I - Ἔργα (partie 3)
Les dieux se tournèrent vers lui et hochèrent la tête en signe d'affirmation avec une grimace.
Athéna quitta la table et vint à lui. Elle avait troqué sa traditionnelle armure en bronze pour un ensemble du même alliage, mais agrémenté de pièces en argent et en métal. Comme toujours, elle gardait le cou, la tête, les cuisses et les bras pour faciliter ses mouvements. La prudence voulait qu'un guerrier fût protégé de pied en cap, mais Athéna était une déesse hors pair, une bretteuse trop redoutable pour craindre qu'on ne la blessât. Nul n'y était parvenu depuis bien longtemps. Daímôn non plus, après tout, ne portait jamais d'armure, pourtant moins compétent à l'épée que la déesse de la Stratégie.
— Je croyais que les sacrifices humains avaient été abolis des millénaires auparavant, commenta le fils de Chaos.
— Les Vents n'obéissent pas à ces lois, dit Pandore avec un rictus qui ne cachait en rien son aversion pour eux.
Elle n'avait jamais apprécié ou même cautionné cette tradition des sacrifices humains et sanglants envers les dieux. Sacrifier une vie pour l'offrir aux dieux... N'était-ce pas de l'ironie malsaine dans l'adoration du divin ? Les déités avaient gratifié les hommes de cette vie, alors pourquoi ces derniers avaient-ils mené cette pratique religieuse ? Ne pouvaient-ils pas laisser l'homme, la femme, voire l'enfant, vivre pleinement les heures de sa vie ? Avaient-ils oublié que seules les Moires (Ξ) possédaient le droit de décision sur l'arrêt d'une vie, en coupant le fil ? Mais plus troublant encore, pourquoi les immortels avaient autorisé les hommes à pratiquer ces sacrifices durant les premiers temps ? D'aucuns prétendaient que c'était Zeus qui avait tardivement prohibé le sacrifice humain, au profit de la libation (Ψ), des prières et des offrandes d'animaux ou de nourritures. Peut-être était-ce là le signe qu'il refusait catégoriquement qu'on pût l'assimiler à son père, feu souverain du monde, et qui n'avait pas hésité une seconde à ce que sa femme lui sacrifiât ses propres enfants pour protéger sa gouvernance... Les sacrifices humains provenaient-ils de cet instant ? Pandore n'en savait rien.
Toujours est-il qu'en dépit de la loi de Zeus, les Vents poursuivaient cette pratique, car ils considéraient le sacrifice de mortels comme le plus honorable et le plus excitant qui soit. Pour s'amuser toujours autant, ils enlevaient les mortels à l'insu de tous et ne tardaient guère à faire couler leur sang sur les autels comme s'il s'était agi de vin, d'eau ou d'huile pour une libation. Jamais ces « élus » n'étaient retrouvés.
— Cette loi a pourtant été dictée par Zeus, non ? intervint Daímôn.
— Disons que les Vents possèdent une conception différente des lois, provenant de leur liberté d'action que Père ne peut restreindre, tenta d'expliquer Athéna. Vois-les comme des tornades : on ne peut les arrêter sans qu'ils ne le décident.
Daímôn se crispa. Il ne comprenait guère comment Zeus pouvait ainsi fermer les yeux sur les actes aussi ignominieux de ses sujets. Le dernier-né de Cronos (Ξ), qui s'était pourtant fait roi vénéré et révéré de tous, n'avait décidément aucune autorité.
Zeus enchaîne les erreurs, songea le fils de Chaos. Une trahison de plus sur l'Ordre et la Justice. Il va falloir y remédier et punir tous les parjures !
— Pourquoi suis-je persuadé que de mon ère, les Vents n'avaient pas cette pleine liberté ? s'enquit-il.
Athéna ne répondit pas.
— Là n'est pas la question, coupa Héphaïstos. Tu auras tout le temps de faire valoir ton rôle et de les châtier à l'instant t. Pandore et moi chercherons les coordonnées exactes et nous vous les communiquerons à votre retour.
— C'est parfait, dit Cupidon, faisant entendre pour la première fois sa voix depuis un long moment. Nous devons nous concentrer sur Poséidon avant tout. C'est ce que Daímôn à décider. L'Eau, puis l'Air, et enfin la Terre. N'est-ce pas ?
Daímôn regarda son frère droit dans les yeux. Depuis la nuit dernière, il sentait bien que quelque chose avait changé entre eux, s'était même brisé. Depuis qu'il avait fait ce fameux rêve, ou plutôt cet étrange cauchemar, premier d'une longue série qui le tourmenterait certainement chaque nuit prochaine. Éros avait été très inquiet, non tellement pour l'état de son frère, mais surtout pour ce que ce dernier avait vu au sein du cauchemar. Il cachait quelque chose. Et Daímôn aussi. S'ils commençaient à garder jalousement leurs secrets, ils se mentiraient rapidement. La nature des dieux comme des hommes était ainsi faite.
— Oui, répondit-il d'une voix neutre. Poséidon avant tout. C'est le seul qui peut m'enseigner l'art et la maîtrise de l'Eau Originelle. Mais encore faudrait-il savoir où il se trouve exactement.
— Rien de plus facile, s'enjoua Héphaïstos.
Daímôn observa la dégaine toujours aussi peu ragoûtante du dieu de la Forge. Il n'arrivait toujours pas à croire que cet immortel bien laid, le plus bossu de tous, était marié à la plus merveilleuse, la plus belle et la plus voluptueuse femme du monde. Pourtant, il savait que ce n'était là qu'un mariage arrangé par le roi des dieux, qu'Aphrodite n'avait eu d'autre choix d'accepter. Bien sûr, la vaniteuse déesse de l'Amour ne s'était guère gênée pour collectionner aussitôt une foultitude d'amants, mortels ou non, qui ne lui rappelaient en rien son laideron d'époux. Pourquoi n'avait-elle jamais ordonné qu'on brisât son lien matrimonial avec Héphaïstos ? Peut-être qu'Héra, déesse du Mariage et mère d'Héphaïstos, l'interdisait. Ou Aphrodite ne prenait guère la peine de s'en préoccuper. Qu'elle fût mariée ou non, rien ne l'empêcherait de jouir des multiples plaisirs de la vie, notamment avec Arès !
En tout cas, l'Olympien portait ses basiques atours de forgeron. Taché de suie, maculée de graisse et d'huile, Héphaïstos avait sûrement dû travailler toute la nuit et fleurait un fort parfum de transpiration, de brûlé et de cambouis.
Un bain ne te ferait pas de mal, mon cher ami, songea un Daímôn amusé.
Ce dernier sentit un coude lui frapper les côtes et il sourit à Pandore qui lui jeta un regard amusé, sachant qu'elle avait lu dans son esprit.
Daímôn avait appris à contrôler le flux de ses pensées. Il parvenait maintenant à créer, assisté de Phulax et de Pûr, une sorte de rideau de feu qui empêchait toutes les intrusions dans sa tête. Cela lui demandait un minimum d'effort et d'attention, et il n'était alors pas rare qu'il le retirât lorsqu'il ne se sentait pas en danger – comme ici au cœur de la montagne d'Héphaïstos, entouré de tous ses alliés. Néanmoins, il notait toujours une présence qui s'immisçait en lui, ainsi que ses dragons qui l'alertaient dès lors. Et Pandore le faisait souvent.
Il reporta son attention sur Héphaïstos.
Sa barbe était longue et enduite de graisse, à l'instar de ses cheveux ébouriffés. L'immortel n'avait certes pas la dégaine d'un dieu, or Daímôn savait reconnaître en lui la puissance d'un Olympien. « Ne jamais se fier aux apparences » : c'était une leçon d'Athéna qu'il avait apprise et retenue, et qui jamais ne quittait son esprit lorsqu'il se confrontait à quelque ennemi que ce soit. Il se souvint des hématophages d'Hécate, deux magnifiques femmes qui s'étaient métamorphosées en hideuses créatures. Elles étaient l'exemple parfait que les apparences étaient toujours trompeuses.
— Tu sais où est Poséidon ? s'enquit Daímôn.
— Bien sûr ! répondit Héphaïstos. En cette période de l'année, lorsque l'été avance et que la chaleur augmente considérablement, Poséidon vit toujours au même endroit.
Il se tourna vers le planisphère géant, prit la baguette à Athéna et frappa un point en plein cœur de la Méditerranée, non loin des terres corses. Immédiatement, les coordonnées s'affichèrent, mais le nom resta inconnu, simplement afficher par trois gros points d'interrogation.
— Tu es sûr ? demanda Athéna. Tu sais que son palais change tout le temps de lieu selon les années.
— Oui, je sais, répliqua Héphaïstos. Mais j'ai calculé la trajectoire de la plaque qui transporte le palais et la cité, et l'équation me ramène directement à cet endroit précis. Tu veux peut-être refaire les calculs ?
Athéna sourit et hocha la tête de dénégation. L'esprit très mathématique d'Héphaïstos ne se trompait jamais. Elle lui faisait parfaitement confiance.
— La distance est importante ? craignit Daímôn.
— Non, nous sommes ici.
Le dieu-Forgeron frappa cette fois-ci à l'est de la chaîne alpine, non loin de Turin.
— Il me faudra quelques heures pour y aller, conclut Daímôn. Même à dos de dragon. Si le vent nous est favorable, un peu plus d'une heure et demie sera nécessaire.
— Alors, hâte-toi d'y aller. Dans environ quatre heures, le palais et la cité se déplaceront instantanément, et ce, à l'autre bout du monde, sûrement dans le Pacifique. Il nous faudra alors tout recommencer. Mais je compte sur Phúlax pour filer aussi vite que possible.
— Pourquoi pas Pûr ? s'interrogea Pandore.
— Veux-tu vraiment que le Dragon du Feu rejoigne le dieu des Mers ? L'Eau et le Feu sont les Éléments opposés par nature, ma chérie.
Pandore se mordit la lèvre. Daímôn serait affaibli par l'absence de Pûr. Elle ignorait par ailleurs que par le passé, Pûr et Poséidon s'était affrontés dans l'ancêtre d'Athènes. Il valait mieux éviter de raviver des souvenirs aussi dangereux dans la mémoire de Poséidon.
— Fort bien, dit Éros. Daímôn et moi nous y rendrons le plus rapidement possible. Athéna, fais ce que tu as à faire, et rejoins-nous le plus vite possible.
— Tu ne veux toujours pas nous dire où tu as l'intention de te rendre ? intervint Daímôn avec insistance.
Il abhorrait l'idée d'être séparé de son bouclier. Elle ne l'avait jamais laissé aller loin d'elle. Il n'était pas vraiment rassuré. Elle était la seule à être capable d'arrêter ses élans de folie momentanée – pour le moment... Éros le pourrait peut-être, mais ce n'était pas la même complicité que Daímôn partageait avec la déesse grecque de la Guerre. Il espérait simplement qu'elle reviendrait à lui le plus vite possible.
— Nous nous retrouverons rapidement, Daímôn, dit Athéna avec un sourire. Je puis te le jurer !
Il la toisa droit dans ses iris pers et y lut la sincérité. Athéna ne lui mentait jamais, ne le trahirait jamais. C'était une évidence, née de tous leurs moments passés ensemble depuis qu'il s'était extirpé du nexus.
— Et si ton plan ne marche pas ? s'interrogea tout de même Héphaïstos.
— Il marchera, c'est certain ! Poséidon ne pourra refuser si elle m'accompagne jusqu'à lui.
— « Elle » ?
— Vous verrez.
Daímôn haïssait véritablement les secrets et les mystères. Mais si Athéna jugeait mieux de ne pas avouer certaines choses dans l'immédiat, alors c'est qu'il devait en être ainsi. Après tout, elle était la Maîtresse de la Prévoyance. Elle ne laissait jamais rien au hasard et ne se trompait jamais – ou très peu...
— Durant ce temps, et comme convenu, une fois que nous aurons localisé le palais où se tiendra le Festival des Quatre Vents, Pandore et moi nous attèlerons à définir les zones où tu pourras trouver tous les autres dieux dont tu as besoin, dit Héphaïstos au dieu des Dragons. Et nous continuerons notre projet.
Encore un mystère. Que pouvaient bien tramer le père et sa fille ? Daímôn n'en avait strictement aucune idée, comme tous les autres, mais Pandore avait affirmé que s'ils y parvenaient – et l'échec était d'ailleurs inenvisageable –, le Primordial n'en sortirait que plus fort. Son esprit ne devait se focaliser que sur les tâches que lui seul pouvait accomplir. Mais Daímôn était d'un naturel curieux, et imaginait mille et une choses qu'Héphaïstos pouvait créer pour lui.
— Très bien, conclut Pandore. Nous savons tous ce que nous avons à faire désormais. Revenez le plus rapidement ici une fois votre tâche accomplie. Peut-être aurons-nous fini d'ici là.
— Ne nous emballons pas trop, bredouilla Héphaïstos. Rien n'est...
Le dieu de la Forge se tut sous l'expression sévère de sa fille. Il déglutit, sourit et se ravisa :
— Nous verrons bien.
Daímôn coula un regard interrogateur vers Pandore, mais celle-ci ne prit pas la peine de le regarder. Elle se dirigea plutôt vers l'un des nombreux établis et piocha une fine dague à la poignée lustrée d'or. Elle toucha la pointe et appuya, suffisamment pour que son sang – de l'eau parfaitement cristalline – coulât le long de son index.
Le fils de Kháos devait bien s'avouer que Pandore avait pris de l'assurance depuis la première fois qu'il l'avait rencontrée, sans vraiment en saisir la raison.
— Papa, s'engagea-t-elle, Daímôn m'a fait part de son envie d'emporter une dague avec lui. Tu n'y vois pas d'objection ?
Le père hocha la tête. L'assurance de sa fille le laissait coi. Depuis quand est-elle de nouveau comme ça ? pensa-t-il. Jamais je ne l'avais vue aussi confiante depuis... Il ne s'en souvenait plus. Depuis la jarre, sans doute...
Pandore lança alors précisément la dague à Daímôn qui la cueillit par la poignée d'une main experte. Il la soupesa, testa l'équilibre et la finesse de la lame. Elle était parfaite, et le fin manche épousait parfaitement sa paume. Il sourit et la plaça dans une poche de l'étui en cuir où la Lame du Dragon reposait, qu'Héphaïstos lui avait façonné.
— Bon, commença-t-il, eh bien je pense que nous sommes tous prêts à partir sans plus tarder.
Éros s'envola aussitôt, alla prendre son arc et son carquois posés contre la table centrale qu'il mit en bandoulière et vint aux côtés de son frère. Héphaïstos et Pandore leur souhaitèrent bonne fortune.
— On se retrouve chez Poséidon, dit Athéna aux deux Primordiaux. D'ici là, soyez très prudents, car...
Alors le rugissement éclata à l'extérieur, coupant la chique à l'Olympienne.
Le visage de Daímôn se décomposa et, sans perdre une seconde, il s'en fut à l'extérieur, l'appel de ses dragons faisant toujours vibrer ses tympans.
(suite du chapitre 1 en suivant...)
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