ΙΙΙ - ΚΡÁΤΟΣ (partie 2)


Daímôn revint encore se placer à son côté, saisissant cette fois l'une des bûches calcinées qui trônaient non loin du feu de camp. Il espéra simplement qu'elle parviendrait à lui sauver la vie...

L'aura noire, rampant dans les airs tel un serpent infernal, fusa à l'horizon, fugacement éclairée par les rayons sélènes, et percuta de plein fouet Athéna. Celle-ci fut propulsée et retomba quelques pas plus loin. La noirceur se mouvait avec force célérité, si bien que Daímôn ne put la suivre du regard. Pis, le feu de camp se consumait au gré du vent devenu plus intense.

La volute se plaça rapidement au-dessus d'Athéna couchée sur le dos et se scinda : deux créatures visqueuses se formèrent, armées de sabres de fumée obscure. Des gouttelettes coulaient de leur corps, dont le seul contact suffisait pour fondre la neige et dévorer la terre.

Les monstres avaient une apparence humanoïde, quelque peu plus grands qu'un homme de taille moyenne, mais dont l'enveloppe corporelle noire et huileuse trahissait une appartenance à tout autre chose, sans nul doute échappé des Enfers. Bras et jambes humains, ils étaient affublés de deux cornes recourbées – l'une brisée pour le plus petit des deux, sur le dessus du crâne. Leur visage triangulaire et la barbiche ruisselante de leur menton évoquaient irrémédiablement un bouc, avec des lèvres et un nez humains. Leurs pattes semblaient recouvertes de grosses touffes de poils, imbibées d'un liquide poisseux qui suintait continuellement. Daímôn remarqua qu'ils ne possédaient pas de pieds comme les siens mais de véritables sabots, à l'instar de ceux d'une chèvre. Sous la fumée qui s'échappait et la liqueur qui coulait, il put également voir brièvement la matière pâteuse qui substituait leur peau.

Athéna se remit sur pied, nullement impressionnée, et recula rapidement en rejoignant Daímôn en trois foulées, la lame au clair. Daímôn, lui, grelottait de peur, muni de sa simple bûche qui semblait bien inoffensive...

— Qu'est-ce... que c'est ?

— Des satyres. Ne les laisse surtout pas te toucher : un simple contact, et ta peau ne sera plus que lambeaux de chair décomposée. Tu finiras par te consumer dans des souffrances inimaginables. Ce ne sont pas les esprits délurés accompagnant Dionysos lors des cortèges ou forniquant avec les nymphes, mais des esprits de la nature altérés par les expériences abjectes d'un nécromant !

Daímôn retint son angoisse profonde.

— Et leurs lames... On dirait de la fumée.

Athéna ne pipa mot cette fois et fit un pas en avant vers les satyres. Leurs yeux rouges, scintillant d'une évidente soif d'ichor, se braquèrent sur elle. Le plus proche des deux, à la corne brisée, passa subitement à l'attaque et frappa la déesse de ses épées de fumée.

Daímôn suivit la trajectoire des armes ennemies, jusqu'à ce qu'elles atteignissent le xiphos d'Athéna. Les trois épées cliquetèrent les unes contre les autres – la fumée ne traversait pas le bronze divin !

Les coups plurent, si véloces et brutaux que Daímôn ne sut dire qui avait l'avantage. La déesse grecque de la Guerre se battait certes à merveille, son adversaire n'en était pas moins un bon escrimeur. Les frappes diluviennes provenaient de l'un comme de l'autre.

Tellement obnubilé par le combat, Daímôn mit deux secondes de trop avant de s'apercevoir que le second satyre s'approchait de lui. Une lame dansa vers lui et, si son instinct n'avait pris le dessus en un pas chassé arrière, il aurait encouru bien plus que le simple déchirement de son chiton maculé de saletés au niveau de la poitrine. Il ne lui vint même pas l'idée de frapper le satyre avec la bûche ; il recula. Par malchance – ou une nouvelle traîtrise perverse des dieux ? –, il buta contre l'un des troncs couchés et bascula. Maudit sois-tu, Daímôn ! se morigéna-t-il.

Le satyre émit une sorte de rire caverneux, sans nul doute par moquerie devant ce piètre adversaire, et assura plus fermement sa prise sur ses pommeaux. Il enjamba le tronc – quelques gouttes coulèrent de ses poils et dévorèrent le bois. Il leva ses épées et s'enhardit d'un puissant et définitif coup.

Daímôn pensa mourir à ce moment-ci. Les lames s'approchaient de son visage ; il ferma les yeux. Il revit défiler devant ses yeux sa triste vie. Étrangement, son existence se réduisit à la vue de cadavres, de mondes engloutis ou en proie aux flammes chaotiques, de serpents sifflant bruyamment, de dieux magnifiques dans des armures brillantes... et d'immense créatures écaillées fendant les cieux de leurs majestueuses ailes membraneuses. Mais surtout, Calliope... Des souvenirs qui ne lui semblaient guère siens, mais dont il fut persuadé qu'ils ne pouvaient que l'être !

Alors, ses sens prirent le dessus, indépendamment de sa volonté. La bûche qu'il tenait toujours dans la main droite fut saisie à son extrémité par son autre main et vint en position défensive, parfaitement horizontale, devant lui. Lorsque les épées de fumée la rencontrèrent, une puissante onde de choc brûlante éclata et repoussa le satyre en arrière avec véhémence. L'homme-bouc atterrit sur le feu de camp, qui s'embrasa follement en un instant. Le monstre hurla à l'agonie tandis que les flammes se nourrissaient de son corps. Une forte odeur macabre se répandit dans l'air, réveillant Daímôn de sa soudaine torpeur. Il se releva précipitamment, encore sous le choc de la vague d'énergie qui s'était propagée. Il sentit en lui cette puissance, à la fois inconnue et familière, cette résurgence qui l'avait accompagné lors de son escarmouche avec Zeus. Il se sentit fort, bien plus qu'il ne l'avait jamais été consciemment.

En entendant la géhenne de son confrère, le satyre affrontant Athéna la frappa plus violemment avec ses épées, de façon à ce qu'elle reculât. Son revers ayant l'effet escompté, il se volatilisa en volute et apparut tout aussi rapidement devant Daímôn. Nullement touché par la vivacité du satyre, Daímôn se tint fermement sur ses positions. L'homme-bouc attaqua. Daímôn leva la bûche et para le premier coup ; ce fut le seul, car le bois se brisa aussitôt en éclats de copeaux calcinés. De nouveau désarmé, Daímôn fit la seule chose que lui intima son instinct, ayant occulté l'avertissement primordial d'Athéna : il flanqua un magistral coup de pied dans le ventre du satyre.

L'Olympienne vit le pied de Daímôn s'empêtrer dans la ceinture abdominale de l'homme-bouc et cria, tandis que son protégé décochait un parfait crochet dans la tête du satyre. Athéna ne se raidit que davantage lorsque la main de Daímôn disparut dans le crâne du monstre. Mille images se bousculèrent dans son esprit, mais surtout celle d'un Daímôn réduit en vase fumante.

Le poison n'affecta Daímôn : il ne fit que lécher sa peau, sans lui causer le moindre dommage mortel, s'écartant au passage du membre qui atteignit finalement la colonne vertébrale de la créature en plongeant. Tirant dessus d'un coup sec, l'os se brisa, tandis que le satyre s'effondrait dans des borborygmes glaçants. L'homme-bouc n'était toujours pas mort... jusqu'à ce que les poings de Daímôn s'enflammassent et s'engouffrassent dans son ventre. Le satyre s'étouffa de douleur et enfin mourut. Son corps ne fut plus que cendre parmi les flocons de neige soufflés par le vent.

Les flammes sur les poings de Daímôn se consumèrent. Il tomba à genoux, terrassé par une profonde fatigue. Ses mains tremblaient, ainsi que chaque fibre de son corps, mais nullement de froid, simplement par la puissance qui coulait en lui, qui se mêlait aussi bien à son ichor unique qu'à l'air circulant dans ses poumons.

Athéna s'agenouilla à ses côtés après avoir rengainé sa lame, enlaçant de ses doigts protecteurs son épaule prise d'une étrange frénésie. La peau de sa paume fut parcourue de picotements dérangeants, brûlants, presque douloureux, à l'instar de fourmis dévorant un membre engourdi ; mais elle ne se retira pas, subjuguée par la force qui émanait désormais de son protégé. Elle le regarda posément, évalua son état et guetta une quelconque blessure suite au combat.

— Tu n'as rien, ne t'en fais pas, dit-elle calmement. Il n'y a que ton pouvoir qui s'est grandement accru. Tu... tu es incroyable !

— J'ignore d'où me vient cette force, fit Daímôn d'une voix chevrotante. Je ne la connais pas, mais c'est comme si elle avait toujours été là, enfouie au plus profond de mon être, mais imperceptible.

— Voilà ton pouvoir en sommeil qui commence enfin à émerger de sa longue léthargie. Je serais prête à parier que notre rencontre fut l'élément déclencheur de cette résurgence. Le pouvoir catatonique qui t'anime s'éveille croissant. Tu vas te découvrir des facultés dont tu ne soupçonnais pas l'existence !

— Des facultés...

— Je sais pertinemment que tout ceci te paraît incroyable et effrayant, mais...

— « Effrayant » est un euphémisme...

Il détourna son regard de la déesse, plongea dans ses souvenirs où sa vie n'était que celle d'un banal mortel ignorant tout de sa véritable nature, loin des dieux et des monstres, loin du danger et de la mort certaine. Il la regrettait... pour le moment.

Athéna lui administra une vague de chaleur pour le rasséréner. Cela éloigna quelque peu l'amertume en lui.

— Tu es spécial, Daímôn, bien plus que tu ne puis l'imaginer. Ne laisse pas la crainte noyer l'engouement que tu dois exprimer à l'idée de découvrir tes dons. Certes, ils t'apporteront des épisodes ténébreux comme ceux-ci, mais également de la force, de l'euphorie, un profond sentiment d'invulnérabilité, tout ceci pour ton bien. Le Créateur a spécifié une place pour chacun. Il te faut la découvrir.

— Comment puis-je la trouver ? Comment puis-je connaître mon rôle en ce monde ?

— Le temps pourrait te guider, mais nous devons rattraper celui qui fut déjà perdu ici. Alors, il ne reste plus que trois entités qui, à l'unisson, pourront répondre à cette question : les Moires.

Les Maîtresses du Destin.

Les paroles de l'oracle se rappelèrent à lui. Tout lui était clair. L'Épée avait été Athéna, dont il avait imploré la venue. Maintenant, il devait marcher sur le mont Olympe à ses côtés. Avait-il réellement le choix ?

— Je vous suis, conclut-il. Je ne peux que suivre mon destin, dicté par les dires de l'oracle.

— Crois-moi, Daímôn, elle n'a dit que la vérité. Après tout, elle fut mon oracle mais bien plus encore : une manifestation de mon pouvoir afin de guider les âmes perdues dans le droit chemin qu'est leur destinée, à l'instar de mon frère Hermès guidant les morts jusqu'aux Enfers.

Ainsi donc l'oracle est à nouveau une création d'Athéna, songea Daímôn. Comme Adrastéia. Athéna a tout fait pour que je la suive.

Il se résolut alors à emprunter la route sinueuse qui le mènerait à son destin. Il n'avait pas le choix. Et quelque part, au plus profond de lui-même, il voulait suivre Athéna, découvrir ses pouvoirs, sa véritable origine, sa place parmi les dieux et les mortels. Les dons des déités étaient si puissants, si grisants, d'autant plus à posséder. Et il était une entité différente, selon Athéna plus ancienne encore que les Olympiens eux-mêmes, et les facultés de ces derniers étaient déjà époustouflantes – elles semblaient même infinies. Les siennes seraient-elles plus incroyables encore, à même de surpasser celles des dieux de l'Olympe ?

Et pour répondre à toutes ces interrogations, il n'y avait qu'un moyen : suivre Athéna sur la montagne sacrée.

— Cependant, avant de pouvoir pénétrer sur le mont Olympe, fit Athéna, il est une condition que tu dois remplir. Une promesse, un pacte, entre toi et moi, sous le serment du Styx.

Daímôn savait ce que signifiait une telle promesse : une fois faite sur le Styx, elle devenait un serment dont la violation était soumise aux imprécations éternelles et insurmontables. Et pourtant, malgré ce risque certain, il n'hésita pas. On lui avait tout arraché : son village, Callia, son identité, son innocence... son passé et sa vie. Il en vint à la conclusion :

— Je n'ai plus rien à perdre.

Le visage d'Athéna s'illumina d'un sourire de satisfaction.

— Alors jure sur le Styx de boire ceci, et de me suivre sur le mont Olympe.

Athéna ouvrit la main où apparut une outre en peau de chèvre qu'elle tendit aussitôt à Daímôn. Celui-ci ignorait bien ce que pouvait contenir le récipient, et pourquoi Athéna lui demandait de promettre sur le Styx de l'écluser. Mais face aux yeux insistants de la Sagesse, il se saisit de l'outre et leva.

— Je le jure sur le Styx.

Il porta les lèvres de la poche à sa bouche et visa son contenu d'une traite. Si la substance n'avait aucun goût comme l'eau, il la sentit couler le long de sa gorge puis brûler chaque partie de son corps. Il ne put s'empêcher de fermer les yeux, tandis que les ténèbres emplissaient toute parcelle de son esprit progressivement.

Groggy, la sensation de brûlure atténuée, il ne se rappelait plus rien, hormis... son nom, l'appel de son destin, tout ce qu'il avait vécu dans le nexus et avec Athéna ici. Tout le reste était flou, à l'instar d'un mirage dans le désert disparaissant dès qu'on l'approchait.

Pourtant, nonobstant cette atypique sensation de perdition, il se sentit bien mieux, presque apaisé, dont le seul but était désormais d'embrasser sa destinée, sa vie, celle d'un immortel qui se voulait bien plus puissant que les descendants des Titans. Sa poitrine se gonfla d'orgueil à cette idée – une notion qui, elle, n'était pas inconnue des immortels !

Athéna lui sourit, heureuse qu'il la suive. Elle fit volte-face et porta un bras vers le ciel noir. Elle émit une phrase dans une langue dont Daímôn ne connaissait les mots ; il assimila néanmoins le but d'une telle parole, lequel se manifesta par une lumière lactescente fendant les cieux et frappant le sol.

La neige fondit aussitôt... Daímôn fronça les sourcils.

Athéna ne lui laissa pas le temps de reculer et le saisit par le bras avant de le tirer sans plus de cérémonie. Daímôn fut dès lors le jouet du pouvoir à l'œuvre et tourna en tous sens.

Il souhaita de tout cœur que cette sensation cessât aussi vite qu'elle fut venue.


(suite du chapitre 3 en suivant...)

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