu mourras à essayer. Et je refuse qu'il t'arrive quoi que ce soit ! Si...
— Il n'en sera jamais ainsi ! hurla alors le dieu-Lumière.
Apollon se retourna vers Daímôn et la flèche fila.
Φ
Zeus attendait sur son trône de la salle du Conseil les nouvelles de l'un de ses fils préférés. Lui qui d'habitude ne s'inquiétait jamais, il n'avait guère non plus réussi à fermer l'œil de la nuit, malgré la confiance aveugle qu'il vouait à Apollon. Une mauvaise prémonition tiraillait son esprit et ne le laissait guère en paix. Il pressentait un tel malheur si Apollon venait à échouer, bien que le tueur de Python ne s'avouât jamais vaincu – aucune cible, comme pour sa prodigieuse et sauvage sœur Artémis, ne lui échappait.
Son épouse, Héra, fidèle à ses engagements, était également restée à ses côtés toute la nuit durant. Elle s'inquiétait pour Zeus. Elle ne l'avait jamais vu dans cet état, pas même lors des Grandes Guerres qui avaient précédé. Zeus avait toujours été confiant, ne doutait jamais de rien. Mais en cet instant, l'appréhension et la peur le foudroyaient littéralement. La déesse de la Famille était également en proie à ces mêmes sentiments. Depuis qu'elle avait vu l'état calamiteux dans lequel le Parjure de l'Olympe avait mis son fils Arès, la terreur s'était mêlée à son aversion vis-à-vis du Primordial. Un fils de Kháos n'était jamais un allié des dieux, pas même Éros qu'elle avait toujours considéré comme un espion à la solde du roi des Titans déchu.
Qu'adviendrait-il si Apollon échouait ? Serait-ce la fin du règne des Olympiens ? La naissance de l'Âge Noir ? Mais si Apollon triomphait, que se passerait-il ? Les enfants de Kháos se révolteraient alors contre les dieux pour venger la mort de leur puîné ?
L'Âge Noir est-il donc inévitable ?
Kháos...Toutes les bouches évoquaient ce nom depuis un mois maintenant. Une éternité s'était pourtant écoulée depuis qu'Héra avait ouï ou prononcé le nom de l'Aïeul.
— Zeus, fit la reine, que surviendrait-il si Kháos lui-même se rebellait contre nous ?
— Aurais-tu peur ? répliqua-t-il fermement.
— Il se pourrait bien, je ne le cache pas. Mais je ne suis guère la seule. Toi-même, tu...
Zeus la toisa virulemment, ce qui la fit taire. Le roi ne supportait pas de voir sa femme en proie au doute et à l'effroi. Ils avaient toujours, malgré les nombreuses disputes, été en symbiose ensemble. Ce n'était peut-être pas l'amour qui les liait, mais quelque chose qui leur permettait au moins de prospérer ensemble, pour l'éternité.
— Kháos est endormi depuis des millénaires, dit-il. Depuis les prémices de la cosmogonie, en réalité. Ce vieux bougre a créé le monde, il ne le détruira pas. Nous en sommes les régisseurs, non de simples sous-fifres.
— N'existe-t-il aucun moyen pour le réveiller ? La Grande Prophétie...
— ... l'explicite : les Primordiaux rassemblés le tireraient de sa léthargie.
— Mais cela est impossible, n'est-ce pas ?
— En effet. Deux de ses enfants sont condamnés dans les profondeurs de la Terre. De plus, Gaïa ne s'est jamais plus manifestée depuis la mort de son dernier-né, le Titan des Tempêtes. Nous ignorons où elle se trouve, ou si son esprit est encore éveillé.
— Est-on véritablement sûrs que Kháos ne mit au monde que six enfants ? D'autres ne pourraient-ils pas apparaître sans que nous le sachions ?
— Gaïa, Tartare, Éros, Érèbe et Nyx furent les cinq premiers. Puis vint Daímôn, si l'on ne considère pas les Dragons Primordiaux comme ses progénitures. Je réfute ton idée qu'il y ait plus que six moutards de Kháos.
» Toujours est-il que si ses six enfants s'unissaient en une seule et unique voix, Kháos se réveillerait probablement. Quelles en seraient les conséquences ? Je l'ignore ; mais peu importe, car trois d'entre eux sont éternellement inaccessibles, et Daímôn mourra dans les minutes à venir. La Grande Prophétie n'est que pure affabulation, une histoire pour essayer de nous terroriser, de nous...
Et, avant même que le rayon de la mort ne fusât à travers l'Olympe, Zeus sentit que tout basculait.
Φ
Alors que le triomphe lui semblait à portée de main, la flèche d'Apollon se désintégra en une myriade d'étincelles, produisant un son semblable à une explosion.
Apollon resta stupéfait. Que... Comment...
Au capharnaüm du choc, Daímôn ouvrit les yeux et se leva aussitôt. Il fut plus que surpris de découvrir Apollon, l'arc en mains, et Athéna armée, prête à bondir sur son frère.
Le dieu-Lumière n'attendit une seconde de plus et dégaina son poignard, lançant en un même instant son bras pour frapper Daímôn.
Cupidon, tout en armes, se matérialisa alors subitement devant l'arme... et la lame s'enfonça de toute sa longueur dans sa poitrine.
Le poignard se para d'une intense lumière aveuglante et le rayon de la mort explosa, projetant de part et d'autre les divinités dans un vacarme terrifiant.
Lorsque Daímôn recouvra la vue, il retint son hurlement.
Il ne restait plus rien de Cupidon, hormis son arc et son carquois sur le marbre calciné par le rayon d'or. Apollon et Athéna restèrent paralysés à terre, les yeux rivés sur les armes de Cupidon. Plus rien du corps de ce dernier... Un cri épouvantable retentit : Psyché s'était levée, le visage déchiré par la douleur, des larmes intarissables coulant sur ses joues.
— Éros !
La fureur, semblable à nulle autre pareille, monta immédiatement en Daímôn.
Dans un rugissement strident – celui d'un dragon courroucé ! –, le fils de Kháos se jeta sur Apollon qui ne réagit pas. Il le frappa, aveuglé par ses sanglots, les traits tirés par le chagrin et la colère. L'ichorde la Lumière coula abondamment. Les poings de Daímôn fracassaient sa figure. Le nez fut brisé, les arcades sourcilières s'ouvrirent, les lèvres explosèrent, des dents furent déchaussées. L'ichorgicla sur le mur et sur le visage de Daímôn.
Ses poings s'enflammèrent et il frappa désormais sa poitrine, ses côtes, son cou. Le craquement des os se répercuta. Puis, il serra la gorge d'Apollon, aussi fort qu'il le put comme pour l'étêter avec sa force. Athéna vint derrière lui et le tira en arrière. Il finit par lâcher Apollon et se laissa traîner, soudain tétanisé par sa soudaine fougue et les cris de Psyché.
Athéna prit son visage entre ses mains et lui souffla quelque chose. Daímôn ne comprit rien, comme assourdi par son sang qu'il sentait battre à ses tempes. L'Olympienne essuya quelque peu l'ichor du dieu-Musicien qui tachait sa figure.
Hécate se matérialisa soudain derrière elle. Bien que le pouvoir des dieux du Sommeil fût puissant, le déchirement qu'elle avait brutalement ressenti en son cœur l'avait tirée du maléfice. Elle savait ce qui s'était passé, mais la vision des armes de Cupidon, au cœur du sol calciné, fit éclater sa poitrine et garrotta sa gorge. Elle ramassa finalement l'arc et le carquois.
— Tu dois partir immédiatement avec lui, Hécate, ordonna Athéna en s'approchant d'Apollon. Conduis-le dans les volcans français d'Héphaïstos. Il se trouve dans son atelier principal, au centre de la chambre de la plus grande montagne endormie. Va sans tarder et ne reviens surtout pas ici. Je vous rejoindrai, après m'être occupée d'Apollon. Je prendrai également Psyché sous mon aile. Je te le promets. Va, maintenant !
Hécate opina. Dans ce genre de situation critique, Athéna conduisait tout à la perfection. Elle s'agenouilla près de Daímôn, le releva et le saisit au menton afin qu'il la regardât dans le fond des yeux.
— Daímôn, nous devons fuir le mont Olympe sans plus tarder et nous exiler, lui dit-elle. Est-ce que tu me comprends ?
Le Primordial ne répondit pas, baissa la tête, le regard vide. Peu importe ! songea Hécate. Elle lui prit la main et se dématérialisa avec lui loin de l'Olympe, loin des pleurs de Psyché, loin de ce cauchemar.
Loin de l'assassin d'Éros qui paierait tôt ou tard son méfait impardonnable !
(Fin du chapitre 7)
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