ΓΙΙ - Ἀπόλλων (partie 5)
Tel était le souvenir qu'Apollon gardait de sa première bataille, ressurgi de lui-même.
La brutalité impitoyable qu'il avait ressentie en Python s'illustrait dans les deux serpents enflammés avides de sang. Mus par les ordres de Daímôn, ceux-ci se tortillèrent et mordirent subitement le visage d'Apollon, laissant de profondes cicatrices sur sa peau calcinée. Le dieu hurla, tenta d'arracher les vipères avec ses mains mais ne le put à cause de la chaleur qu'ils dégageaient. Lui qui pourtant substituait couramment Hélios dans sa traversée du ciel, comment ne pouvait-il parvenir à saisir ces manifestations du Premier Feu ?
— Pas mon visage, pitié !
Un mauvais sourire tirailla celui de Daímôn.
Les vipères continuèrent inlassablement leurs attaques, entaillèrent toujours plus profondément ses joues, dévorèrent son cou.
Puis elles disparurent.
Le fils de Kháos relâcha Apollon, fit volte-face et darda un regard enflammé vers Hécate qui baissa la main en consumant les serpents, fulminante de colère envers Daímôn. Athéna se porta à son frère et l'aida à se lever, découvrant avec horreur l'ampleur des dégâts. Tout avait été si rapide !
Hécate, sans qu'un mot n'eût besoin d'être prononcé, rejoignit Apollon et passa une main lumineuse sur les blessures. Immédiatement, le sang cessa de couler et les cicatrices disparurent, redonnant au visage et au cou d'Apollon toute leur beauté.
Le fils de Létô toisa Daímôn avec haine, les yeux brillants.
— En aidant ce tueur, vous nous trahissez ! hurla-t-il en repoussant les déesses. Qu'il brûle de la chaleur du Soleil !
Daímôn gronda.
— Dis-lui simplement les derniers mots de Python, je t'en conjure ! l'intima Athéna. Nous ne cherchons qu'à comprendre les...
— Pourquoi le ferais-je ?!
— Car je ne reculerai pas ! intervint Daímôn. Et ni Athéna ni Hécate ne pourront m'empêcher de t'enlaidir davantage. Les Moires elles-mêmes te trouveront trop repoussant, dieu de la Beauté ! Alors hâte-toi !
— Jamais !
Daímôn s'avança derechef pour mettre sa mise en garde à l'œuvre, mais Éros voleta et l'arrêta aussitôt en posant une main sur sa poitrine.
— Ça suffit, mon frère ! fit-il. Je connais les derniers mots de Python.
— Comment le sais-tu, Éros ? répliqua durement Daímôn. Ne pouvais-tu pas le dire plus tôt ?
— Il a lu dans mes pensées ! lui apprit Apollon avec dégoût.
Daímôn coula un regard insistant sur le dieu ailé qui hocha la tête pour affirmer les dires d'Apollon.
— « J'attendrai à jamais le retour du roi Drákôn (Ω)... », relata Éros.
— Drákôn ? Qui est Drákôn ? s'enquit Daímôn.
— Toi, idiot ! rugit Apollon. Le roi des Dragons ! C'est de toi qu'elle parlait. Ton véritable nom !
— Drákôn... Le « Dragon », traduisit tout haut Athéna.
— Merci pour cette remarque linguistique, ma sœur !
La déesse de la Sagesse se contenta de souffler éloquemment.
Drákôn..., songea Daímôn. Le nom que son père lui avait véritablement donné. Pourquoi n'en ai-je aucun souvenir ? Par les Enfers, pourquoi m'appelle-t-on Daímôn, et non Drákôn ? Était-ce pour me protéger ? Est-ce le nom que j'adoptai lorsque survint ma disparition ?
— Tu n'es que la fin pour nous tous, Parjure de l'Olympe ! gronda Apollon. Tu es peut-être l'émergence d'une antique légende, mais tu deviendras celle du monstre qui a anéanti les dieux ! Athéna, je t'en supplie !
Apollon attrapa fermement le bras de sa sœur, l'empêchant de rejoindre Daímôn, avec qui Cupidon s'efforçait de démêler ces nouvelles interrogations. Athéna était ainsi plus que jamais déchirée entre Daímôn et sa famille ; le regard implorant de son frère n'arrangeait rien, appuyé du visage inexpressif d'Hécate qui attendait qu'Athéna prît sa décision.
« Emmène Éros et Daímôn loin d'ici, dit-elle à Hécate par télépathie. Je vous rejoindrai plus tard. Apollon a des choses à m'apprendre, notamment sur les agissements et les réunions secrètes entre les membres du Conseil dont on m'exclut depuis un mois. »
« Fort bien. »
Hécate s'éclipsa alors avec les deux Primordiaux sans tergiverser.
— Comment peux-tu toujours te permettre de protéger de ton épée celui qui a failli tuer deux de tes frères et ton père ? fit Apollon.
— Vous l'avez tous les trois cherché ! Daímôn n'est pas dangereux, il est juste impré...
— « Pas dangereux » ?! Ah ! Je ne te savais si comique ! C'est un monstre, Athéna !
— Ce sont les dieux désireux de son anéantissement qui sont des monstres.
— Comment oses-tu ?
— J'ose, tout simplement ! Je suis la Voix de la Raison, ne l'oublie jamais.
Apollon soupira.
— Je ne te ferai pas changer d'avis, alors ?
Athéna ne prit la peine de répliquer à cette question rhétorique.
Phœbus lui lâcha le bras, comme résigné à ce que sa sœur rejoignît le Parjure de l'Olympe. Mais la déesse de la Sagesse n'en eut l'occasion.
En un bond magistral, la tête du godelureau Hermès aux sandales ailées se présenta devant les dieux, ses cheveux d'or brillants et coiffés d'une couronne de pétales de roses noires, probablement offerte par une nymphe qu'il venait de courtiser.
— Père nous demande tous au Conseil, séance tenante ! dit-il malicieusement. Et Athéna, tes jolies fesses sont requises sur ton trône !
— Pour quel motif a lieu cette réunion ? s'informa cette dernière en ignorant la familiarité et la lourdeur exacerbées de son frère cadet.
— Tu le sais déjà, répondit calmement Apollon.
L'entreprise de Zeus avait donc abouti. Un nouveau chapitre avait été organisé, validé par la majorité des Quatorze. Athéna n'avait donc guère le choix que d'assister au dernier jugement de son protégé, du fait de son titre d'Olympienne.
Se coupant de toute émotion, elle suivit ainsi Apollon et Hermès jusqu'à la salle du Conseil, sans pour autant empêcher ses poings de se serrer de frustration.
Elle s'installa sur son trône en adoptant sa taille de géant à la gauche de Poséidon, occultant les regards inquisiteurs de ses pairs. Hadès fut le dernier à s'asseoir, tout lui lançant un étrange sourire qui lui fit froid dans le dos.
Tous attendirent que l'instigateur de cette nouvelle séance exceptionnelle prît la parole, Zeus se levant par la suite en s'éclaircissant la gorge, un rictus de satisfaction éloquente sur le visage.
— Vous savez tous pourquoi nous sommes ici, Olympiens, commença-t-il.
— Pour condamner notre aïeul commun ! s'enhardit instinctivement Athéna en se redressant.
Son regard croisa celui d'Arès, puis de Zeus.
— Notre aïeul commun, oui, répéta Apollon. Ce fou, le Parjure de l'Olympe qui manqua m'assassiner de son plein gré ! (Un écho de surprise général survint.) Et regarde ce qu'il a fait à Arès ! Notre guerrier n'avait jamais fini ainsi à la fin d'un combat. Trois immortels ont désormais subi sa folie ! Dans très peu de temps, il accomplira l'impardonnable, l'ultime erreur : tuer un dieu !
L'assemblée des Quatorze ne trouva rien à redire aux paroles du dieu des Oracles qui prêchait la pure vérité. Surtout, la soudaine fougue d'Apollon les laissait tous sans voix. Leur confrère de lumière était sans doute l'une des déités les plus amènes parmi la multitude – mais à la vengeance implacable !
— Tu as tué Python, la dernière représentante de l'espèce qu'il gouvernait, Apollon ! lui reprocha Athéna. Et tu t'es entêté à ne lui accorder nullement le droit de connaître les derniers mots de sa fidèle. Non, tu as préféré l'insulter, lui vouer une mort certaine.
— Ce monstre, tout comme son maître ou sa mère, méritait de mourir, et ce dans la plus grande géhenne qui puisse exister ! s'époumona Apollon. Son cher roi était endormi, Python avait alors tout le loisir de se déchaîner. Tu souhaites donc connaître la véritable raison de la venue de Python à Delphes ? Je m'en souviens précisément maintenant : elle était vouée à tuer quiconque pour que l'oracle lui révèle l'endroit où son maître était enfermé. Il me l'a dit lui-même. Il a bien fallu que j'agisse. Il fallait que je venge ma mère, mais surtout que j'accomplisse mon devoir ! Deux raisons légitimes de l'éliminer !
Artémis, sa jumelle, coula un compatissant regard d'ivoire sur lui. Elle savait que le combat contre la fille de Gaïa n'avait guère été de tout repos.
Héra, elle, s'enfonça profondément dans son trône : après tout, sa vicieuse jalousie avait été l'instigatrice du désir de vengeance des enfants de Létô.
— Mettez-vous tous à la place de Daímôn... simplement un court instant ! tempêta Athéna. Il n'a plus ce pourquoi il vint au monde. Il ne peut plus invoquer, protéger et chérir ses créatures. Il ne reste plus rien de son règne, si ce n'est de minuscules bêtes, formes cachectiques de ces merveilleuses légendes qu'étaient les Dragons ancestraux. Éros vous l'a dit ! Tout le monde connaît la vérité grâce à lui ! Imaginez maintenant si vos propres gouvernances disparaissaient ! Que feriez-vous ?
— Eh bien, si sa souffrance est tant insupportable que cela, tuons-le pour le soulager, proposa Arès en pouffant. Ce ne serait que lui rendre service.
— Comment oses-tu t'exclamer ainsi, pauvre imbé...
— Il suffit de ces querelles et de cette désuétude arguée ! tonna une puissante voix autoritaire.
Une dame de prestance s'avança au centre de la salle du Conseil. Grande et élancée, ses cheveux d'un noir de jais tombaient en cascade jusqu'au milieu de son dos. Ses lèvres pulpeuses étaient rougies par un fin maquillage. L'on ne pouvait voir la couleur de ses yeux, bandés d'un mouchoir en soie blanche. Elle était vêtue d'une longue tunique immaculée et portait dans sa main gauche une épée et dans sa main droite une balance équilibrée ne tanguant pas d'un pouce. Thémis (Ξ), déesse de la Justice et de l'Impartialité, présidait le Conseil dans sa tenue d'apparat – un événement des plus rares qui marquerait l'Histoire des dieux de l'Olympe ! Titanide, fille d'Ouranos et de Gaïa, Thémis faisait partie de la première génération des déités. Unie à Zeus, elle avait enfanté les Heures(Ξ) personnifiant le temps, et les Moires allégorisant le passé, le présent et le futur. Elle était la porte-parole de l'Irrévocable.
— Il est inutile de tergiverser plus longtemps ! gronda Thémis. L'instant est au jugement, un tournant de l'Histoire. Les Quatorze se doivent de manifester leur avis. Nous en connaissons actuellement cinq – ceux d'Athéna, Zeus, Héra, Arès et Apollon. Que les autres donnent le leur, et que la Balance penche !
Le silence se fit pesant. Athéna sentit l'émotion la submerger, mais elle ne pouvait se permettre de le montrer. Elle était avant tout une déesse, de surcroît une Olympienne, divinité poliade de la glorieuse et éternelle Athènes. Elle savait d'ores et déjà qu'il était trop tard pour raisonner ses pairs.
Chaque dieu bloqua ses pensées, pour qu'aucun autre Olympien ne lût dans son esprit. Lasse du silence, Thémis le coupa court :
— Que se prononcent les voix votant l'atimie immédiate de Daímôn, nommé le Déchu, fils du Kháos et Souverain des Dragons ancestraux.
Alors unifiées, dix voix accompagnées de dix mains s'élevèrent : Hestia, Déméter, Héra, Poséidon, Zeus, Arès, Artémis, Apollon, Hermès et Dionysos condamnèrent le Primordial à la peine capitale. Seuls Aphrodite, Hadès, Athéna et Héphaïstos se turent. Les regards étaient plus que lourds de sens.
Athéna avisa durement Hestia, pour qui l'affection profonde était désormais ébranlée. Ainsi, même le plus réfléchi des premiers Olympiens succombe à l'idiotie générale, songea sinistrement Sagesse.
— Vous avez signé notre fin à tous ! les vilipenda-t-elle sèchement.
— Très bien ! coupa Zeus sans cacher sa satisfaction paroxystique. L'ennemi sera éliminé demain dès que les premiers rayons de l'Hélios illumineront l'Olympe. Et j'offre l'honneur de cet acte fondamental à notre cher dieu de la Lumière, Apollon. Il est légitime qu'en tant que pourfendeur de Python, tu envoies toi-même son maître dans les abysses du néant.
— Je vous en suis infiniment reconnaissant, Père ! fit celui-ci en courbant le dos.
— Père ! intervint Arès avec supplication. Laissez-moi anéantir ce monstre moi-même ! La Guerre réclame vengeance !
— Tu es encore trop faible pour t'y tenter, mon fils ! s'exclama Zeus. Tu tiens à peine debout. Des semaines te seront encore nécessaires pour recouvrer toutes tes capacités.
— Mais je...
— Il suffit ! Ma parole est irrévocable, à l'instar de ce jugement.
» Recevez néanmoins cet avertissement : celui qui interférera dans cette affaire subira un châtiment exemplaire ! Me suis-je bien fait comprendre ?
Nul ne répondit. Tout sourire, le Père du Ciel mit fin au chapitre. Athéna n'attendit pas une seconde supplémentaire pour se dématérialiser en son foyer, laissant alors l'émotion la submerger.
(suite du chapitre 7 en suivant...)
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