III - Ἄρτεμις (partie 2)

Rentrant de la chasse à l'aube venue comme à son habitude, Artémis se laissa guider chez elle par son don de dématérialisation. Alors qu'elle ne souhaitait rien de plus que fermer les yeux et se reposer quelques heures avant que la nuit ne vînt et qu'elle ne la gouvernât de son croissant sélène, quelque chose vint animer son esprit et accapara alors toute son attention sur la montagne sacrée.

Ainsi en l'air, fusant telle la plus argentée des étoiles filantes, elle vit un Zeus dévaler de pas lourds l'immense escalier de l'Olympe. Son expression était dure, oscillant entre colère et prosternation. Elle crut en premier lieu qu'il s'en allait sermonner un dieu récalcitrant parmi ses petits-enfants ou quelconque autre dieu fruit des aventures charnelles des Olympiens, mais il continua sa descente jusqu'à la couronne inférieure de la montagne, et s'enfonça profondément à l'ouest. Artémis comprit alors qu'il se rendait auprès de la déesse de la Magie, dont elle venait juste de sentir la présence nouvelle. Voilà un moment que celle-ci s'était échappée de la cité des dieux.

Plus curieuse que jamais, Artémis poursuivit de loin son père et l'observa. Elle vit à son tour Hécate courir rapidement vers sa demeure aussi sombre qu'Érèbe (Ξ). Les gardiennes semblables à des statues qu'étaient ses créations, les empuses, prirent vie dès lors qu'elles perçurent l'aura de leur mère. Un échange se fit, que la déesse de la Chasse ne comprit guère, bien trop loin d'elles malgré son ouïe plus développée que la plupart des dieux. Néanmoins, elle ne devait pas s'approcher, car elle avait parfaitement noté la colère indomptable du souverain qui s'accroissait à mesure qu'il s'approchait d'Hécate et des empuses.

Dotée de la vue exceptionnelle du plus fin veneur, Artémis voyait les arcs électriques tout autour de son père qui projetaient par moments de minuscules décharges foudroyantes. Elle perçut également l'air se charger d'électricité pure, s'alourdir comme à la préparation d'un orage. Le ciel au-dessus de l'Olympe, d'ordinaire ensoleillé par Hélios, se couvrait graduellement de nuages noirs et pesants. Tout autour, Artémis sentit la crainte des animaux des forêts, des montagnes, des plaines, et même de la mer Égée bien plus lointaine.

Déesse de la Chasse, l'Olympienne était en parfaite communion avec la nature elle-même, néanmoins dans le cadre unique de la faune. Elle présidait les animaux de toutes sortes, lui prodiguant un pouvoir des plus redoutables dès lors que ses combats se déroulaient en territoire sauvage. Elle pouvait ainsi faire appel aux forces naturelles pour lui porter soutien. Pourtant, ce pouvoir se révélait à double tranchant, car la déesse, maîtresse de la nature, se devait de protéger la faune en toutes circonstances, faire respecter les lois de la chaîne alimentaire, aussi horribles soient-elles. Elle n'avait guère le choix, car ce n'était là que la raison de sa naissance et de son existence intemporelle.

Mais elle se confrontait à la dure réalité de ces temps. C'était un nouvel exemple de la raison pour laquelle elle exécrait l'espèce humaine de l'Âge de Fer et leurs satanés machines qui tuaient impudemment les animaux, réduisaient les étendues sauvages et naturelles, manteaux vivifiants du monde. L'Équilibre même souffrait de la bêtise humaine, de leur maudite manie à tout détruire pour leur profit, et malheureusement, elle ne pouvait rien y faire, quand bien même eut-elle tout fait pour. Cette impuissance avait tendance à la mettre hors d'état d'elle-même.

S'arrachant à l'appel désespéré de la faune, elle regarda son père s'avancer plus encore vers Hécate. Les deux créations de la déesse de la Magie toisèrent le roi des dieux en grognant. Artémis décida de se matérialiser plus proche d'eux. Elle entendit ainsi le dialogue lourd d'animosité entre Zeus et Hécate. Le qualificatif « mineur » avait toujours fait froid dans le dos à Artémis. C'était bien l'une des seules divinités, enfant de Zeus, à considérer tous les dieux comme égaux et à rejeter le concept de dieux dits « mineurs ». Mais le roi ne l'entendait pas de la même oreille... et elle ne se lancerait certainement pas dans une quête vouée dès ses prémices à l'échec, car Zeus était bien le plus têtu de tous les dieux.

Elle fut surprise de l'aplomb dont Hécate fit preuve. Aucun être sur cette montagne, hormis Héra, n'osait ainsi s'exprimer devant le souverain des immortels. Artémis la comprenait pourtant fort bien. Elle avait toujours connu Hécate comme une déesse crainte et rejetée, autant par les dieux que les mortels – même si ces derniers tentaient tant bien que mal de s'approprier ses bienfaits pour n'encourir aucune malédiction. Qui plus est, Hécate étant l'une des plus anciennes divinités résidant sur l'Olympe, Artémis comprenait ainsi parfaitement l'essoufflement de la déesse de la Magie quant à la vanité de Zeus qui scandait à qui mieux mieux d'être le plus grand de tous. Mais surtout, Artémis se souvenait des histoires qu'on lui avait narrées jadis, où Hécate était encore considérée comme une déesse bienfaitrice, et qui avait entre autres accordé la victoire à Zeus lors de la Titanomachie (Ψ). Tristement, les années qui avaient suivi s'étaient montrées dures envers elle, car dès lors on ne la considéra plus comme bénéfique mais messagère des démons et des Enfers (Ψ), maîtresses des forces noires et des ténèbres, de ce fait rejetée de ses pairs et des mortels ! Comment en était-on arrivé là ? Pourquoi la vie avait-elle été si impitoyable avec Hécate ? Artémis ne le comprenait pas.

Pourtant, elle ne s'attendit guère à ce que la déesse de la Magie employât ses pouvoirs contre Zeus. Elle-même n'oserait sûrement pas, non pas parce que celui-ci était son père, mais bien parce qu'elle connaissait la puissance dont le dieu de la Foudre était pourvu.

Elle se demandait d'ailleurs quotidiennement comment un si jeune garçon tel que le Déchu, bien que fils du Chaos Ancestral mais amnésique et étranger à ses propres dons, avait ainsi pu supporter le mordant létal du Foudre (Ψ) de Zeus. Elle-même ne le pourrait certainement pas.

Mais Hécate ne semblait en avoir cure. Ses créatures ne lui laissèrent le temps d'agir avant et s'élancèrent sur le roi des dieux, transportées par la volonté de protéger leur mère. Bien évidemment, le roi des dieux ne fit qu'une bouchée de ces simples moustiques, et les tua rapidement.

Artémis eut tout le loisir de ressentir la colère percée de tristesse de la déesse de la Magie qui se laissa alors aller à ses émotions. Les sphères incandescentes de la fille de Titans fusèrent et fauchèrent Zeus de plein fouet. Celui-ci ne se fit guère prier pour riposter et frappa Hécate d'un simple éclair qui la mit à terre.

La confrontation aurait dû s'arrêter là, mais les mots de Zeus qui suivirent furent la consécration de la compréhension d'Artémis quant à la folie de son père : « La Grande Loi de l'Olympe sera dissolue le temps que soient matés tous les insurgés ! »

La vérité frappa Artémis tout comme l'éclair qui fusa vers Hécate, illuminant toute la montagne sacrée.

Quelques secondes furent nécessaires pour que cessât ce mal brûlant qui rongeait les yeux d'Artémis. Lorsque ses paupières ne papillotèrent plus, Zeus et Hécate avaient disparu. Il ne demeurait qu'Héra, seule, perdue dans ses pensées les plus profondes, qui fixait le ciel, avant de se dématérialiser. Artémis se jura alors qu'elle aurait une sérieuse discussion avec la reine de l'Olympe.

La déesse de la Chasse décida finalement de se matérialiser dans sa demeure au plafond argenté et aux murs d'une pâleur ressemblant à s'y méprendre à celle de la surface de la lune céleste. L'intérieur était orné d'une quantité exponentielle de trophées de chasse. Des têtes de cerf, de léopard blanc, de lion, de biche, de sanglier... Il y trônait même celle d'un éléphant albinos.

La pièce était unique et étonnamment édulcorée pour une Olympienne. Au centre était posé un grand lit rond aux draps argentés. Sur la gauche était agencé un espace dédié aux armes de la déesse, où un arc de magnifique facture gravé de lettres phéniciennes, un carquois à fine soie et des flèches à la pointe terrible y reposaient.

Artémis tenait énormément à cet arc, son préféré, que les antiques Cyclopes (Ξ) ouraniens lui avaient forgée des millénaires plus tôt. Elle ne l'utilisait qu'en de rares occasions, lorsque celles-ci se faisaient exceptionnelles comme la Gigantomachie (Ψ) ou la punition d'un mortel particulier.

À l'extrême droite de l'Artémision (Ψ), encastré dans le mur, un feu de cheminée, commun à toutes les demeures divines, brûlait éternellement, symbole de la déesse du Foyer et aînée des Olympiens. Bien qu'insensible à la chaleur et au froid, la déesse de la Chasse ressentait l'énergie de sa tante embaumer l'atmosphère, et se complaisait dans l'ambiance feutrée qu'offraient les flammes dorées. En outre, Artémis avait ajouté de petites lanternes accrochées aux quatre coins des murs de marbre brûlant de flammes rouges.

La Chasseresse avait exigé, lors de la fondation de sa demeure, que le matériau utilisé ne fût guère du marbre mais du bois, tout comme le toit. Malheureusement, Zeus avait refusé, car son habitat devait refléter son statut d'Olympienne. Constructeur attitré des demeures des dieux, Héphaïstos avait reçu des plaintes de la part de sa demi-sœur, mais il n'avait voulu aller à l'encontre des ordres de Zeus. Pour la consoler, il lui avait forgée un arc spécial en acier, d'une facture aussi magnifique que celle des Cyclopes ouraniens, qu'elle portait actuellement en bandoulière sur son épaule.

La déesse s'en défit et le plaça sur son socle attitré avant de se jeter sur son lit et de méditer un bref instant. Elle dématérialisa le couteau à sa ceinture et le rangea à son tour dans sa gaine de cuir.

Elle observa ainsi, seule, le plafond décoré d'une fresque figurant ses exploits de chasse. Voilà une éternité qu'elle avait été peinte. Elle ignorait qui en était l'auteur, mais appréciait son travail et le souci du détail. Il s'était concentré sur l'alentour, l'environnement et les animaux. L'effigie de la déesse était simple, vêtue d'un chiton, armée de son arc et de ses flèches d'argent, éclairée par un croissant de lune. Artémis aimait que l'homme n'ait eu l'envie de la représenter comme une chose voluptueuse et désirable – même si la déesse ne manquait guère de beauté – qu'il fallait à tout prix posséder. Elle abhorrait viscéralement les statues qui avaient pu la représenter, car celles-ci ne lui octroyaient qu'une féminité attrayante qui l'exaspérait. Comment les mortels avaient-ils pu croire qu'ils lui faisaient honneur ainsi ? C'était là l'une des raisons pour lesquelles Aphrodite et Artémis ne s'entendaient guère particulièrement, de pas leurs divergences concernant la représentation des divinités et les pratiques du plaisir de la chair.

En se perdant dans la fresque, Artémis repensa au responsable de tous les malheurs qui sévissaient sur le mont Olympe. La première fois qu'elle avait vu le Déchu, elle s'était demandé comment un gamin de son gabarit pouvait être celui qu'Athéna s'obstinait à retrouver. Néanmoins, la vue de ses pouvoirs employés contre Zeus l'avait choquée. Le Déchu était bien un fils de Kháos, un Primordial, en la personne de cet adolescent. Puis, un mois plus tard, le destin du Déchu avait été scellé.

S'il n'avait pas usé de ses pouvoirs sur le dieu de la Guerre, Arès, peut-être que les choses se seraient déroulées autrement. Mais le destin était un concept qu'Artémis ne comprenait pas toujours. Rien n'était le fruit du hasard : tous les chemins empruntés, divergeant les uns des autres, aboutissaient à un même point final. Ainsi, si le Déchu ne s'en était guère pris à Arès, il aurait agi autrement mais qui aurait finalement amené au même point : l'attaque d'Apollon.

Artémis se souvint du bref dialogue qu'elle avait eu avec son frère jumeau. Cependant, elle connaissait ce vice du mensonge niché en Apollon, qui en rajoutait volontiers des tonnes pour que la cause prît son parti. Le Déchu l'aurait délibérément attaqué pour son bon plaisir. La vérité était tout autre, même si Artémis l'ignorait.

En tout état de cause, les conséquences étaient bien là. Le Conseil avait une nouvelle fois été assemblé, et les Olympiens avaient jugé par contumace le Déchu et l'avaient condamné à la peine capitale. Sa mise à mort devait être orchestrée sans plus tarder.

Artémis repensa à la déesse de la Justice. D'ordinaire impartiale, même celle-ci avait pensé que le Déchu ne devait être éliminé. Mais face à la volonté inébranlable du roi des dieux et de la grande majorité des membres du Conseil, Artémis avait suivi le mouvement général, et voté pour l'exécution.

Pourtant, elle aurait dû imposer son veto lors de l'élection d'Apollon pour la mission primordiale à venir. Le dieu de la Lumière n'aurait absolument guère été son choix pour tuer le Déchu. Il était certes puissant, mais bien trop sûr de lui. Contrairement à lui, la déesse avait perçu l'issue négative, aussi clairement que la trajectoire d'une de ses flèches qui ne rataient jamais sa cible.

Par ailleurs, l'illogisme de Zeus n'était plus à démontrer. Il avait sans doute simplement pensé que son fils, sans nul doute son préféré avant Hermès, réussirait à coup sûr. Or il avait échoué, et les choses ne s'en étaient que plus amenuisées.

Elle était venue au chevet de son frère afin de voir ce que le Déchu avait bien pu lui faire subir. Les racontars des autres divinités avaient atteint ses oreilles, mais Artémis n'avait rien vu qui aurait pu y ressembler de près ou de loin. Aucune boursouflure, aucune profonde plaie ; car Asclépios (Ξ) avait déjà agi pour redonner forme humaine à son père. Seules quelques marques étaient encore visibles sur son corps. Le cœur d'Artémis ne s'était même pas serré un peu, malgré l'état de son frère. Voilà qu'elle avait considéré comme légitimes les conséquences physiques de l'acte d'Apollon. Il était incapable de tuer un Primordial, eût-il été amnésique ou non.

Artémis s'arracha à ces souvenirs-ci pour revenir aux plus récents : Zeus, Hécate et l'éclair qui avait illuminé tout l'Olympe ; puis Héra, seule. Elle se leva prestement de son lit. La seule façon de savoir ce qui s'était vraiment passé était d'interroger la reine des dieux. Elle seule savait.

Elle scruta la montagne et la trouva dans ses appartements. Comme il lui était interdit d'y poser le pied, elle attendit patiemment que la déesse de la Famille en émergeât, en somnolant quelque peu.

Lorsque le moment fut enfin venu, elle ne sut combien de temps exactement s'était écoulé, ni même ce qu'Héra allait bien faire. Toujours est-il qu'elle sentit son aura filer à une vitesse vertigineuse vers la région montagnarde que se partageaient la Grèce et l'Albanie actuelles, l'Épire. Elle la suivit de loin, masquant sa présence par l'intermédiaire de ses pouvoirs. Pendant de longues heures, Héra et Artémis foncèrent ainsi dans les cieux de la région en tous sens, sans que la déesse de la Chasse n'eût la moindre idée de ce que cherchait la reine.

Héra posa alors pied sur le versant d'une montagne et scruta les horizons. Artémis se matérialisa derrière une falaise en hauteur, de façon à être cachée de la reine et d'avoir la possibilité de tout observer. Que cherche-t-elle donc, enfin ? Mais la réponse ne lui viendrait guère en ce jour, car Héra se dématérialisa de nouveau et rentra sur le mont Olympe, laissant une Artémis pour le moins intriguée et dubitative.

Elle n'eut d'autre choix que de retourner elle aussi sur la montagne des dieux et de patienter afin de découvrir l'étendue de l'investigation de l'épouse légitime de Zeus.

La nuit tomba ; le mont Olympe se fit silencieux. Artémis se cloîtra chez elle, décida de ne guère pratiquer la chasse nocturne qu'elle affectionnait particulièrement – elle était trop accaparée par les événements et les interrogations.

Ce ne fut que six heures avant que les chevaux solaires n'escaladent les cieux, tirant le char ancestral d'Hélios, que la vie reprit sur l'Olympe. Héra ne perdit guère une seconde et se dématérialisa de nouveau pour rejoindre le même endroit que la veille. Artémis l'avait suivie aussitôt la souveraine levée. Elle ne laisserait guère une incompréhension dévorer son esprit une journée de plus. Elle reprit une cachette similaire en hauteur, dans un angle différent, cacha sa présence et observa.

Soudain, elle perçut Zeus s'échapper d'une caverne, aussi courroucé et tempétueux qu'à son habitude. Cependant, elle sentit également derrière son énervement une profonde lassitude. Artémis n'en comprenait la raison. Elle demeura à couvert, voyant qu'Héra s'engageait à faire de même. Voilà bien longtemps que la reine des dieux ne dissimulait plus des choses à son mari.

Les temps changent, conclut Artémis.

Lorsque Zeus se dématérialisa dans une nuée d'éclairs blancs, Héra sortit de sa cachette et rejoignit l'entrée de la grotte, une Artémis aussi gracieuse et silencieuse qu'une panthère noire sur les talons.

Elle perdit de vue la reine dans la pénombre de la grotte profonde et concentra son ouïe afin de comprendre les paroles qu'elle discernait au loin. Elle reconnut alors la voix d'Hécate, faible et fatiguée, bien trop pour ressentir son aura divine. La déesse de la Magie était même blessée, semblait-il.

L'échange fut profond et étrange. Hécate suppliait, pour la première fois, que la reine des dieux la libérât, ce que celle-ci refusa. Quelqu'un d'autre s'en occuperait, affirmait-elle. Puis, Artémis ressentit une puissance plus que titanesque flambant le ciel, littéralement. Elle vit alors le tout premier Dragon Primordial de sa vie – selon sa mémoire –, aussi fort, brûlant et majestueux que le Soleil. La peur pouvait se lire dans ses yeux, et elle entendit distinctement la crainte d'Héra.

Artémis ne comprenait guère bien le spectacle auquel elle venait d'assister, mais les simples paroles de la déesse du Mariage suffirent à éclairer sa lanterne : « Ils sont de retour ! » L'Olympienne sut qu'elle venait d'assister à la renaissance des tout premiers Dragons, de la même espèce ancestrale que le Déchu. Un filet de sueur coula le long de son dos. Elle en oublia presque Héra qui s'échappait de la grotte. Elle se dématérialisa in extremis et suivit Héra qui s'exclama simplement :

— Je sais que tu es là, petite fouine !

L'intéressée se demanda en premier lieu comment la reine des dieux avait réussi à percevoir sa présence. Mais trop tard. Elle apparut devant Héra dans un rayon argenté.

— Que se passe-t-il ? demanda Artémis sans plus de cérémonie.

Héra la toisa avec hostilité, comme à son habitude. Elle haïssait tous les bâtards du grand Zeus, mais surtout la Sagittaire.

— Fais montre d'un peu plus de respect en présence de ta reine, Lêtogéneia (Ω) ! (Celle-ci ne réagit pas et Héra soupira impudemment.) As-tu assisté au passage du Dragon Primordial dans le ciel ? (Artémis se contenta de hocher la tête.) La roue tourne et les temps changent, Artémis. Le monde est de plus en plus bouleversé depuis que ce garçon est revenu. Le déséquilibre... Ce Déchu l'accroît.

— Ce n'est pas uniquement sa faute, reine Héra. Zeus lui-même est protagoniste premier de ce phénomène par la folie qui le consume. Je l'ai vu attenter à la vie de la déesse de la Magie qui se trouve en cette heure dans cette grotte. J'ai entendu votre échange.

Héra se mut dans le silence quelques secondes.

— Je sais pertinemment que ce n'est guère uniquement la faute du Déchu, êlíthia (Ω) ! éructa-t-elle. Me crois-tu sotte et naïve ? Zeus a peur de perdre son trône ! Il est accaparé par ce fils de Kháos. Il croule sous les tourments, qui ne s'étaient guère présentés depuis fort longtemps. Voilà la raison pour laquelle la folie le guette. Il est temps que la situation du passé s'impose de nouveau !

— Désirez-vous toujours tuer le Déchu ?

Héra grogna de dénégation. Tout était différent maintenant.

— Il faut prévenir ses alliés. Les prévenir qu'Hécate a été capturée par Zeus et qu'il a l'intention de s'en prendre aux autres. Apollon a même comploté avec le dieu de l'Hiver afin qu'il emprisonne Athéna et le Déchu entre ses griffes pour les livrer à Zeus alors qu'ils tenteront de sauver Éros. J'ai sondé son esprit. Mais Borée (Ξ) a échoué. Le Déchu est encore en vie, libre de tout mouvement, à l'instar d'Athéna. Je sens leur aura. Et ce Dragon que nous avons vu est une preuve supplémentaire de l'échec de Borée.

Artémis médita. Devait-elle prévenir Athéna immédiatement ? Elle n'était guère encore convaincue des bonnes valeurs de celle-ci quant au Déchu. Tandis que ce dernier... Elle s'en méfiait autant que faire se peut.

— Le seul moyen pour nous autres immortels de connaître le fin mot de cette nouvelle histoire est que le Déchu accomplisse son destin, celui déclamé par les Moires lors du Conseil en sa présence renouvelée, dit Héra avec sérieux. Ne le comprends-tu pas ?

Artémis ne répondit pas. Elle n'en savait rien. Trop de nouvelles se bousculaient en même temps. Elle était noyée dans l'incompréhension et l'incertitude.

— Je vais y réfléchir, reine Héra.

— Eh bien, quand tu auras réfléchi, préviens Athéna, et demande-lui de te dresser la situation actuelle avec le Déchu. Si tu juges nécessaire de m'en faire part, viens à moi. Je t'écouterai. Je te donnerai l'autorisation de pénétrer dans mes appartements privés et je préviendrai mon gardien pour qu'il ne tente pas de te crever les yeux.

Artémis lui assura qu'elle le ferait et se dématérialisa sans un mot d'adieu en plein cœur d'une forêt anglaise. Elle devait être seule afin de penser pleinement à tout.

Elle passa alors tout le reste de la nuit jusqu'à l'aube au sommet du plus grand chêne de la forêt. Elle se téléporta par la suite sur le mont Olympe dans ses appartements où elle prépara ses effets en vue d'une chasse nocturne. Cet exercice lui ferait le plus grand bien, à la fois pour méditer et se dégourdir les jambes. Exceptionnellement, elle se saisit de l'arc des Cyclopes ouraniens et prit pied en plein cœur de la jungle amazonienne.

En pleine nuit, l'humidité et la chaleur étaient moins suffocantes pour les mortels, mais Artémis n'en souffrait pas autant. Elle prêta l'oreille et écouta les gazouillements des oiseaux, les craquements des brindilles, les bruissements des feuilles. Fort heureusement, il n'y avait aucun homme, ce qui lui permettait ainsi de profiter pleinement de sa partie de chasse sans craindre d'être vue. De toute façon, elle pouvait dissimuler son enveloppe corporelle aux yeux des humains si la situation l'exigeait. Ses flèches, elles, seraient néanmoins parfaitement visibles.

Un perroquet ara d'un plumage bleu azur s'échappa des branches pour se poser plus loin. Artémis hésita un premier instant à l'inaugurer comme sa première proie, mais elle se ravisa finalement. Elle préférait un animal plus gros, comme un puma ou un singe hurleur.

Durant une longue heure, elle croisa des centaines d'animaux d'espèces différentes, mais aucun ne trouva grâce à ses yeux. Ceux-ci la regardaient, intrigués, mais ne fuyaient pas, comme s'ils ne sentaient aucun danger émanant de cette inconnue. Un tapir et un tamanoir vinrent même se frotter à ses jambes, avant de s'enfuir dans les broussailles. Elle se matérialisa pour rejoindre le bord du fleuve Amazone, où des piranhas vinrent la saluer en se projetant hors de l'eau. Un crocodile sortit de la boue à son passage et roula sur lui-même pour lui présenter son ventre. Avec un sourire, la déesse le flatta et le laissa retourner à son eau saumâtre.

Enfin, elle trouva sa cible. Un jaguar mélanique se prélassait à l'ombre des feuilles en hauteur, juché sur une branche. Le félin bâilla à s'en décrocher la mâchoire, feula et s'étira alors qu'Artémis s'approchait. Elle se saisit de son arc et encocha une flèche à l'empenne faite de plumes d'autruche. Le jaguar l'observa, grogna avec hostilité puis sauta sur le sol. Les deux adversaires se jaugèrent, se tournèrent autour. Le félin ne chercha guère à s'échapper puis se cacher pour prendre la déesse par surprise. Non, il continua à feuler en montrant les crocs, les muscles de ses pattes tremblant frénétiquement.

Puis, sans prévenir, il fuit entre les fougères, aussi vite qu'il le put. Néanmoins, il ne fit guère plus de dix mètres : une flèche s'enfonça dans son flanc et il bascula. La déesse ne manquait jamais sa cible ! Elle vint à lui et retira le trait. L'animal soufflait de tristesse et de douleur. Artémis posa sa main sur ses yeux et chanta une prière en grec ancien pour l'âme de l'animal. Saisissant son couteau, elle mit fin à sa peine en lui enfonçant la lame dans le cœur.

Eucharistỗ, thếr (Ω).

L'âme du fauve s'échappa vers la vie éternelle.

Espèce protégée et en voie de disparition, Artémis s'évertua à trouver une femelle et un mâle dans la jungle et à leur insuffler le besoin de s'accoupler, même si la saison ne s'y prêtait pas. Elle protégerait le fœtus le temps que celui-ci vînt au monde, tel que l'exigeait son rôle de protectrice des enfantements.

Elle rentra sur le mont Olympe avec son nouveau trophée de chasse. La tête de l'animal ornerait bientôt son mur aux côtés des autres, et sa fourrure habillerait l'une de ses tenues de chasse.

Enfin, alors que l'aurore avait pris fin depuis deux heures en Grèce, elle se décida à communiquer avec Athéna par le biais de son esprit.


(suite du chapitre 3 en suivant...)

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